Diviser pour régner

Ayant échoué à faire du pays un pôle d’influence américano-israélien, certains stratèges de la Maison Blanche prônent désormais sa partition en trois États.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Selon la plupart des observateurs de la scène irakienne, les six prochains mois seront décisifs pour l’avenir du pays et, partant, pour la stabilité du Moyen-Orient. Pourquoi six mois ? Parce qu’il y a désormais des signes évidents que l’administration Bush commence à paniquer. Après s’être jetés sur l’Irak en mars, avec l’objectif de remodeler la carte géopolitique de la région conformément aux intérêts américains et israéliens, les États-Unis cherchent désespérément aujourd’hui un moyen de se tirer de ce bourbier. Si George W. Bush veut être réélu, il lui faut absolument se sortir de l’Irak et clamer victoire bien avant la présidentielle de novembre 2004. Le coût de la guerre et l’accumulation quotidienne de morts et de blessés américains compromettent de plus en plus ses perspectives politiques. Malgré les fanfaronnades sur la volonté de s’accrocher pour « finir le travail », la tentation est de plier bagage. L’opinion américaine est mal informée sur ce qui se passe à l’étranger, mais elle commence à se rendre compte que les choses ont très mal tourné là-bas.
La semaine dernière, quand l’ancien vice-président Al Gore a officiellement apporté son appui à Howard Dean, le probable candidat du Parti démocrate à la Maison Blanche, il n’a pas hésité à déclarer que la guerre de Bush était une « erreur catastrophique ». Il a ajouté qu’il soutenait Dean parce qu’il était le seul candidat à avoir pris une position « correcte » sur la guerre en Irak. De telles déclarations ne peuvent qu’ajouter à la panique de l’administration.
Ce qui est étonnant, c’est que malgré l’échec flagrant de cette politique les responsables néoconservateurs de la guerre – au Pentagone et au cabinet du vice-président Dick Cheney – sont toujours en place. La chasse aux boucs émissaires est ouverte à Washington, mais les têtes n’ont pas commencé à tomber. Nul doute qu’elles tomberont.
La situation en Irak présente un paradoxe dangereux : la résistance armée à l’occupation a contraint Washington à annoncer un calendrier pour le transfert de souveraineté aux Irakiens et à demander l’aide des Nations unies, naguère si décriées. Les États-Unis se sont engagés à leur restituer le pouvoir en juin 2004. Ce qui signifie que l’ambitieux projet de créer un « Irak démocratique » qui serve de modèle à l’ensemble de la région a été abandonné. Ce changement de stratégie de la part des Américains doit être interprété comme une victoire de la résistance. Mais à quels Irakiens le pouvoir va-t-il être transféré ? Il semble peu probable que la résistance puisse être en mesure de combler le vide du pouvoir : elle est composée de différents groupes qui se battent pour des raisons différentes, sans direction militaire ou politique unifiée. S’il y a un commandement unifié opérant dans la clandestinité, il ne s’est pas encore manifesté.
Selon certaines rumeurs, ce serait Saddam Hussein lui-même qui dirigerait la résistance. Mais même les baasistes les plus convaincus ne croient pas que Saddam ait la moindre chance de reprendre le pouvoir. Comme le déclare une importante personnalité irakienne : « Saddam est politiquement et moralement mort. » La résistance ne se bat pas pour Saddam. Elle se bat contre l’Amérique.
Pour protéger leurs forces d’attaques meurtrières, il serait question que les États-Unis évacuent la région de Fallouja et de Ramadi. Mais une telle évacuation aurait l’inconvénient de créer une « capitale de la résistance », une enclave d’où des attaques encore plus meurtrières pourraient être lancées.
Ayant échoué à faire de l’Irak un centre d’influence américain et israélien au coeur du monde arabe – projet ridicule -, certains stratèges américains d’extrême droite proposent maintenant ce qui leur paraît la meilleure solution de remplacement : un Irak affaibli, divisé en trois communautés. C’est ce que Leslie Gelb, ancien président du Conseil des relations extérieures, a proposé dans un article titré « La solution des trois États » et publié dans le New York Times du 25 novembre.
Gelb veut créer trois mini-États – « kurde au Nord, sunnite au Centre et chiite au Sud » – dont les frontières suivraient d’aussi près que possible les lignes de partage des ethnies et des religions. Il ne cache pas que « l’idée générale est de renforcer les Kurdes et les chiites et d’affaiblir les sunnites ». L’Amérique, dit-il, doit investir le maximum d’argent dans les deux premiers, et se retirer de ce qu’on appelle le « triangle sunnite ». Sans pétrole ou sans revenus pétroliers, les « sunnites sûrs d’eux-mêmes et dominateurs » seraient obligés de modérer leurs ambitions. Il reconnaît que découper l’Irak pourrait être « une entreprise compliquée et dangereuse », mais recommande que les États-Unis financent les inévitables mouvements de population et imposent la partition par la force. Il recommande, en fait, que les États-Unis infligent à l’Irak les horreurs du « nettoyage ethnique ».
En proposant la création de trois mini-États, Gelb va plus loin que la solution fédérale, ou confédérale, que quelques « néocons » et leurs amis de la diaspora irakienne prônent depuis longtemps. Il y a beaucoup à dire sur ces projets de démantèlement de l’État irakien.
Il est important de savoir qu’ils sont avancés par tous ceux qui veulent un Irak faible plutôt que fort et, pareillement, par tous ceux qui veulent un monde arabe faible plutôt que fort. L’objectif déclaré est de « désarabiser » l’Irak pour couper court à ses ambitions panarabes, et, par contrecoup, de fragmenter le système arabe, pour l’ouvrir à la pénétration, à la manipulation et à la domination. En un mot, ceux qui militent pour une division de l’Irak en fonction de critères religieux et ethniques cherchent à affaiblir l’identité arabe et, si possible, à la faire disparaître complètement.
C’est le meilleur moyen de déstabiliser le Moyen-Orient tout entier, y compris des pays comme Israël et le Koweït, qui pourraient imaginer qu’ils ont quelque chose à gagner à un Irak affaibli et partagé. Un Irak en guerre avec lui-même et devenu un refuge pour les extrémistes de tous bords n’est sûrement de l’intérêt de personne.
De toutes les communautés d’Irak, seuls les Kurdes sont favorables à une partition ou, si ce n’est pas possible, à une solution fédérale. Le problème, comme chacun sait, est que les Kurdes ne se contenteraient pas des trois provinces où ils sont majoritaires. Ils veulent davantage. Bien que Kirkouk ait une population mixte, ils affirmeraient qu’ils en ont besoin à cause de son pétrole. De telles ambitions entraîneraient très probablement une intervention turque, ainsi que l’opposition armée des autres communautés irakiennes. De toute façon, le partage des ressources et des revenus pétroliers entre les mini-États serait un casse-tête et une inévitable cause de conflits. Autrement dit, la « solution de la partition » prônée par Gelb et d’autres néo-conservateurs pourrait semer les germes d’une guerre civile.
Les Kurdes ont deux milices importantes qui totalisent 70 000 hommes armés. Les sunnites ont une longue tradition de service dans l’armée et pourraient sans aucun doute constituer en très peu de temps une importante force de combat. Le talent dont ils ont fait preuve dans les opérations de guérilla contre une armée américaine infiniment plus puissante n’est plus à démontrer.
Les Américains ont accumulé les erreurs en Irak. La guerre a été une tromperie, fondée sur des allégations mensongères. Le remodelage de la carte du Moyen-Orient a toujours été un rêve géopolitique sans aucune base dans la réalité. La démobilisation de l’armée irakienne, apparemment sur l’insistance d’Israël, a été à l’origine des plus graves ennuis. En renvoyant chez eux 150 000 officiers sans solde, on a créé une réserve de talents et un fonds de rancoeur qui ont alimenté la résistance. Adopter la tactique israélienne de la main de fer – bouclage des villes et des villages, destruction des maisons, entraînement de forces spéciales pour assassiner les activistes – est le meilleur moyen de se faire haïr et de perdre la « bataille des coeurs et des esprits ». Menacer l’Iran et la Syrie de sanctions et pire, au lieu de chercher leur appui pour stabiliser l’Irak, est une autre erreur stratégique. Ces deux pays voisins ont des actifs considérables en Irak qu’ils n’hésiteront pas à utiliser contre les États-Unis si leurs intérêts vitaux sont menacés.
La dernière stupidité américaine est la directive, signée le 5 décembre par Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, excluant les entreprises françaises, allemandes et russes de la mise en adjudication des lucratifs contrats concernant la reconstruction. Ce n’est pas la meilleure façon d’obtenir l’aide internationale dont les États-Unis ont actuellement le plus grand besoin.
Mais de toutes les erreurs américaines, la partition serait la plus grave. Ce serait un désastre pour l’Irak et le dernier clou au cercueil de la réputation de l’Amérique dans la région.

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