Hommage à Babacar Touré, vétéran des médias indépendants au Sénégal
Décédé à 69 ans, Babacar Touré, fondateur du Groupe Sud et ancien président du CNRA, était l’un des principaux pionniers des médias indépendants au Sénégal. Son confrère Pape Samba Kane, qui a longtemps cheminé à ses côtés, lui rend un dernier hommage.
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Pape Samba Kane
Journaliste et écrivain, membre fondateur de l’hebdomadaire satirique Le Cafard Libéré, Pape Samba Kane a fondé et dirigé plusieurs quotidiens sénégalais depuis les années 1980.
Publié le 28 juillet 2020 Lecture : 5 minutes.
L’éloge funèbre comporte des difficultés dont la plus ardue est de ne pas se laisser aller à parler de soi autant, sinon plus, que du défunt. Or évoquer la mémoire de Babacar Touré, journaliste et patron de presse, c’est à la fois revisiter le parcours de celui qui fut un ami durant ces vingt dernières années, un confrère respecté et estimé depuis quarante ans et le protagoniste d’une odyssée à laquelle j’ai moi-même participé : celle de la création de médias indépendants dans le Sénégal des années 1980.
Babacar Touré fut en effet le fondateur du groupe Sud Communication, qui a joué un rôle central, avec d’autres organes de presse, dans l’approfondissement de la démocratie au Sénégal. Sud Hebdo, s’il ne fut pas le premier titre lancé par « BT » et ses amis, a en tout cas fait office de navire amiral lors des premières batailles – toujours décisives – que menèrent les animateurs de cette presse émergente et plurielle du milieu des années 1980, jusque vers le milieu des années 1990. Une période qu’au Sénégal on qualifiait d’ »années de braise ».
Le pays, alors présidé par le socialiste Abdou Diouf, et qui n’avait jamais connu d’alternance politique, vit alors émerger quelques titres emblématiques du combat pour les libertés politiques et civiques, à commencer par la liberté de la presse. Par ordre d’apparition : Le Cafard Libéré (un hebdomadaire satirique dont je fus l’un des cofondateurs), Sud Hebdo (où officiait Babacar Touré), Walfadjri (dans son format tabloïd) et Le Témoin. Ces quatre hebdomadaires, surnommés à l’époque « Les Quatre Mousquetaires », gagnèrent d’âpres combats, de concert ou chacun de leur côté, selon leur ligne éditoriale, leurs ambitions, leurs moyens respectifs…
Parti de presque rien
Mais toujours – en dépit d’une concurrence parfois rude – ils surent rester solidaires dès lors qu’il s’agissait de protéger la profession, les entreprises de presse, les journalistes.. Comme le rappelle Babacar Touré dans une vidéo qui circule depuis quelques jours, tirée d’une intervention devant de jeunes journalistes juste après qu’il a quitté la présidence du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), la concurrence est nécessaire « quand elle est saine et salutaire ». C’est suivant ce principe que le groupe Sud, parti de presque rien, s’est rapidement hissé au rang de plus puissante entreprise de presse du Sénégal.
Avant cela, Babacar Touré avait dû prendre ses responsabilités. En 1985, à la tête d’un groupe de jeunes journalistes qui se sentaient à l’étroit dans le carcan du quotidien national Le Soleil, média d’Etat par excellence, où les salaires tombent à chaque fin de mois et où la sécurité de l’emploi est garantie, BT décide d’abandonner cette quasi-sinécure pour se lancer dans ce qui, alors, relevait d’une véritable aventure : la presse indépendante.
À l’époque, celle-ci n’est qu’embryonnaire. Outre les médias d’État et quelques feuilles semi-clandestines d’obédience politique, divers titres paraissaient puis disparaissaient, toujours aux mains de francs tireurs issus de tous les milieux imaginables… sauf celui des journalistes.
Démocraties bancales
Une génération de jeunes journalistes issus – comme Babacar – du Cesti (Centre d’études des sciences et techniques de l’information) de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) sont alors attirés par les espaces de liberté défrichés par leurs aînés mais insuffisamment ou mal exploités à leurs yeux. L’arrivée de la gauche au pouvoir en France, en 1981, a conduit une génération d’Africains à exprimer ouvertement leur aspiration au changement. Tout cela aboutira au fameux sommet de La Baule et aux Conférences nationales, lesquelles accoucheront au forceps de démocraties bancales en Afrique.
En quittant Le Soleil, des rêves pleins la tête, avec Ndiaga Sylla, Ibrahima Fall, Sidy Gaye et quelques autres dont les noms sont restés gravés dans le livre d’histoire des médias indépendants, Babacar Touré savait, comme ses compagnons, que rien n’était gagné d’avance et qu’il leur faudrait conquérir centimètre par centimètre la marge de manœuvre éditoriale et entrepreneuriale à laquelle ils aspiraient face à un pouvoir d’État qui ne voyait pas d’un bon œil l’émergence d’une presse crédible, libre et bientôt puissante. C’était la preuve d’un grand courage et d’un engagement sans faille pour une cause à laquelle il fallait être prêt à sacrifier à la fois confort et sécurité.
Armé de son charisme, de ses réels talents de journaliste et d’une stature intellectuelle incontestée, armé de qualités que l’on n’apprend dans aucune école et qui font les leaders, Babacar Touré pilota son navire amiral, Sud Hebdo, sans jamais lâcher la barre. Prenant les coups quand il ne pouvait les esquiver, les rendant s’il le fallait, et pas avec le dos du sabre. Durant toutes ces années, il s’est battu, en véritable « guerrier », pour asseoir la viabilité d’un groupe de presse qui pourrait lui survivre.
Radio emblématique
Sous la férule de ce capitaine d’industrie des médias, le groupe Sud a hissé haut l’étendard de la presse privée indépendante, au point – ce qui était complètement nouveau au Sénégal – de voir, à partir des années 1990, des jeunes sortis du prestigieux Cesti choisir d’y faire carrière plutôt que de courir à la RTS ou au Soleil, ces médias d’État plus sécurisants.
Après que Sud Hebdo fut devenu Sud Quotidien, suivra l’inauguration, en 1994, de la première radio privée du Sénégal : Sud FM-Sen radio. Babacar en fit un événement majeur que la mémoire collective entretient jusqu’à ce jour : parmi les invités de marque, pas moins de quatre chefs d’État et diverses personnalités d’envergure du monde économique et du fonctionnariat international.
Petites gens
À l’occasion de la célébration des 25 ans ans de cette radio emblématique, dans ce qui restera l’un des derniers éditoriaux de de cette grande plume, il consacrera la moitié de son ample papier à relater l’irruption, au milieu de ce grand cérémonial protocolaire, d’un petit groupe d’artistes et de marginaux consacrés, dépenaillés et hirsutes. Il y avait là Joe Ouakam, l’artiste éclectique, Djibril Diop Mambetty, maître-cinéaste, tous deux amis des « petites gens » vivant dans les marges de Dakar, ou encore le peintre Ibou Diouf et quelques autres figures de l’underground dakarois.
Suivront, pour parachever son œuvre, la LCA, projet de chaîne de télévision qui restera embryonnaire, puis la belle réussite que sera l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication (Issic).
La fin de l’histoire, qui verra Babacar se détacher progressivement du management au quotidien du groupe, révélera au monde des aspects de sa personnalité que sa présence dans l’espace public avait longtemps occultés. C’est son sens de l’amitié, sa disponibilité et surtout sa générosité discrète, et donc élégante.
Je ne saurai terminer cet hommage sans revenir sur sa plume aiguisée, dont la maîtrise éclate dans son tout dernier éditorial, consacré à la violence polymorphe qui caractérise la société sénégalaise. Un édito qui m’a rappelé ces lignes de Baudelaire, dans Conseils aux jeunes littérateurs : « Comme une écriture lisible sert à éclairer la pensée, et comme la pensée calme et puissante sert à écrire lisiblement ; car le temps des mauvaises écritures est passé ».
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