Cachez ce voile…

Les propos du ministre des Affaires religieuses contre le hijab, « phénomène importé », ont provoqué une vague d’indignation dans le monde arabe.

Publié le 17 janvier 2006 Lecture : 4 minutes.

Aboubaker Akhzouri, ministre tunisien des Affaires religieuses, était, jusqu’ici, un illustre inconnu, y compris dans son pays. Les propos hostiles au hijab, le voile islamique, qu’il a tenus, le 27 décembre, dans Assabah, quotidien indépendant de Tunis, n’ont rien de choquant pour la majorité de ses concitoyens. Ils s’inscrivent dans un islam de raison et de progrès défendu par l’ancien président Habib Bourguiba et par son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali. Ils ont cependant provoqué une vague d’indignation dans les journaux, chaînes satellitaires (notamment Al-Jazira et Al-Arabiya) et forums de discussion un peu partout dans le monde arabo-islamique.
La colère des lecteurs, téléspectateurs et internautes ne s’est pas portée seulement sur le ministre, mais aussi sur son pays, accusé d’être « le porte-drapeau du sécularisme, du libéralisme voire de la luxure, dans un monde, arabo-islamique agressé de toutes parts par les néocroisés, sionistes, agnostiques, scientistes et autres francs-maçons », selon les termes d’un internaute saoudien particulièrement enflammé. On fera grâce aux lecteurs des autres insultes auxquelles le ministre a eu droit dans certains médias du Maghreb et du Machreq. Mais qu’a-t-il dit de si scandaleux ?
« Le hijab est un phénomène importé. Nous le considérons comme un habit sectaire, dissonant et étranger à nos traditions. Or nous rejetons toute forme de sectarisme », a déclaré Akhzouri. Avant d’ajouter : « Nous refusons aussi le port de la horka blanche [habit que portent les hommes dans les pays du Golfe] et la barbe anormale qui souligne une appartenance bien déterminée », en allusion aux longues barbes hirsutes qu’arborent généralement les islamistes.
Dans sa guerre contre le hijab et la horka, le ministre ne s’est pas contenté d’appeler les Tunisiens à respecter leurs traditions vestimentaires – pourquoi ne porteraient-ils pas, par exemple, la jebba et le sefsari, habits respectifs des Tunisois et des Tunisoises ? – et à suivre « leur » propre islam, qui concilie authenticité et modernité, religion et raison, préservation de l’identité et ouverture à l’autre… Il a stigmatisé aussi « l’influence du Machreq » sur le comportement religieux de certains de ses compatriotes. Cette influence est colportée, selon lui, par les journaux et les chaînes satellitaires, qui reprennent souvent les fatwas (édits religieux) édictées par les cheikhs de l’université d’Al-Azhar au Caire, dont l’ouverture d’esprit est loin d’être la vertu majeure, « alors qu’en Tunisie nous avons l’une des plus importantes écoles de fiqh [droit islamique] dans le monde islamique, celle de la mosquée Ezzitouna [de Tunis] ».
Ezzitouna est l’une des plus anciennes universités du monde. Fondée il y a plus de treize siècles, elle a été démantelée au lendemain de l’indépendance par Bourguiba, qui voyait en elle un foyer de résistance à ses desseins réformistes, avant d’être réhabilitée par Ben Ali, qui l’a réformée et transformée en université moderne. Elle est aujourd’hui un foyer de pensée islamique rationaliste et ouvert à la modernité occidentale.
Cependant, le ministre a beau nier le retour en force du hijab, qui avait presque complètement disparu des villes tunisiennes au début des années 1990, au plus fort de la répression du mouvement islamiste Ennahdha, et soutenir qu’au contraire cette vague est « en nette régression », grâce notamment à « l’esprit éclairé » diffusé par les structures de l’État, on peut aisément constater un accroissement du nombre de femmes voilées dans la rue et les lieux publics. C’est peut-être la raison qui l’a poussé à relancer la guerre contre le voile.
Malgré les efforts de l’État pour combattre le fondamentalisme religieux, assécher ses sources, réduire la pauvreté qui en fait souvent le lit, assurer un contrôle strict des 4 000 mosquées que compte le pays, encadrer les imams et harmoniser les contenus de leurs prêches, intégrer les kouttab (écoles coraniques) dans le système éducatif national, purger les programmes d’enseignement des scories obscurantistes, encourager l’esprit rationaliste, bref, « tunisifier » la pratique de l’islam, force est de constater que nombre de Tunisiens continuent de suivre les prêches des prédicateurs extrémistes d’Égypte, d’Arabie saoudite et d’ailleurs. De même que beaucoup de Tunisiennes choisissent de porter le hijab, à la manière de leurs soeurs du Machreq, alors que les autorités veillent au grain, appliquant scrupuleusement la fameuse circulaire n° 108 de 1981 qui interdit le port d’allibas al-taifi (l’« habit sectaire ») dans les écoles et les lieux publics.
Par-delà les réactions passionnées qu’elles ont suscitées parmi les tenants d’un islam rigoriste, les déclarations du ministre des Affaires religieuses ont donc eu pour conséquence tout à fait inattendue de remettre à l’ordre du jour une question que la plupart des Tunisiens ont cru réglée depuis longtemps et qui revient, par un effet de boomerang – ou par une sorte de contagion régionale -, sur les devants de l’actualité… nationale. Elles ont aussi donné l’occasion à Rached Ghannouchi, leader du mouvement islamiste Ennahdha (non reconnu), exilé à Londres depuis une quinzaine d’années, de se rappeler au souvenir de ses compatriotes. Dans un communiqué en date du 29 décembre, celui-ci a réitéré l’attachement de son mouvement au hijab, comme « un des attributs de la femme musulmane », et stigmatisé le régime qui, à travers l’interdiction du voile islamique dans les espaces publics s’attaque, selon ses termes, « aux principes de la démocratie, aux libertés individuelles et collectives et aux fondements de la personnalité arabo-musulmane ».
Curieux retournement de situation – et de sens : le hijab, longtemps considéré comme le symbole de l’enfermement de la femme et de la dégradation de sa condition sociale – c’est, en tout cas, la thèse souvent défendue par les forces libérales et progressistes dans le monde arabe -, est en passe de devenir le signe de sa… libération.

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