Le compte est bon

Au moment où la presse papier est en crise partout dans le monde, le premier quotidienespagnol se porte comme un charme. Enquête.

Publié le 17 janvier 2006 Lecture : 4 minutes.

Grupo Prisa, éditeur du quotidien El País, s’apprête à porter sa part dans le capital du quotidien français Le Monde de 18 %, acquise le 27 octobre dernier, à 40 %. L’opération, actuellement en cours de négociation, devrait être finalisée dans le courant de 2006. Premier groupe de médias en Espagne (voir encadré), Prisa a affiché, en 2004, des bénéfices estimés à 103 millions d’euros, dont 80 millions réalisés par son fleuron, El País, premier tirage des quotidiens nationaux espagnols et de la presse internationale hispanique.
Alors que la presse papier est en crise partout dans le monde, El País a été, en 2004, l’un des rares en Occident – sinon le seul – à avoir gagné de l’argent. Le Monde, par exemple, a perdu, au cours de la même année, quelque 44 millions d’euros, et ses pertes pourraient dépasser, fin 2005, le cap des 50 millions. Les bons résultats d’El País sont d’autant plus méritoires que le taux de pénétration de la presse écrite en Espagne se situe au-dessous de la moyenne européenne : 103 ä, contre 400 ä en Allemagne et en Angleterre. « Nous publions certes un bon journal, mais la qualité éditoriale ne suffit pas à expliquer l’excellente santé de notre entreprise, concède Miguel Angel Bastenier, sous-directeur des relations internationales. D’une façon générale, les crises frappent d’abord la France et l’Angleterre. Elles n’arrivent en Espagne qu’avec quelques années de retard. » Traduction : la péninsule Ibérique n’échappera pas à la crise de la presse papier.
Avec près de 500 000 exemplaires imprimés chaque jour, El País continue de réaliser les plus gros tirages de la presse quotidienne espagnole, loin devant El Mundo (centre-droit, 310 000), ABC (droite monarchique, 275 000), La Vanguardia (libéral, 200 000) et La Razón (conservateur, 120 000). Sans parler des cinq quotidiens sportifs dont les tirages varient entre 200 000 et 300 000 exemplaires. Sous le règne de Franco, la publication des journaux nécessitait des autorisations préalables qui n’étaient délivrées qu’aux fervents partisans du dictateur. Aussi les promoteurs d’El País ont-ils dû attendre la mort du Caudillo, le 20 novembre 1975, et l’abandon de cette réglementation liberticide pour pouvoir lancer leur journal. « Le pays que nous voulons », titrait l’éditorial du premier numéro, paru le 4 mai 1976, sous la signature du directeur de l’époque, Juan Luis Cebrián, aujourd’hui conseiller délégué de Prisa.
L’avènement de la démocratie et la restauration de la liberté d’expression, conjugués à une forte croissance économique, ont permis au nouveau journal d’accroître rapidement ses tirages et d’élargir son audience, notamment le week-end (800 000 exemplaires), où il paraît accompagné de plusieurs suppléments et d’un magazine.
Le journal publie, outre l’édition nationale, cinq éditions régionales : madrilène, catalane, basque, valencienne et andalouse. Une autre en anglais. Mais aussi des éditions spéciales dans les pays où existe un important lectorat hispanique, notamment en Argentine et au Mexique, où El País possède des filiales (avec rédactions, imprimeries, régies de distribution et de publicité…), mais aussi en Allemagne, en Italie et en Belgique.
Comment les confrères espagnols ont-ils pu passer aussi rapidement d’une presse contrôlée à une presse libre ? Réponse de Bastenier : « Sous le franquisme, les journaux étaient sous contrôle, mais pas totalement inféodés au pouvoir. Nous pouvions, par exemple, prôner la démocratie partout dans le monde, mais pas en Espagne. C’était ridicule, mais cela nous permettait de maintenir un minimum de professionnalisme. On pouvait aussi faire des analyses marxistes-léninistes, mais sans mettre en question les fondements du régime. J’étais moi-même maoïste, et j’écrivais à peu près n’importe quoi. Peu de journaux ont été lancés après la mort de Franco. Ceux qui existaient auparavant ont dû seulement s’adapter à la nouvelle donne. » En réalité, El País, qui, contrairement à ses aînés, n’a jamais couvert d’éloges le dictateur, s’est imposé en se mettant en phase avec les évolutions de la société espagnole, notamment en défendant le divorce, les droits des femmes, l’avortement, la laïcité, la tolérance ou, tout récemment, le mariage entre homosexuels.
Bien qu’à l’avant-garde du débat intellectuel et social dans le pays, El País lui-même n’a pas beaucoup changé en trente ans. Journal de centre-gauche, selon certains, de « centre-centre », selon d’autres – « Si El País était un journal de gauche, je serais moi-même l’archevêque de Bilbao », ironise Bastenier -, il est resté fidèle à son format tabloïd initial. Sa maquette sobre, à l’anglo-saxonne, à mi-chemin entre le New York Times et Le Monde, a peu changé. C’est à peine si les caractères sont un peu plus lisibles et les colonnes moins serrées. La couleur y a fait son apparition il y a quelques années seulement.
Est-ce pour accélérer la modernisation du journal que son fondateur et patron, Jesús de Polanco, a décidé de nommer à sa tête un homme de 42 ans, Javier Moreno Barbe, qui remplacera prochainement son actuel directeur, Jesús Ceberio ? On pourrait le penser. Diplômé de chimie de l’Université de Valence, Javier Moreno Barbe a fait des études de journalisme à l’Université autonome de Madrid et obtenu le mastère de journalisme de l’école d’El País, avant d’entrer dans le groupe en 1992 et d’assurer, depuis 2003, la direction de son quotidien économique, Cinco Días. Sa récente nomination à la tête du quotidien a été décidée dans le cadre de la politique de rajeunissement des dirigeants des principales filiales du groupe Prisa. Rien que de très normal dans un pays en mouvement qui a porté au pouvoir un homme de 45 ans, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero.

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