Le nerf de la paix

Tant que les cours étaient élevés et les fèves abondantes, les revenus du cacao contribuaient à financer le conflit. La menace d’une mauvaise récolte pourrait faciliter la réconciliation.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Sombres perspectives pour le cacao ivoirien. La récolte 2003-2004 s’annonce décevante : la campagne a commencé fin septembre, mais l’on prévoit déjà une baisse d’au moins 10 % par rapport aux 1,3 million de tonnes collectées l’an dernier. Seul le début de l’année 2004 peut encore permettre d’éviter le pire, estime un expert ivoirien : « L’année dernière, les chocolatiers se sont constitués des stocks de crainte que la crise qui a éclaté le 19 septembre 2002 ne dure. S’ils sont à nouveau demandeurs, les cours pourraient remonter et les affaires redémarrer. » Il vaudrait mieux. Privée du soutien des bailleurs de fonds internationaux depuis 1999, l’économie ivoirienne et les 600 000 planteurs que compte le pays pourraient ne pas se remettre d’une seconde année de crise.
Jusque-là, la Côte d’Ivoire a bien résisté parce que la récolte 2002-2003 a pu être « sauvée » : elle était suffisamment avancée quand ont éclaté les troubles de septembre 2002. Les circuits d’acheminement des fèves ont certes été perturbés par la multiplication de barrages sauvages, mais les plantations avaient été soigneusement entretenues tout au long de l’année. Les grandes zones cacaoyères du Sud-Ouest n’ont, quant à elles, pas été touchées, et le port de San Pedro, que la rébellion était soupçonnée de vouloir contrôler, a tenu bon.
La campagne 2003-2004 s’annonce autrement plus difficile. D’abord parce qu’elle présente un évident problème de qualité, lié à une mauvaise pluviosité. L’eau est tombée en quantité suffisante, mais trop tard : les cabosses n’ont pas mûri dans de bonnes conditions. Il est donc peu probable que « l’ambitieux programme de qualité » (censé empêcher que les fèves ivoiriennes subissent une décote de 50 F CFA par kilo), lancé en septembre dernier par le ministre d’État chargé de l’Agriculture, Amadou Gon Coulibaly, soit couronné de succès.
Si la récolte paraît mal engagée, c’est aussi parce que la main-d’oeuvre a pu faire défaut dans certaines plantations. Dans le centre et l’ouest du pays, après le 19 septembre, plusieurs dizaines de milliers de planteurs avaient fui leur exploitation, de peur d’être malmenés par des bandes armées, et trouvé refuge dans les villes. Et beaucoup sont aujourd’hui empêchés de revenir sur les terres qu’ils avaient l’habitude de travailler à la place des autochtones (des Bétés), qui s’opposent au retour de ceux qu’ils appellent « les étrangers » : des travailleurs burkinabè ou maliens, pour la plupart, mais aussi des Ivoiriens, Agnis ou Baoulés, originaires d’autres régions du pays.
Il en est ainsi dans les environs de Gagnoa, à 230 km au nord-ouest d’Abidjan. Pendant trois semaines, a rapporté début novembre l’agence d’information onusienne IRIN, plusieurs centaines de travailleurs maliens et burkinabè ont été contraints de fuir après une vague de pillages et d’incendies. Ils avaient refusé de vendre leur production aux nouvelles coopératives locales, tenues par des villageois qui espéraient ainsi obtenir de meilleurs prix. Mais le fond du problème, résume-t-on en Côte d’Ivoire, « c’est que, pour les Bétés, les allogènes sont tous des rebelles qui n’ont rien à faire ici ».
Les tensions entre autochtones et allogènes ne sont donc pas un phénomène récent. En novembre 1999, vingt mille Burkinabè avaient déjà été chassés du sud-ouest du pays. En octobre 2002, quelques semaines après le début de la rébellion, plusieurs milliers d’autres avaient dû quitter les plantations de cacao qu’ils avaient travaillées, dans la région de Duékoué, à 150 km au nord-ouest de Gagnoa. Mais cette année, elles prennent une ampleur nouvelle et risquent d’avoir de lourdes conséquences économiques : « Les Bétés possèdent les terres mais ne sont pas des planteurs, explique un homme d’affaires ivoirien. Et comme il n’y a plus personne pour s’en occuper, les fèves se perdent dans les vergers. Certains jeunes ont bien essayé de s’y mettre, mais ils n’ont pas le savoir-faire nécessaire : les cabosses qu’ils expédient sont de mauvaise qualité. » Lui estime que, « habituellement, en décembre, 300 000 à 400 000 tonnes ont déjà été envoyées vers San Pedro. Cette année, on atteint à peine les 200 000 tonnes. Près du tiers de la récolte pourrait être menacé. »
Pour ne rien arranger, des « fuites » de fèves ont été constatées. À l’Ouest, environ 15 000 tonnes de cacao ont été sorties de Côte d’Ivoire et vendues en Guinée. « L’insécurité dans l’intérieur du pays demeure le problème de fond, explique un professionnel du secteur. Certains planteurs ont donc préféré passer par la Guinée. » Avec, bien sûr, l’accord des ex-rebelles, qui ont gardé une certaine influence dans la région et qui auraient prélevé jusqu’à 100 000 F CFA par tonne. Soit environ 150 euros, quand, « toutes taxes confondues », l’État ivoirien prélève 400 euros par tonne.
Même problème dans l’Est ivoirien, entre Aboisso et Agnibélékrou. La région met chaque année sur le marché 150 000 tonnes d’un cacao réputé pour sa qualité. Mais, depuis le mois de septembre, près de 60 000 tonnes auraient été frauduleusement expédiées au Ghana. Le kilo de cacao s’y achète presque deux fois plus cher (autour de 600 F CFA le kilo) qu’en Côte d’Ivoire, où, depuis la libéralisation de la filière il y a quatre ans, le prix payé aux paysans varie au gré des cours mondiaux et souffre du niveau élevé de taxes fiscales et parafiscales. Au Ghana, c’est l’État qui contrôle tous les niveaux de la filière et fixe les prix. « L’an dernier, se souvient-on en Côte d’Ivoire, ce sont les Ghanéens qui venaient vendre leurs fèves chez nous. La contrebande existe depuis longtemps, mais, cette année, le phénomène a pris de l’ampleur. »
Difficile, pourtant, d’estimer avec précision la chute de la production. « Aujourd’hui, s’attendre à une baisse de 10 %, c’est être optimiste. On risque plutôt de perdre jusqu’à 20 % par rapport à l’année dernière », précisent des connaisseurs de la filière. Début décembre, la maison de courtage Refco, basée à New York, notait elle aussi que « les arrivages restaient peu importants ». Si bien qu’à la fin de l’année 2003 seules 470 000 tonnes auront rejoint les ports ivoiriens, contre 675 000 l’année dernière à la même époque.
Un pessimisme qui trouve de nombreux échos en Côte d’Ivoire, où le cacao représente 15 % du Produit intérieur brut, 30 % du total des exportations (1,3 milliard de dollars en 2001) et plus de 20 % des recettes fiscales de l’État : « Ces derniers mois, la France a porté la Côte d’Ivoire à bout de bras. Mais si l’on ne peut plus compter sur le cacao, c’est la catastrophe ! C’est lui qui permet au gouvernement de boucler ses fins de mois. La Côte d’Ivoire, ce n’est pas la Centrafrique : on a des grèves au moindre retard de salaires. Et si, au bout d’un mois, les fonctionnaires n’étaient toujours pas payés, ce serait l’insurrection ! » Pas de quoi rassurer l’État, qui ne survit que grâce au cacao. Entre les fèves qui ne sont pas sorties des plantations et celles qui ont frauduleusement quitté le pays, « le manque à gagner s’élève déjà à 10 milliards de F CFA, estime-t-on à Abidjan. Et si aucune solution n’est trouvée, il pourrait atteindre les 20 milliards. »
Les différentes structures qui se partagent la gestion de la filière peinent, pour le moment, à trouver une issue. L’une d’elle, le Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café et de cacao (FDPCC), a bien envisagé de verser une enveloppe de 25 milliards de F CFA aux planteurs ivoiriens (l’année dernière, 15 milliards avaient été décaissés). Le Fonds espérait ainsi compenser – en partie – la chute des cours et permettre aux paysans de s’approvisionner en intrants notamment. Mais il lui faudrait passer par les quelque huit cents coopératives recensées dans le pays dont beaucoup sont soupçonnées, d’avoir reçu des préfets des « agréments de complaisance ». Sans garantie que lesdits 25 milliards finissent bien dans la poche des producteurs, le FDPCC a préféré s’abstenir.
En attendant, les revenus des paysans continuent de diminuer. Pour financer la rentrée scolaire de leurs enfants, ils n’ont souvent eu d’autre choix que de céder leur récolte à bas prix, parfois à moins de 300 F CFA le kilo. D’autant qu’ils n’étaient pas sûrs « de pouvoir vendre leurs fèves après ». Dans l’intérieur du pays, en effet, leur convoyage est toujours aussi difficile. Prudents, les exportateurs, eux, ont choisi de former de grands convois, espérant ainsi assurer la sécurité des camions. Mais ils doivent encore payer les milices armées qui ont dressé des barrages sauvages sur les routes.
« La seule chose qui peut sauver la récolte et, avec elle, l’économie du pays, c’est le retour de la paix », conclut-on à Abidjan. Tant que les cours étaient élevés et la récolte abondante, les revenus du cacao ont participé à l’effort de guerre. Après un audit, commandé par le gouvernement ivoirien à un cabinet de consultants international et financé par l’Union européenne, certains estiment ainsi que 200 milliards de F CFA ont disparu des caisses de la filière. La moitié de cette somme au moins aurait été utilisée pour l’achat d’armes. Maintenant que les cabosses viennent à manquer, menaçant directement la survie de l’économie ivoirienne, le cacao pourrait bien devenir une bonne raison de se réconcilier.

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