Entre militaires et militants

Accusé d’indulgence envers les terroristes islamistes par une armée en embuscade et d’immobilisme par ses sympathisants, le gouvernement s’efforce de trouver une troisième voie. Bilan d’une année de changement.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Quatre bombes, 61 morts, plus de 700 blessés : à Istanbul, les 15 et 20 novembre, deux synagogues, le siège de la banque britannique HSBC et le consulat de Grande-Bretagne sont la cible de terribles attentats. Un an après sa victoire aux législatives du 3 novembre 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP), d’obédience plus ou moins islamiste, est confronté à un ennemi dont le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan répugne à prononcer le nom : el-Qaïda, qui a sans doute apporté un soutien logistique aux kamikazes turcs, et à un terrorisme qu’il s’escrime à dissocier de l’islam. Or même si la Turquie paye le prix de son alliance avec les États-Unis et Israël, et de son désir de devenir membre de l’Union européenne (UE), Erdogan entend garder le cap. C’est dire si l’ambiguïté demeure.
Au gouvernement depuis un an, l’AKP peine à se forger une identité et à trouver ses marques face à une armée acharnée à sa perte. Si ce mouvement reste traversé de nombreux courants, il le doit à sa jeunesse (il a été fondé en août 2001) et à sa composition. D’un côté, des transfuges du Parti de la juste voie (de centre droit) ou du MHP (extrême droite nationaliste), déjà intégrés au système. De l’autre, la base, divisée entre islamistes « modérés » et « purs et durs », anti-américains, partisans d’un rapprochement avec les pays frères musulmans et qui font de l’autorisation du port du türban (le voile) dans les universités et les administrations une question de principe.
Naguère réunis sous la bannière de l’islam, tous se regroupent aujourd’hui sous celle du changement. Reste à savoir lequel. Et d’abord, comment la Turquie en est arrivée là.
En 2002, exaspérée par la dégradation de son niveau de vie, par la corruption et par la paralysie d’un système dans lequel des coalitions hétéroclites tiraient à hue et à dia, la population ne savait plus à quel saint se vouer. Elle a donc choisi de voter (à 34,2 %) pour les islamistes « relookés » par Erdogan en « conservateurs de centre droit », convertis à la démocratie et au libéralisme économique, partisans de l’adhésion à l’UE.
Cette récente conversion en laisse plus d’un sceptique. Les Turcs en général sont très attachés à leur république laïque. Quant à l’« État profond » – l’armée, la haute administration et la justice -, gardien du temple kémaliste, c’est peu dire qu’il exècre le gouvernement. Résultat : l’AKP et le Premier ministre Erdogan sont encore soupçonnés d’appliquer la takiye (discipline de l’arcane). Autrement dit, d’avancer masqués. Même si leurs adversaires les plus farouches se rassurent en estimant qu’« ils ne sont pas les vrais détenteurs du pouvoir », voire leur accordent, du bout des lèvres, le bénéfice du doute.
Car, qu’on le veuille ou non, ce gouvernement peut aujourd’hui présenter un bilan qui, dans deux domaines – l’économie et les réformes démocratiques -, marque de nets progrès.
Frappée, en février 2001, par une crise qui a vu la livre turque perdre en un an 60 % de sa valeur par rapport au dollar, la Turquie revient de loin. Faillites en cascade, explosion du chômage, de l’inflation et de la dette extérieure, croissance négative (- 10 %), le pays était dans une situation comparable à celle de l’Argentine. Avant que le FMI ne lui propose un plan d’assainissement assorti d’un prêt de 16 milliards de dollars. Une aide que les nouveaux dirigeants ont su mettre à profit, renonçant à prendre des mesures socialement populaires mais peu orthodoxes en matière de discipline budgétaire.
« Ils se révèlent plus efficaces que les gouvernements précédents », estime Seyfettin Gürsel, professeur d’économie à l’université de Galatasaray et chroniqueur au quotidien Vatan. « Ils ont compris qu’un programme de stabilisation réussi est plus « payant » qu’un dérapage populiste. Depuis avril dernier, ils suivent à la lettre le plan du FMI. En outre, la Banque centrale a très bien géré la politique monétaire. Les taux d’intérêt réels sont passés de plus de 20 % à 14 %. L’inflation a décru pour se stabiliser autour de 20 % et l’on attend 5,4 % de croissance pour 2003. » À quoi s’ajoute un prêt de 8,5 milliards de dollars accordé par les États-Unis le 22 septembre en échange « d’une aide en Irak » dont la définition reste des plus vague…
Sur le plan social, la rigueur budgétaire a réduit la marge de manoeuvre du gouvernement : les salaires des fonctionnaires n’ont pu être augmentés et les investissements publics stagnent. Mais les pensions des retraités ont été revalorisées et, grâce aux programmes de la Banque mondiale, des manuels scolaires ont été distribués gratuitement dans écoles et collèges.
« Sur le plan politique, jamais un gouvernement n’avait autant rapproché la Turquie de l’Europe », constate un intellectuel kémaliste. Certes, pour Erdogan et les siens, l’adoption des normes européennes est vitale : elles leur servent de rempart contre l’armée et d’alibi pour introduire, sous couvert de liberté d’expression, des mesures favorisant la réislamisation de la société. Mais bon nombre de Turcs, confiants dans la vigilance de l’armée et du très laïque président de la République Necdet Ahmet Sezer, s’efforcent d’oublier les motifs pour apprécier les résultats.
Ainsi, un sixième train de réformes, adopté le 19 juin, a entre autres permis l’abrogation de l’article 8 de la loi antiterroriste en vertu duquel de nombreux intellectuels et leaders politiques étaient condamnés « pour propagande séparatiste » (pro-Kurdes). Le septième train de réformes, voté le 30 juillet, va plus loin : il transforme le Conseil national de sécurité (MGK), l’institution suprême où siègent les plus hauts responsables civils et militaires, et à partir duquel ces derniers exerçaient leur prééminence, en simple organe « consultatif » (voir J.A.I. nos 2216 et 2222-2223).
Mais les meilleures intentions du monde ne valent pas les actes, comme le regrette la Commission européenne dans son rapport du 5 novembre. De fait, tout le travail d’une administration aussi tatillonne qu’hostile au changement consiste à ne pas… appliquer les nouveaux textes. Exemple : pour la réforme du MGK, on prévoit 386 décrets d’application. Pis, en août, c’est encore un général (et non un civil, comme prévu) qui a été nommé secrétaire général de cette institution, l’armée obtenant de garder encore un an la maîtrise de ce poste clé. Ruses et astuces parasitent l’action du gouvernement, quand ce ne sont pas des menaces de coup d’État… voilées.
Principaux abcès de fixation : les nominations des hauts fonctionnaires, la réforme du YÖK (Conseil de l’enseignement supérieur), les révocations d’éléments islamistes prononcées par le YAS (conseil militaire suprême) et le fameux türban. Les frictions avec le chef de l’État – un juriste respecté – à ce sujet chagrinent particulièrement les Turcs. Plusieurs cérémonies officielles ont en effet été l’occasion de rebuffades pour les épouses voilées des ministres, dont la présence a été jugée indésirable tant par le président Sezer que par l’état-major.
En matière de politique étrangère, le gouvernement a péché par inexpérience, promettant une aide aux Américains en Irak avant que les députés AKP ne leur refusent l’autorisation de déployer 62 000 hommes dans le Sud-Est anatolien pour ouvrir un front nord contre Saddam (1er mars), puis votent en faveur de l’envoi de troupes turques (7 octobre), pour se rétracter le 10 novembre ! Résultat : une brouille avec l’allié américain (même si ce dernier n’est pas dupe des manoeuvres de l’armée turque, qui espérait faire porter le chapeau au gouvernement) et une exaspération de la « base » qui dénonce la conversion de ses dirigeants à une Realpolitik proaméricaine…
Accusé d’indulgence envers les terroristes islamistes par une armée en embuscade et d’immobilisme par ses sympathisants, le gouvernement, coincé entre militaires et militants, s’efforce, cahin-caha, de trouver une troisième voie.

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