Les Américains et les autres

Publié le 16 novembre 2004 Lecture : 3 minutes.

La scène se passe le 5 novembre 2004 dans le grand hôtel Hilton de Washington. Là même où Ronald Reagan fut victime d’un attentat au tout début de son premier mandat. Là donc,
trois jours seulement après la réélection désespérante de George W. Bush, que le reste du monde a du mal à digérer, se célébrait le cinquantième dîner annuel d’Africare, une ONG qui pratique le « charity-business » dans la plus pure tradition américaine, c’est-à-dire sans complexe.
Cette soirée était dédiée à l’évêque John T. Walker, un des premiers administrateurs
d’Africare, auquel l’organisation rendait un hommage à titre posthume. Avait pris place dans la grande salle des banquets un parterre impressionnant d’hommes politiques,
principalement d’origine noire américaine. On notait également la présence du corps diplomatique africain et de tout ce que le village africain-américain compte de personnages plus ou moins importants. L’invité surprise n’était autre que Colin Powell, le secrétaire d’État que l’on dit sur le départ, car en délicatesse avec les faucons de la Maison Blanche. Du coup il ravit, par sa seule présence, la vedette à l’autre invité d’honneur de la soirée, le PDG de Chevron Texaco, sir David J.O. Reilly.
Après les allocutions d’usage, Colin Powell prit la parole. L’homme, autant admiré pour sa stature d’homme d’État que décrié, notamment au sein de la communauté noire américaine,
pour sa réticence à s’engager pleinement pour une cause militante, a assurément de la présence. Dans son style propre tout empreint de sobriété, il se lança dans un hommage
vibrant au père Walker pour son action qui, dit-il, fait de lui un « authentique Américain ». Il se hasarda ensuite à expliquer son propos en arguant que les Américains se sont depuis toujours passionnés pour les grandes causes. Et dans une allusion à peine voilée aux récentes élections, il fit remarquer que, quelles que soient les discussions plus ou moins vives qui animent périodiquement la vie politique et sociale du pays, après
l’heure du choix et dans les grands moments, les Américains savent se retrouver autour des grands idéaux qui présidèrent jadis à la constitution de la nation. Ajoutant que, parfois, nous autres étrangers, avons du mal à comprendre le fonctionnement particulier
de ce pays et l’état d’esprit tout aussi particulier de ses habitants. Que toutes ces palabres et discussions précédant le moment du choix ont un nom: démocratie.
On sentit un malaise dans la salle quand Powell asséna: « L’Amérique ne cherche nullement à imposer ce modèle la démocratie donc aux autres nations. » Il fallait comprendre que l’Amérique, portée par sa générosité légendaire, cherche tout simplement à aider les nations pauvres du monde à atteindre un idéal de bonheur et de paix pour ses populations.
À ce moment-là, on entendit de façon très claire des marmonnements dans la salle, accompagnés de ricanements à peine contenus.
En politique chevronné, M. Powell continua son allocution comme si de rien n’était, entreprenant d’agrémenter ses propos de plaisanteries destinées à faire baisser la tension.
L’autre moment de la soirée contribuant à renforcer ce sentiment de malaise se produisit lorsque l’un des fils du père Walker, cinématographe de son état, rendit hommage à son
père au travers d’un petit documentaire réalisé par ses propres soins. Là, comble de l’ironie, on apprit que le père Walker avait fréquenté la même école privée du New Hampshire que John Kerry, le challenger malheureux. Et lorsque l’image de Kerry apparut sur l’écran, la salle, dans un mouvement quasi spontané, laissa échapper un tonnerre
d’applaudissements, au grand dam de Colin Powell qui esquissa un sourire de circonstance.
L’image était saisissante : d’un côté l’Amérique sûre d’elle et de son bon droit, plus conquérante mais aussi plus incomprise que jamais. Et, de l’autre, le reste du monde, tout aussi sûr d’avoir raison et donc plus insoumis que jamais.
Depuis près de vingt ans que je fréquente assidûment ce pays, j’ai toujours autant de mal à l’appréhender. Il faut dire que je fais partie de ceux qui ont suivi la campagne intensément et qui, de ce fait, croyaient jusqu’au bout, faisant fi des sondages, que Kerry allait l’emporter.
Hélas ! les Américains en ont décidé autrement. L’Amérique reste ce qu’elle est, une nation assurément pas comme les autres. Au grand désespoir du reste du monde.

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