Pour ces jeunes Marocains, l’aventure commence à Melilla

Comme Fatima, 16 ans, des milliers d’adolescents pénètrent dans l’enclave espagnole avec l’espoir de traverser la Méditerranée.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 10 minutes.

La mère de Fatima Oumala fait de la contrebande, non pas d’armes, mais de shampoings, d’eau de Cologne et de pyjamas. Elle passe la frontière entre le Maroc et Melilla, enclave espagnole située sur la côte méditerranéenne, et revient chargée d’articles qu’elle dissimule sous ses vêtements. Quand Fatima était petite, elle accompagnait parfois sa mère jusqu’à la frontière. Elle voyait la police marocaine repousser les badauds avec des bâtons, mais savait que les pots-de-vin ouvraient les barrières. En juillet, Fatima est entrée dans ce circuit clandestin à sa manière. Sans en parler à sa mère, elle est montée dans le bus qui mène à la frontière. Sur place, elle a trouvé un homme qui avait une autorisation pour entrer à Melilla. Elle a payé l’équivalent de 35 dollars (environ 30 euros) pour qu’il la conduise à l’intérieur de l’enclave en la faisant passer pour sa fille.
La belle adolescente aux grands yeux et au sourire épanoui se dit âgée de 16 ans. Elle explique avoir voulu échapper à une vie faite de labeur incessant et de conflits familiaux. Ses amies partaient vers l’Europe en famille et découvraient de nouvelles libertés. Les garçons qu’elle connaissait se rendaient clandestinement dans les capitales européennes pour y gagner de l’argent. Elle aussi voulait connaître cela. S’introduire dans la minuscule enclave espagnole lui semblait être le premier pas.
Sur place, la jeune fille s’est adressée aux policiers, qui l’ont conduite dans un centre d’accueil pour mineurs clandestins. C’est là qu’elle attend depuis trois mois, logée dans une chambre qu’elle partage avec sept autres filles dans son cas, espérant obtenir des papiers et traverser la Méditerranée pour poursuivre son voyage vers l’Espagne. De plus en plus de mineurs marocains non accompagnés pénètrent chaque année sur le territoire ibérique depuis 1998, première année de leur enregistrement systématique par les autorités. Leur nombre est passé de moins de 2 000 à plus de 4 000 en l’espace de cinq ans. Selon les travailleurs sociaux, ces jeunes voyageurs sans parents ou tuteurs légaux sont dorénavant plus souvent des filles que des garçons.
« C’est le signe d’un éclatement de la société marocaine, estime Malika Abdelaziz, directrice de la section femmes de l’Association des travailleurs immigrés marocains en Espagne. Les mécanismes traditionnels de régulation – la famille, la communauté – ne remplissent plus leur rôle comme par le passé. » Les autorités de Melilla sont débordées par cet afflux croissant de clandestins, explique Arturo Esteban Albert, l’administrateur espagnol de Melilla.
Les projets de Fatima ne sont pas sans dangers. En décidant de quitter sa famille pour rallier le territoire espagnol, elle a d’ores et déjà enfreint les conventions sociales, en plus de la loi, ce qui rendrait toute tentative de retour au Maroc très délicate. Livrées à elles-mêmes, de nombreuses gamines sans formation comme elle basculent dans la prostitution. Elles ne tardent généralement pas à découvrir la drogue et la violence.
Fatima vient de la cité côtière de Nador, située à dix minutes des postes-frontières de Melilla. Elle avait pour habitude de descendre un sentier poussiéreux envahi par des troupeaux de chèvres noires pour aller rêver sur les eaux bleues et pures de la mer Méditerranée. Son quartier, appelé Terka, est connu pour être un foyer de criminalité et de misère. Les services publics sont de plus en plus rares à mesure que l’on gravit la colline. À mi-chemin du sommet, la famille de la jeune fille a l’électricité, mais pas l’eau courante. Sa mère, Aisha Droussi, est venue s’installer ici pour travailler après avoir été abandonnée par son époux. Le quotidien de Fatima consistait à se lever tous les jours à 5 heures et à préparer un petit déjeuner à base de thé, de pain et d’huile d’olive, avant de voir sa mère disparaître jusqu’au soir. Ses journées étaient consacrées à préparer les repas, faire le pain, laver et entretenir la maison. Elle vivait selon les lois édictées par son frère aîné Mohamed : pas de maquillage, pas de vêtements à la mode, pas de sorties entre amis. Il n’hésitait pas à la battre s’il estimait qu’elle enfreignait les coutumes.
L’année dernière, Fatima et sa mère ont trouvé du travail comme femmes de chambre à bord des ferries ralliant les villes européennes d’Almería, Málaga et Marseille. Des passagers clandestins ont demandé son aide à la jeune fille pour se cacher à bord dans les placards à linge et les cabines. Ce qu’elle a accepté. Elle est soudainement devenue complice de ce trafic humain illégal entre les deux rives de la Méditerranée. Elle avait l’impression que tout le monde quittait le Maroc. Une tante a émigré vers l’Allemagne avec sa famille. Un oncle a fait le même voyage pour la France. Son petit ami a disparu brutalement pour faire un mariage blanc aux Pays-Bas.
Mais la destination la plus courue était l’Espagne. Au début des années 1990, cette dernière s’est affranchie de son passé de pays pauvre pour entrer de plain-pied dans le club huppé de l’Union européenne. Une génération entière de Marocains a grandi branchée sur les chaînes européennes de télévision du satellite, bercée par des airs de raï ou par le rythme du hip hop. Pour ces gamins, l’Espagne est apparue comme l’eldorado où une autre vie devenait possible.
Un nouveau verbe a fait son apparition dans l’arabe marocain : hareq, qui signifie « franchir clandestinement la Méditerranée à bord d’embarcations de fortune ». La racine de ce mot signifie « brûler », comme on brûle une carte d’identité pour ne plus être expulsable et tracer un trait sur son passé.
La mère de Fatima a décidé d’emmener son fils Mohamed en Espagne et de lui arranger un mariage avec une Européenne. Pour payer les 1 000 dollars nécessaires à la traversée sur une coquille de noix, elle a vendu ses bijoux en or et les meubles de son salon. Finalement, elle a fait machine arrière parce qu’elle avait peur qu’il disparaisse en mer. Elle a bien fait, car, le lendemain, les autorités espagnoles annonçaient avoir découvert cinq nouveaux cadavres sur le rivage. Ce qui portait le nombre total des victimes à vingt-trois personnes cette année. Au fil des naufrages, la liste des noyés s’allonge de jour en jour.
Comme Fatima était une fille, elle n’était pas censée partir. Son amertume est allée grandissant. À Nador, elle ne voyait que des problèmes, spécialement pour les filles. Sa rubrique préférée dans le journal, intitulée « À coeur ouvert », était celle qui offrait à pleines pages des témoignages de jeunes filles se plaignant de problèmes familiaux sans issue : travaux domestiques pénibles, violences, mariages ratés. Fatima était décidée à échapper à cette fatalité.
Un beau matin, au plus fort de l’été, quand les émigrés rentrent au pays et s’exhibent au volant de Mercedes dans les rues de Nador pour mieux étaler leur nouvelle richesse, la jeune Fatima s’est réveillée et est partie droit vers la frontière. Au dernier carrefour, elle a trouvé son passeur. En dix minutes, elle était à Melilla.
Les Espagnols et les Portugais ont occupé Melilla et une autre enclave, Ceuta, voilà cinq siècles pour se protéger contre le retour des Arabes dans la péninsule Ibérique dont ils avaient été chassés. Jusqu’en 1995, les deux enclaves étaient des trous perdus qui n’attiraient personne. Mais lorsque les frontières intérieures de l’Union européenne ont été progressivement abolies, les deux villes sont devenues une porte d’entrée sur le continent européen tout entier. Melilla, dont la population officielle est de 70 000 habitants, regorge aujourd’hui d’immigrés clandestins en mal d’avenir. Des enfants, essentiellement marocains, mais aussi des adultes en provenance d’Afghanistan, d’Algérie, d’Inde, d’Irak ou du Mali, attendant le feu vert des autorités pour passer en Espagne.
Après avoir quitté la voiture de son passeur, Fatima a erré plusieurs heures avant de se décider à accoster un jeune Marocain sur la plage. Elle lui a expliqué qu’elle venait de débarquer. Le jeune homme l’a accompagnée à un centre d’accueil. De là, elle a été conduite au poste de police. Ce qui n’était pas plus mal. La législation espagnole n’autorise pas le rapatriement des clandestins de moins de 18 ans vers le Maroc. Ils doivent être hébergés, et si leurs parents ne sont pas retrouvés au bout de neuf mois, ils ont droit à un permis de travail. Fatima a déclaré qu’elle avait 16 ans. Les autorités se sont empressées de vérifier ses déclarations en lui passant le poignet aux rayons X. Les radiographies lui ont donné environ 17 ans. Elle pouvait rester.
La Fuerte de la Purísima Concepción est un imposant fort à tourelles. Il y a quelques années, le bâtiment a été transformé en prison avant de devenir un foyer – le seul de Melilla – pour jeunes migrantes isolées. Quarante-neuf garçons vivent également en ce lieu. Cent jeunes immigrés sont répartis dans cinq autres établissements. D’autres encore vivent dans la rue, dans des ravins près de la frontière et dans des grottes au bord de la mer.
Fatima dort en haut d’un lit métallique à étages peint en rouge, dans une chambre aux fenêtres grillagées au travers desquelles les garçons jouent les voyeurs. Au mur, des affiches colorées déclinent les mots « crayon », « pomme » et « télévision » en arabe et en espagnol, non loin d’une carte de l’Union européenne. Le petit déjeuner est à 9 heures. À 10 h 30, le cours d’espagnol commence, tous âges et tous niveaux confondus.
Bien qu’un professeur passe la nuit sur place, Fatima affirme que des filles fument des cigarettes et du haschisch dans les chambres ou se saoulent au whisky à l’extérieur. Certaines gamines se battent comme des chiffonnières, l’une d’elles lui a même fait un oeil au beurre noir. Peu après son installation dans le foyer, un nouvel arrivage de garçons a eu lieu. Parmi les gamins se trouvait son jeune frère Adel. Ayant été séparés pendant de nombreuses années, le frère et la soeur n’ont quasiment aucun contact au foyer. « Je souffre tellement de ne pas avoir une vraie famille », confie Fatima.
Mais la jeune fille retrouve le sourire lorsqu’elle évoque ses projets : « Je veux avoir un vrai métier comme n’importe quelle autre fille, et je veux être libre. Je veux apprendre, je veux parler toutes les langues, espagnol, français, américain. Je veux épouser un type bien et avoir deux enfants. » Après ses trois mois de villégiature espagnole, Fatima est très différente de la fillette boulotte au teint pâle vêtue de robes brodées que l’on aperçoit sur les photos qu’elle a apportées du Maroc. Elle a minci, coupé ses cheveux, et son teint s’est hâlé au soleil. Elle porte le survêtement qu’une amie lui a prêté. Elle priait cinq fois par jour. Elle ne prie plus. Avec l’argent de poche récolté lors de petits boulots, elle s’est offert une paire de baskets rouge et bleu dernier cri. « Je ne pouvais pas m’acheter de chaussures quand j’étais à Nador », raconte-t-elle. Elle ne portait que des espadrilles en plastique et des robes usagées. Reste que vivre sans papiers est une situation précaire. Beaucoup des filles qu’elle connaît finissent par se prostituer.
Pour se rendre au centre-ville de Melilla en partant du fort, il faut marcher une heure le long de larges avenues sans trottoirs et emprunter un tunnel sombre aux parois couvertes de graffitis. L’inscription Moros revient souvent. C’est le terme péjoratif qu’utilisent certains Espagnols catholiques pour désigner les musulmans. Sur son passage, les conducteurs, moqueurs, ralentissent et la sifflent.
Dans les avenues du centre, aux allures de ville espagnole moderne, Fatima déambule bras dessus bras dessous avec une autre Marocaine fraîchement débarquée qui se prénomme Malika. Elles sont constamment sur le qui-vive et guettent toute apparition de la garde civile militaire, qui a le pouvoir d’expulser toute personne considérée comme clandestine.
Parfois, il leur arrive de goûter aux joies de la belle vie après laquelle elles ont tant couru. « Attends un moment », dit Malika en reconnaissant un véhicule au coin de la rue. Puis elle entraîne son amie : « Viens, on va faire un tour. » Le conducteur, qui est l’ancien petit ami d’une amie de Malika, met la sono à fond sur des airs de raï. Les filles montent dans la voiture. Malika ouvre le toit décapotable, et les adolescentes chantent et rient aux éclats, des mèches folles emportées par le vent. « J’adore cette vie-là », s’exclame Fatima.
Les deux amies sont de retour à la Purissima juste avant 22 h 30, à temps pour le couvre-feu. Une dizaine de garçons sont plantés dans l’ombre près de la porte. L’un deux, qui doit avoir à peine 12 ans, se retire en titubant. « Bonne nuit à tous, lance-t-il d’une voix traînante dans un espagnol mal assuré. On en a assez bavé pour aujourd’hui. » Le regard fixe et les yeux révulsés, il tombe en arrière. « Colle ou haschisch », diagnostique Fatima. Les autres garçons de la bande le remarquent à peine. La jeune fille tambourine sur l’imposante double porte en acier. Quand celle-ci s’entrouvre, elle sourit de son air doux, fait un petit signe de la main et disparaît au coeur de la forteresse.

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