Ben Ali sur tous les fronts

Visites de Colin Powell et de Jacques Chirac, sommet euro-maghrébin… Le pays a connu, du 2 au 6 décembre, une semaine incroyable. Décryptage.

Publié le 15 décembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Ce fut une semaine étonnante, rare même dans l’histoire contemporaine de la Tunisie. La ville s’était faite belle et propre, et plus rien ne devait traîner. Les drapeaux flottaient au vent en attente de très prestigieux invités. D’habitude, Tunis, malgré ses quelque deux millions d’habitants, a plutôt des airs de grande ville provinciale, tranquille et ensoleillée. Mais là, en ce lundi 1er décembre, la capitale est prête à vivre un grand moment. Demain arrive le tout-puissant secrétaire d’État américain Colin Powell, puis ce sera le tour, à partir de mercredi 3, de Jacques Chirac, le président français en grande visite d’État. Et puis ensuite encore, le premier sommet « 5+5 » entre pays riverains de la Méditerranée occidentale.
Bref, en cinq jours, la Tunisie aura accueilli, outre Colin Powell, quatre chefs d’État (Jacques Chirac, Mohammed VI, Abdelaziz Bouteflika, Mouammar Kadhafi), cinq Premiers ministres ou président du Conseil (l’Espagnol José María Aznar, l’Italien Silvio Berlusconi, le Maltais Edward Fenech-Adami, le Portugais José Manuel Durão Barroso et le Mauritanien Sghair Ould M’Bareck). Sans parler du président de la Commission européenne Romano Prodi et en ajoutant un nombre impressionnant de ministres, d’hommes d’affaires, de patrons, de journalistes. On avait rarement vu cela… Et sans que ce fût inutile, loin de là.
Retour sur une semaine particulière et tentative de décryptage.

Quels résultats tangibles ?
Colin Powell a assuré la Tunisie de l’amitié de l’allié américain et l’on a évoqué la très probable visite du président Ben Ali à Washington au cours du premier semestre 2004 (la date du 17 février circule). Tous les observateurs auront également noté les marques de soutien très appuyées de la France à la Tunisie. Y compris sur la très délicate question des droits de l’homme puisque Jacques Chirac, tout en insistant sur la valeur universelle de ces droits, aura d’une certaine manière légitimé l’approche tunisienne.
Le sommet « 5+5 » aura laissé une impression plus mitigée. On aura beaucoup bavardé sur le dialogue des cultures, en particulier Silvio Berlusconi que l’on avait connu moins ouvert aux valeurs de la civilisation musulmane. On aura mis élégamment de côté, dans la déclaration finale, les références à la démocratie. Pour le reste, on aura surtout parlé de ce qui compte pour les pays du Nord – la sécurité, l’émigration (voir encadré) -, et assez peu de ce qui compte pour ceux du Sud – c’est-à-dire les flux financiers. Mais le plus important aura été finalement d’entamer le processus et de réunir pour la première fois les chefs d’État et de gouvernement de la région dans un même lieu.

la suite après cette publicité

Une organisation remarquable
Les Tunisiens l’ont déjà prouvé (sommet de l’OUA, Coupe d’Afrique des nations…), ils savent organiser ce genre d’événement. Tout ou presque s’est déroulé comme prévu, et sous un soleil d’hiver particulièrement clément. Reste quelques bémols. Les chefs d’État ont été hébergés dans les résidences d’hôtes à Gammarth, au bord de la mer, dans la banlieue ultrachic de la capitale. Les Premiers ministres, eux, étaient logés à l’hôtel Abou-Nawas, à 20 km, dans le centre-ville, à deux pas du Palais des congrès où se tenait le sommet. Autant dire que la communication et les déplacements ne furent pas toujours faciles, en particulier pour la presse, souffre-douleur attitré de ce genre de grand-messe. Idem pour les automobilistes bloqués pendant des heures par les embouteillages provoqués par la fermeture de certaines grandes avenues.
Les plus chipoteurs auront noté la modestie des avantages procurés par le protocole. La Tunisie sait compter ses sous, mais parfois un peu trop. Les grands patrons français se rappelleront certainement avec émotion et humour le mini-bus fatigué qui les a promenés durant leur séjour. Quant à la sécurité, omniprésente (dans les hôtels, sur les lieux de la conférence, le long des rues et des avenues), elle n’a pas été étouffante. Nos amis policiers ont souvent été aimables, ils n’ont pas péché par excès de zèle, mais plutôt par excès « d’organisation ». Commentaire d’un spécialiste présent avec une délégation européenne : « Il y a trop de policiers et d’officiers de sécurité dans différentes tenues qui font la même chose. On sent qu’ils se superposent sans y gagner vraiment en efficacité…

Bonne opération pour Ben Ali
La Tunisie est apparue comme une nation organisée, en progrès. Les visiteurs ont découvert un pays propre, « tenu », où l’influence islamiste a été fortement contrariée, où le voile, comparé à la plupart des grandes villes arabes, reste une exception. Ils ont découvert un pays avec des entreprises, des villes, des touristes en nombre, une réelle croissance. Certains y sont d’ailleurs allés un peu fort, en comparant la Tunisie (2 000 dollars par an per capita) et Singapour (20 000 dollars) ou la Malaisie (3 600)…
À bien des égards, pour les Français, les Italiens ou les Espagnols, on se trouve ici dans un monde arabe idéal, proche de l’Occident, et tant pis si la démocratie n’a pas suivi le rythme de la modernisation sociale et économique. Le contexte du 11 septembre 2001 et de la lutte du « Bien contre le Mal » n’est pas pour rien dans ce raccourci. Pour beaucoup d’Européens, ce qui compte dorénavant et avant tout c’est la lutte contre l’islamisme et les réseaux terroristes.
Évidemment, le principal bénéficiaire de cette semaine assez incroyable reste le président Ben Ali. Il a imposé sans difficulté une image de chef d’État responsable et respectable, de stature internationale. Un « instrument très utile et efficace d’influence », comme disent les Français. Ben Ali est apparu comme le seul véritable « Maghrébin » des cinq du Sud. Le seul qui puisse parler tout à la fois avec les Algériens, les Marocains et les Libyens. Le seul qui puisse tenter une médiation (bien difficile) entre les Français et les Libyens. Cette « neutralité influente » fait d’ailleurs de la Tunisie l’un des rares pays à pouvoir accueillir un prochain sommet de la Ligue arabe.
Revigoré par les compliments appuyés des uns et des autres, fortement soutenu par Jacques Chirac, courtisé par les États-Unis, le président Ben Ali entame l’année 2004 en position de force. Ce n’est pas la première fois qu’une telle configuration se présente. À lui d’en profiter pour préparer l’avenir et la présidentielle de novembre 2004. À lui d’en profiter, peut-être, pour lancer la nécessaire modernisation politique du pays.

Le Maghreb en ordre totalement dispersé
Les cinq du Sud ont étalé publiquement leur mésentente. Principal point de fixation, le dialogue impossible entre le Maroc et l’Algérie. Tout ou presque a été fait pour éviter une rencontre directe entre Mohammed VI et Abdelaziz Bouteflika, et, d’une manière plus générale, tout ou presque a été fait pour éviter un sommet informel de l’Union du Maghreb arabe. Le souverain marocain est arrivé très tard dans la soirée du 4 décembre, trop tard pour assister à la rencontre informelle des cinq côté Sud au palais de Carthage, à la veille de l’ouverture du sommet. Légèrement souffrant, il n’a pu également assister au dîner officiel des « 5+5 », le lendemain soir.
Kadhafi a joué les hiérarques muets, multipliant les signes d’impatience à la séance d’ouverture officielle. « Six minutes de temps de parole, aurait-il dit, c’est très insuffisant pour tout ce que j’ai à dire. Autant me taire… » Venu en voiture (une immense limousine blanche) depuis Tripoli, accompagné d’une très nombreuse délégation (dont les fameuses amazones), le Guide aura, en tout cas, comme à son habitude, assuré le spectacle. Quant au président Mauritanien Ould Taya, dont on connaît pourtant les liens privilégiés avec la Tunisie, il n’est tout simplement pas venu.
Dans ce contexte, les cinq Européens ont eu beau jeu de demander aux cinq du Sud de trouver d’abord les moyens de s’entendre entre eux avant de venir frapper à la porte de l’Europe. Avis évidemment partagé par la plupart des hommes d’affaires de la région, qui attendent depuis des lustres une ouverture du marché inter-maghrébin…

Ce qu’attendent les « citoyens informés »,
Paradoxalement, le sommet a relancé le grand débat… sur la nécessaire ouverture politique du pays. À Tunis, tout le monde en parle, beaucoup en rêvent, certains la craignent, mais tous restent dans l’expectative. Décrypter la position de Carthage reste toujours aussi complexe. Les signes sont contradictoires. La plupart des journaux étrangers ont été distribués pendant la durée du sommet, y compris Le Monde qui pourtant n’a pas été particulièrement tendre pour le régime. Le Tout-Tunis s’est enthousiasmé pour un éditorial du Figaro, signé Charles Lambroschini (édition du vendredi 5 décembre), qui disait tout haut ce que la grande majorité des lecteurs pense tout bas : au vu de son histoire, de sa modernité unique dans le monde arabe, au vu de ses progrès sous Habib Bourguiba et sous Ben Ali, plus rien n’empêche aujourd’hui une libération de la parole et de l’expression en Tunisie.
Et, dans le domaine, il y a beaucoup à faire. La télévision officielle est à peine regardée par les Tunisiens, qui préfèrent, de loin, l’immense diversité que leur offre le satellite. Les journaux tunisiens en langue française restent toujours aussi vides de sens, alors que les grands journaux arabophones se transforment progressivement en presse populaire tabloïd (moeurs et faits divers…). La première radio FM privée du pays émet depuis le 7 novembre dernier et elle détonne franchement par le ton et la modernité, par la langue des animateurs (qui parlent le vrai tunisien, celui des gens…). Malheureusement, la grille ne prévoit aucune tranche d’informations autonomes… On parle aussi beaucoup d’une future chaîne de télévision privée, mais là aussi tout semble indiquer que l’on se dirige vers le concept « sans info ».
Sur un plan plus institutionnel, plus « hiérarchique », le Tout-Tunis s’interroge sur la position exacte d’Abdelwahab Abdallah (voir J.A.I. n° 2236). Il a perdu ses fonctions de porte-parole, mais a toujours son poste de ministre-conseiller à Carthage, et il semble surtout avoir gardé toute l’estime présidentielle. D’où les interrogations. Qui aujourd’hui s’occupe du secteur de l’information et de la communication ? Qui supervise les médias d’État ?
C’est cette absence d’informations, et donc de débat, qui indispose le plus la majorité des Tunisiens. Ils ne rêvent pas d’une démocratie intégrale, une démocratie à « la suédoise » qui pourrait bouleverser de très fragiles équilibre sociaux et économiques, surtout en ces temps troublés. Mais ils veulent de « l’air » et être considérés comme des citoyens adultes. Ils veulent aussi plus de justice, de lutte contre la corruption. Ils veulent pouvoir s’exprimer, dans les limites de ce qui est possible.
La plupart des « citoyens informés », par exemple, ont eu bien du mal à s’identifier à la grève de la faim et au combat de l’avocate Radhia Nasraoui. Ils ne se reconnaissent pas dans sa démarche jugée jusqu’au-boutiste, ni dans un agenda politique jugé beaucoup trop gauchisant. En revanche, la plupart des « citoyens informés » dénoncent sans complexe le harcèlement dont elle a été la victime.
Cette exigence intérieure pour plus de démocratie est de plus en plus marquée. Quelque chose semble être en train de changer au pays du Jasmin. Beaucoup d’acteurs et d’observateurs de la vie politique nationale, en particulier dans le camp des « libéraux », estiment que le président Ben Ali est prêt dorénavant à initier cette ouverture politique. Le pays est stable. Les classes moyennes ne sont tentées par aucune « révolution », et surtout pas par une révolution islamiste. Les syndicats ont tout intérêt à maintenir un système qui enrichit petit à petit les travailleurs. Bon an, mal an, la croissance économique est au rendez-vous. Les grandes puissances soutiennent l’expérience tunisienne. Le président est solidement arrimé au pouvoir. C’est donc le bon moment. Et la campagne pour l’élection présidentielle de novembre 2004 peut donner le départ symbolique d’un vrai virage politique.
Il faut donc, disent encore les libéraux, soutenir la démarche, élargir les alliances du pouvoir, et surtout éviter de donner du grain à moudre aux partisans de la ligne autoritaire, toujours nombreux au parti et au gouvernement.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires