Portrait d’une dissidente légaliste

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 3 minutes.

Shirin Ebadi est plutôt du genre opiniâtre. Menaces et intimidations ne l’ont jamais fait reculer. En 2000, en pleine campagne d’assassinats d’intellectuels et de journalistes proches des milieux réformateurs, son nom a même figuré sur la liste noire des personnes à abattre. Pourtant, l’avocate iranienne n’a rien de la Pasionaria révolutionnaire. C’est une mère de famille modèle à la vie rangée qui cultive la simplicité, refusant de quitter l’immeuble familial coincé au fond d’une impasse dans le quartier populaire de Youssef Abad, à Téhéran. Et si elle éprouve légitimement de la fierté pour la récompense qui lui a été décernée le 10 octobre par le jury d’Oslo alors qu’elle se trouvait par hasard à Paris, la lauréate du Nobel de la paix s’est attachée, dès son retour au pays, à se replonger dans ses dossiers. Pas question pour elle de se transformer en acteur politique, malgré l’appel pressant de bon nombre de déçus du khatamisme : sa place est dans un prétoire. Elle l’a juré, elle ne descendra jamais dans l’arène politique, elle restera un défenseur des droits de l’homme, elle continuera à jouer son rôle de « contre-pouvoir ».
Shirin Ebadi est une légaliste habitée par des convictions bien ancrées. Son credo est simple : « Il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre l’islam et les droits de l’homme, de la femme et de l’enfant. » Car, selon elle, le problème résiderait uniquement dans la lecture « à la lampe patriarcale » qui est faite par les juristes musulmans rétrogrades du Texte sacré. Les femmes iraniennes, soumises à la lapidation en cas d’adultère, éternellement mineures devant la loi, dont le témoignage en justice ne pèse que la moitié de celui d’un mâle et dont la vie ne vaut pas plus que celle du testicule gauche d’un de leurs compatriotes (dixit le qesas, la loi du talion des traditionalistes), sont avant tout victimes de l’ignorance. Pour Shirin Ebadi, le savoir peut permettre aux femmes de revenir aux textes fondamentaux et de les interpréter correctement, et, partant, d’apporter la contradiction aux rigoristes bornés. La libération passe « par une meilleure connaissance de nos droits et de notre religion, car l’islam n’est pas plus contre les femmes que contre la démocratie ».
Sur la démocratie et la répartition des pouvoirs entre laïcs et religieux, le Prix Nobel de la paix 2003 pense, à titre personnel, qu’une séparation entre État et religion serait préférable, mais croit que le dernier mot doit revenir au peuple. La Révolution iranienne n’est pas à jeter aux orties. C’est un mouvement démocratique qui a échoué, « parce que le pouvoir a fini par être confisqué par une partie du clergé », un clergé qui reste en position de force et refuse de se soumettre à la volonté du peuple. Mais la liberté d’expression est autrement plus importante qu’à l’époque du shah. C’est l’existence de cette liberté qui donne un sens au combat de Shirin Ebadi. À l’instar de l’écrasante majorité de ses concitoyens, elle pense que des avancées sont possibles sans passer par une nouvelle révolution, forcément meurtrière. Le changement peut et doit se faire pacifiquement, grâce à un mélange de mobilisation sociale et d’argumentation raisonnable. Des lois peuvent être injustes, voire révoltantes, mais les Iraniens, et d’abord les Iraniennes, n’ont pour l’instant d’autre solution que de s’y soumettre. Ainsi du port du voile : obligatoire en Iran, l’avocate s’y conforme. Mais, à l’étranger, elle choisit de ne pas le mettre : la provocation est calculée, elle ne fait que respecter la loi du pays dans lequel elle se trouve.
Le système juridique iranien, même très imparfait et très politisé, offre d’importants recours aux avocats. Les victimes peuvent être défendues et les coupables punis. Si elle n’était pas animée de cette conviction, la lauréate du Nobel de la paix n’aurait pas accepté, le 4 novembre, de défendre la famille de la photographe irano-canadienne Zahra Kazemi, battue à mort par ses geôliers pendant une garde à vue, en juin dernier. Le décès de cette journaliste, qui effectuait un reportage sur la condition carcérale en Iran, avait provoqué une vive émotion et dégradé sérieusement les relations entre Ottawa et Téhéran. L’affaire, qui met en cause de « gros poissons » du parquet et des services de renseignements, ne sera pas des plus simple à gagner. Mais Shirin Ebadi, qui admet volontiers que son prix est un « fardeau lourd à porter », ne pouvait pas décemment se dérober.

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