« Une ardente obligation »…

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Nul ne sait si la Turquie sera un jour admise au sein de l’Union européenne, mais celle-ci lui a déjà rendu un inestimable service : elle lui a demandé de procéder à une grande toilette de ses dispositions constitutionnelles et législatives, ainsi que de ses pratiques judiciaires, pour les laver de ce qui sépare encore la Turquie d’un État démocratique.
Les Européens ont fait de cette exigence la condition nécessaire, et peut-être pas suffisante, de l’acceptation de la candidature turque.

Pays musulman de 70 millions d’habitants situé aux confins de l’Europe, la Turquie moderne a été dotée, au début du XXe siècle, par son leader de l’époque, Mustapha Kemal, dit Atatürk, d’une Constitution laïque. Mais, jusqu’à la fin de 2002, les militaires y ont dominé la vie politique ; les minorités et les femmes n’étaient pas adéquatement protégées contre les abus et, en un mot comme en mille, le pays n’était pas encore une authentique démocratie.
Fin 2003, il ne l’est toujours pas, car le passage à la démocratie est un mouvement qui prend des années, pas une ligne qu’on franchit en une journée.
Mais, gouvernée depuis un an par un parti constitué d’ex-islamistes convertis à la démocratie, la Turquie a confirmé sa volonté d’entrer dans l’Union européenne et a accepté de donner les gages que les Européens lui demandaient.
Au cours des douze mois écoulés, ses législateurs ont fait le ménage. La tâche, timidement commencée par leurs prédécesseurs, n’est pas encore tout à fait achevée, mais ce qui a été accompli est considérable : une révolution constitutionnelle et juridique. Jugez-en :
– la minorité kurde – 10 millions de personnes ! -, opprimée et réprimée pendant des décennies, s’est vu reconnaître par la Constitution la plupart des droits que ses militants réclamaient, au prix de leur liberté et, parfois, de leur vie. La langue kurde acquiert droit de cité, avec journaux, radios et présence à la télévision ;
– le code civil a été réformé pour donner à la femme des droits nouveaux qui la mettent enfin à égalité avec l’homme (qui partage désormais avec elle son statut de chef de famille). Le nouveau régime matrimonial offre aux femmes plus de garanties, et l’âge minimum du mariage est porté à 18 ans, pour les garçons comme pour les filles ;
– pour lutter contre la torture, une loi en rend comptables, sur leurs biens, les fonctionnaires qui la pratiqueraient, et les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme leur sont applicables ;
– la garde à vue est strictement réglementée ;
– la dissolution des partis est rendue beaucoup plus difficile, ainsi que la suspension d’un journal ; les associations et fondations sont mieux protégées, ainsi que leurs membres ;
– la peine de mort est abolie en temps de paix ; à l’inverse, les « crimes d’honneur », dont les auteurs bénéficiaient de circonstances atténuantes, voire d’une impunité, seront sévèrement réprimés ;
– plus important encore, et plus difficile à réaliser : le rôle et les privilèges de l’armée turque, l’influence de sa hiérarchie sur les grandes décisions politiques, sont ramenés à la norme des pays démocratiques : c’est ainsi que le redoutable Conseil national de sécurité (MGK), qui s’était arrogé le rôle d’arbitre suprême de la vie politique, faisant et défaisant les gouvernements à sa guise, ne sera plus que consultatif et les militaires n’y seront plus majoritaires ;
– les tribunaux militaires n’auront plus compétence pour juger des civils en temps de paix.

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Je n’ai énuméré ci-dessus que les réformes principales et, d’ailleurs, la Turquie n’est qu’à mi-parcours de sa « mise à niveau démocratique » : il lui faut traduire dans la pratique les réformes réalisées ; il faut que l’État et la société tout entière s’en imprègnent, les fassent leurs, s’habituent à vivre avec et apprennent à ne plus pouvoir vivre sans.
Les Turcs, et le monde qui les observe, savent que cela prendra quelques années.

Cela dit, le difficile exercice auquel se sont livrés l’État et la société turcs est d’ores et déjà payant. Pour le réussir, il faut du courage et de la persévérance. Mais, lorsqu’on a fait l’effort sur soi-même pour l’accomplir, on sait qu’on a franchi une étape substantielle et décisive vers la démocratie.
Qu’elle entre ou non dans l’Union européenne, que son admission, si elle se fait, intervienne dans cinq ans ou dans dix, la Turquie aura gagné, grâce à ses propres efforts – et aux exigences européennes -, son ticket d’entrée dans un autre club, tout aussi prestigieux et difficile d’accès : celui des nations démocratiques.

Je vous ai relaté son cheminement pour l’intérêt exceptionnel qu’il représente, mais aussi pour interpeller les pays du Maghreb central – Tunisie, Algérie et Maroc : vous êtes en phase prédémocratique et au même niveau de développement que la Turquie. Vous n’êtes certes pas candidats à l’entrée dans l’Union européenne et n’y êtes pas admissibles. Bien.
Mais vous êtes les voisins de l’Europe démocratique, séparés d’elle seulement par un « lac salé » ; vous êtes associés à elle et, d’une certaine manière, ses satellites économiques, fascinés par son évolution et sa prospérité.
Qu’attendez-vous donc pour suivre l’exemple de la Turquie, pour emprunter, comme elle, à marche forcée, le chemin qui mène à la démocratie ?
Il suffit que vos dirigeants politiques le veuillent vraiment et fassent un effort important sur eux-mêmes ; il leur faut procéder comme leurs homologues turcs : aménager les lois, les institutions – et les comportements -, avec la volonté de changer, de devenir véritablement démocrates en une petite dizaine d’années.
Il leur faut respecter davantage les droits de l’homme, de la femme et des minorités. Il faut bannir la torture, cesser de se ridiculiser, à ses propres yeux et aux yeux du monde, avec des affaires, à la fois marginales et graves, comme la grève de la faim de l’avocate tunisienne Radhia Nasraoui, qui vient de défrayer la chronique.
La marche vers la démocratie est une décision stratégique qu’il revient aux dirigeants de prendre et qu’ils auraient tort de reporter, car elle est au coeur des aspirations de leurs peuples en même temps qu’une exigence mondiale de ce début de siècle.

Prendre une telle décision présente des risques pour un dirigeant politique ; en assumer les conséquences dans la pratique quotidienne est difficile. Mais ne pas le faire est contre-productif pour les pouvoirs eux-mêmes, un manquement à leurs devoirs et qui les conduit à être passéistes, ringards, inaptes à guider leurs pays vers la nécessaire modernité.
Ni la Tunisie, ni l’Algérie, ni le Maroc, ni même la Turquie n’ont à prendre la décision stratégique de la démocratie pour les beaux yeux de l’Europe, ou pour être européens, ou pour faire comme les Européens.
Ils doivent le faire, sans plus tarder, comme « une ardente obligation », pour être de bien meilleurs musulmans – des hommes et des femmes du XXIe siècle.

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