[Tribune] L’espoir arabe s’appelle toujours Beyrouth
Comment vivre, respirer et se révolter après avoir subi la troisième plus grande explosion de l’Histoire moderne ? L’écrivain Abdellah Taïa rend hommage aux Libanais, peuple intense et vibrant qui, même au fin fond du trou, continue de donner au monde des leçons de courage et d’humanité.
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Abdellah Taïa
Écrivain marocain, Abdellah Taïa a publié plusieurs romans aux éditions du Seuil, traduits en Europe et aux États-Unis, tels que « Le Jour du Roi » (Prix de Flore 2010), « Un pays pour mourir » (2015) et « La vie lente » (2019).
Publié le 10 août 2020 Lecture : 4 minutes.
Nos cœurs sont dévastés. Nos maisons sont dévastées. Tout est détruit. C’est la fin. La fin de Beyrouth. Le rêve Beyrouth. Tout est en train de s’éteindre. Les souffrances et les conséquences de la double explosion du 4 août sont cette fois-ci plus fortes que nous. Elles ne se termineront pas facilement.
Tout, absolument tout est contre nous, contre notre désir de changement politique, contre nos révoltes, contre notre Révolution. Comment allons-nous vivre maintenant ?
Pouvoir corrompu
Le pouvoir corrompu est entré jusqu’à chez nous et il a tout cassé, tout pulvérisé, tout tué. Même la petite fille de 3 ans, Alexandra Nejjar, qui participait aux manifestations avec ses parents ces derniers mois, ils l’ont tuée. Ils l’ont tuée. 3 ans. Alexandra Nejjar avait à peine 3 ans.
Et pendant ce temps, toute la classe politique de ce pays continue de se comporter comme avant et de parler la même langue qu’hier. C’est sûr, ces gens ne vivent pas avec nous et n’ont pas de cœur pour nous.
Comment être à ce point-là sourd, aveugle, criminel, bourreau de tout un peuple qui ne cesse […] de montrer son courage et sa rage ?
Comment être à ce point-là sourd, aveugle, criminel, bourreau de tout un peuple qui ne cesse d’afficher ses douleurs, ses blessures, de montrer son courage et sa rage ? Où vivre quand on n’est plus chez nous ? Où survivre quand on entre dans votre bulle, dans votre nuit, dans votre rêve et tout transformer en poussières ? Où ? Où ?
Ce n’est pas moi qui parle ici. Ce sont les voix terrorisées des mes ami.e.s à Beyrouth et des Libanais admirables, à terre, que j’entends crier depuis le 4 août à la télévision, à la radio, sur les réseaux sociaux. Je vis avec eux. Jour et nuit. Dans cet effondrement et dans cette catastrophe.
« Continuer la révolte, malgré le destin cruel »
Je vis avec eux dans leur chance emprisonnée. Dans cette malédiction politique qu’on leur impose. Et dans leur courage : se relever et, sans l’aide de l’État, chercher des solutions. Continuer la révolte malgré le destin cruel et malgré des enjeux géo-politiques depuis longtemps stupides et meurtriers. Continuer. Oui.
Comment vivre, respirer et se révolter après avoir subi la troisième plus grande explosion de l’Histoire moderne ?
Beyrouth est notre cœur arabe
Je suis Marocain. Mais mon cœur est à Beyrouth. Beyrouth est notre cœur arabe depuis si longtemps. Nous aimons passionnément Beyrouth et nous recevons son influence sur nous, en nous, sans jamais lui résister.
Nous aimons sa lumière, ses écrivains, ses intellectuel.le.s, ses livres, ses fameuses maisons d’éditions, ses journalistes, ses chroniqueurs.
Nous aimons les chanteurs et les stars de Beyrouth. Fayrouz comme Haïfa Wehbi. Wadii Safi comme Elissa. Melhem Barakat comme Nancy Ajram. Majida Roumi comme Wael Kfouri.
Leçons de vie et de créativité
Nous aimons le peuple intense, vibrant, de cette ville, de ce pays. Un peuple qui, au cœur même de la guerre civile, continuait de nous donner des leçons de vie, des leçons de courage. Des leçons de créativité artistique que absolument rien, rien, ne pouvait arrêter. Des livres, des chansons, des films, produits dans des conditions extrêmement défavorables et qui arrivaient jusqu’à nous, jusqu’à moi, si loin là-bas, au Maroc.
Nous aimons la folie arabe de Beyrouth. Le côté too much et sans cesse assumé de cette ville. Les maquillages outrageux des femmes. Les chirurgies esthétiques invraisemblables. Des danses au milieu des ruines. Des chants heureux alors que tout semble sur le point de partir en fumée.
Nous aimons, nous vénérons Fayrouz. Aussi grande qu’Oum Kalthoum. Elle est encore vivante : nous prions pour elle et pour les siens. Fayrouz a tellement tellement parlé de nous, les Arabes, tous les Arabes, que c’est impossible de se souvenir n’importe quel passage de nos vies sans que la voix de cette femme incroyable ne surgisse au milieu de nos cœurs. Nos souvenirs.
Aussi grande qu’Oum Kalthoum, Fayrouz dit l’Histoire arabe post-coloniale, moderne, tragique
Fayrouz dit l’Histoire arabe post-coloniale, moderne, tragique. L’Histoire du peuple arabe toujours courageux malgré la trahison de ceux qui le gouvernent, ceux qui, sans cesse appuyés par l’Occident, écrasent les rêvent et mettent la nuit en plein jour. Oui, Fayrouz a dit et dit pour nous tout cela.
Le 4 août, je regarde sur la télévision la dévastation absolue qui s’abat sur Beyrouth. La sidération. La colère. La rage. Les larmes. Et Fayrouz est là, bien sûr, sa sublime chanson « Li Beyrouth » (« Pour Beyrouth » ) passe dans ma tête, dans mes yeux. Elle dit :
Pour Beyrouth
De mon cœur un SALAM pour Beyrouth
Et des baisers pour la mer et pour les maisons
Et pour cette pierre qui ressemble au visage d’un vieux marin
Elle est l’âme du peuple
Pour Beyrouth
Une gloire faite de poussières
Une gloire qui vient du sang d’un garçon porté par ses mains
Ma ville a éteint sa lampe
A fermé sa porte
Elle est dans le soir toute seule
Toute seule avec la nuit
Pour Beyrouth
Tu es à moi, tu es à moi
Embrasse-moi, tu es à moi
Mon drapeau, la terre de demain et les vagues du voyage
Les blessures de mon peuple ont fleuri
Elles ont fleuri
Les larmes des mères
Tu es Beyrouth à moi
Tu es à moi
Embrasse-moi
Je chante avec Fayrouz et je ne cesse d’exprimer mon amour arabe et mon admiration arabe pour ce peuple qui tombe, qui tombe, qui tombe, et qui déjà, suprême courage, parle de demain. Un peuple qui porte en ce moment le feu des Printemps Arabes. Un peuple à qui on a envie de tout donner.
Donner la main. Donner le sang. Donner la voix. Donner et prier. Donner et aimer, aimer, aimer. L’espoir, sale et ensanglanté, est là. Vraiment? Oui. Même au fin fond du trou, dans le cauchemar de l’explosion, dans le silence atroce de la bombe, l’espoir arabe s’appelle encore Beyrouth.
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