Shirin Ebadi à tout prix

La récompense décernée à l’avocate iranienne se voulait un signal adressé aux acteurs de la société civile d’Iran, du monde arabo-musulman et d’ailleurs. Objectif atteint.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 4 minutes.

C’est tête nue, sans voile, que l’Iranienne Shirin Ebadi est venue chercher son prix Nobel de la paix à Oslo, le 10 décembre. Sous les yeux de la reine et du prince héritier de Norvège, mais aussi des comédiens américains Michael Douglas et Catherine Zeta-Jones, la première femme musulmane honorée par le comité Nobel a remercié les membres du jury « au nom de toutes les femmes qui se battent pour faire respecter leurs droits, pas seulement en Iran, mais dans toute la région ». Elle s’est ensuite livrée à une critique en règle de la politique étrangère américaine. « Les droits de l’homme sont enfreints […] aussi par les démocraties occidentales », a-t-elle expliqué, faisant notamment référence au sort des prisonniers de Guantánamo. Elle a poursuivi en épinglant dans une allusion transparente « certains États [qui] ont violé les principes universels et les droits de l’homme en utilisant les événements du 11 septembre et la guerre contre le terrorisme comme prétexte ». Enfin, parlant du conflit israélo-palestinien, elle s’est demandé pourquoi les dizaines de résolutions de l’ONU concernant Israël n’ont jamais été appliquées alors que celles sur l’Irak l’ont été immédiatement et avec une extrême brutalité.
Quasiment inconnue à l’étranger au moment de l’attribution du prix, le 10 octobre dernier, Shirin Ebadi suscite depuis une intense curiosité. Les premiers pas de l’avocate sur la scène politico-médiatique internationale ont été suivis avec attention par tous ceux que le choix du comité d’Oslo avait un peu déroutés. Force est de reconnaître que les jurés du Nobel ont eu le nez creux. Car la militante iranienne s’est révélée d’une étonnante habileté. Le grand danger pour elle était d’apparaître comme un gadget mis en avant par les bonnes âmes occidentales, une incarnation du combat des femmes musulmanes contre l’obscurantisme des régimes et des sociétés islamiques. Une sorte de Taslima Nasreen politiquement correcte. Shirin Ebadi n’a pas voulu rentrer dans ce jeu et risquer de se laisser récupérer. Elle a évité d’attaquer frontalement le régime iranien, et de donner des armes à ceux, notamment à Washington, qui ont juré sa perte. Elle a, au contraire, réservé ses mots les plus durs aux Américains. Les conservateurs de Téhéran, qui l’avaient rebaptisée du sobriquet de « Sharon Ebadi », vont devoir reconsidérer leurs arguments…
L’avocate iranienne a réussi à devenir une de ces voix de la conscience universelle dont le message résonne bien au-delà des frontières de son pays ou de sa cause. La récompense décernée à Ebadi se voulait un signal adressé aux acteurs de la société civile, d’Iran, du monde arabo-musulman et d’ailleurs. L’objectif est atteint. Son Nobel est aussi celui des femmes, des défenseurs des droits de l’homme, et de tous les intellectuels, juristes et réformateurs musulmans qui s’efforcent de réconcilier islam, modernité et droits de la personne. En revanche, il n’est pas certain que ce prix aura un impact décisif sur la situation intérieure iranienne. Bien sûr, il confère de facto une sorte d’immunité à l’avocate féministe. Les mollahs conservateurs, qui doivent faire face à une très forte pression internationale concernant leur programme nucléaire, ne peuvent pas se permettre d’ouvrir un second front en s’attaquant à elle. Il n’est d’ailleurs pas sûr que cela serve leurs intérêts. Car, quoi qu’on en dise, la distinction de Shirin Ebadi a surtout eu pour effet de déstabiliser un peu plus les réformateurs du président Mohamed Khatami.
Ce dernier, dont le second mandat s’achève en 2005, n’a pas pu répondre aux attentes des 70 % d’Iraniens qui ont voté en sa faveur. Son programme de « réformes graduelles », qui avait suscité d’immenses espoirs, a dû être remisé dans les cartons. Même avec l’appui du peuple, les réformateurs ont échoué à modifier le rapport de force, qui reste largement à l’avantage des conservateurs. L’image de l’ancien ministre de la Culture de Khomeiny auprès de la jeunesse s’est considérablement ternie. Khatami est devenu synonyme d’impuissance résignée. Avec Shirin Ebadi, les déçus du khatamisme se sont découvert une nouvelle idole, issue non plus du sérail de la République islamique, mais de la société civile. Du jour au lendemain, l’avocate est devenue tout à la fois symbole de résistance pacifique et référence morale. C’est bien, mais c’est insuffisant.
Le système « révolutionnaire » mis en place en 1979 ne fonctionne que grâce à la violence et à l’intimidation. Ses dogmes sont désuets, et ses slogans ne mobilisent plus personne. Sa légitimité est quasi nulle. Mais le régime est encore solide. La conjoncture pétrolière avantage les tenants de l’immobilisme. L’État, qui s’est retrouvé au bord de l’asphyxie financière dans les années 1990, a réussi à restaurer les grands équilibres en réduisant la part de la dette à moins de 8 % du PIB (contre plus de 30 % en 1994), en ramenant l’inflation à 15 % (contre des pics à plus de 50 %) et en maîtrisant le déficit. Ce ne sont ni les dissidents nobélisés, comme Sakharov ou Soljenitsyne, ni les contestataires démocrates qui ont précipité l’effondrement de l’Union soviétique, mais les ratés d’une machine économique arrivée en bout de course. Le régime des mollahs n’est sans doute pas plus réformable que l’URSS de Gorbatchev, et il est illusoire de vouloir en éliminer les travers et en préserver les acquis. Le jour où les conservateurs seront vraiment contraints à lâcher du lest et à céder sur des points essentiels, il y a fort à parier que le système dans son entier s’écroulera. Mais, pour l’instant, le fruit n’est pas mûr, et les Iraniens le savent. Même ceux qui affectent un radicalisme de façade savent qu’un dérapage conduira à l’affrontement avec les miliciens, un affrontement qui tournera immanquablement à l’avantage des durs. Le prix Nobel de Shirin Ebadi ne change rien à l’équation iranienne. Malheureusement.

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