La déchirure

Les vieux démons ressurgissent au pays d’Houphouët. Le 4 novembre, l’aviation loyaliste rompt le cessez-le-feu et bombarde Bouaké, fief de la rébellion. Deux jours après, neuf soldats de l’opération Licorne trouvent la mort. La France riposte. Et Abidja

Publié le 17 novembre 2004 Lecture : 16 minutes.

Lorsqu’il annonce, le 28 octobre, à Bouaké, l’instaurationde l’état d’urgence dans les
zones contrôlées par les Forces nouvelles et ajoute que « la guerre va bientôt reprendre », Guillaume Soro ignore sans doute qu’il est prophète en son pays. À Paris, où le leader politique des ex-rebelles agace depuis belle lurette ceux qui ont en charge la politique africaine de la France, on juge ces propos irresponsables. Une preuve de plus, dit-on, que cette rébellion affaiblie, divisée et en voie de criminalisation est incapable de tenir ses engagements en matière de désarmement : ne doit-elle pas aux armes, et rien qu’aux armes, ce qui lui reste de légitimité dans le Nord ? « Les Forces nouvelles ne jouent pas le jeu, nous confiait mi-octobre un haut fonctionnaire français proche du dossier, alors que Laurent Gbagbo estime avoir fait sa part ; dans le fond, il n’a pas tort. » Et d’ajouter que Paris ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’un référendum – dont le résultat, prévoyait-il, se solderait vraisemblablement par un « non » à une candidature de l’opposant Alassane Ouattara – vienne trancher les conditions d’éligibilité à la présidentielle d’octobre 2005.
Les yeux rivés sur cette échéance perçue comme l’unique sésame menant à la paix, les Français se sont donc persuadés que Laurent Gbagbo était le seul fil conducteur à la fois de la crise et de la sortie de crise. La présence en Côte d’Ivoire d’une communauté française forte de 12 000 à 15 000 personnes – dont 60 % de binationaux franco-ivoiriens et franco-libanais – traditionnellement légitimiste, c’est-à-dire proche du pouvoir en place quel qu’il soit et composée d’une bonne proportion de « petits Blancs » difficilement réinsérables en France (3 500 d’entre eux touchent le RMI), ainsi que l’influence de l’ambassadeur Gildas Le Lidec considéré comme compréhensif à son égard, ont-elles convaincu Gbagbo qu’il avait désormais le vent en poupe ? Depuis son « voyage de réconciliation » à Paris en janvier 2004, le président ivoirien se sent assurément moins mal aimé. Avec l’Élysée et le Quai d’Orsay, le courant passe mieux. De là à imaginer qu’il bénéficie désormais d’une marge de manoeuvre et de mansuétude telle que le feu rouge qui interdisait jusque-là toute rupture du cessez-le-feu est devenu orange, il n’y a qu’un pas.
Avec une fébrilité qui n’a pas pu échapper aux services français de renseignement militaire, très présents en Côte d’Ivoire dans le cadre de l’opération Licorne, l’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) élabore dès la mi-octobre des plans de reconquête du Nord. Prendre Bouaké, puis Korhogo, mettre la communauté internationale devant le fait accompli, forcer le destin en quelque sorte et adopter ensuite la posture gaullienne du libérateur : tel était le plan de Laurent Gbagbo. « L’objectif, dira-t-il quelques jours plus tard, était d’obtenir la libération de la ville de Bouaké, le désarmement de la rébellion et la libération de la Côte d’Ivoire. » Un coup de poker en somme, rendu d’autant plus urgent que les caisses de l’État siphonnées par « l’effort de réarmement » sont presque vides. Pour le réussir, les Fanci comptent sur leur supériorité aérienne totale – les ex-rebelles ne disposent plus d’aéronefs en état de voler – et, espèrent-elles, décisive. De septembre 2002 à début 2004, 45 milliards de F CFA ont été engloutis dans des achats d’armes diverses. Des hélicoptères d’attaque Mi-24 et Mi-8, des Mig-21 et 23 rapidement remplacés (car trop sophistiqués) par des chasseurs-bombardiers subsoniques Sukhoï 25 à la fois rustiques et efficaces ont ainsi été acquis en Biélorussie. Coût unitaire de chacun de ces appareils : environ 3 millions de dollars, y compris les pilotes mercenaires, indispensables en attendant que le cycle de reconversion sur Sukhoï des Ivoiriens formés sur Alphajets soit achevé. L’armée de l’air ivoirienne bénéficie en outre de « dossiers d’objectifs » préparés à l’aide d’images satellitaires obtenues auprès d’un fournisseur américain privé. Dès la fin d’octobre, des plans précis d’attaque circulent, dont certains atterrissent sur le bureau de l’attaché militaire de l’ambassade de France à Abidjan.
Le compte à rebours semble à ce point lancé que le mercredi 3 novembre, dans l’après-midi, Jacques Chirac téléphone à Laurent Gbagbo. Ce qui suit est plutôt ambigu. Si l’on réaffirme aujourd’hui, dans l’entourage du président français, que ce dernier a été particulièrement clair et net dans ses mises en garde contre toute rupture du cessez-le-feu, il n’est pas sûr que Gbagbo ait perçu autre chose qu’un renouvellement du feu orange. Quelque chose comme un « allez-y, mais ne touchez ni aux forces françaises, ni à celles de l’ONU et, surtout, faites vite ».

Jeudi 4 novembre, 7 heures. Après avoir décollé de l’aéroport de Yamoussoukro, sous l’il attentif des soldats français qui y stationnent, deux Sukhoï 25 bombardent Bouaké. Une deuxième vague frappera la « capitale » de la rébellion en fin de matinée, puis une troisième en début d’après-midi. Cibles : le bataillon du génie, l’École des sous-officiers, le RAN Hôtel et la Télévision Notre Patrie. Le soir, la ville de Korhogo est à son tour atteinte. Le premier moment d’affolement passé, les chefs militaires des Forces nouvelles, le colonel Bakayoko et le « comzone » de Bouaké Cherif Ousmane, en tête, organisent la défense. Combattants et « dozos » (chasseurs traditionnels) descendent précipitamment du Nord pour bloquer les axes de pénétration au sol. Les premiers
accrochages avec les Fanci ont lieu en fin de journée. La direction politique des ex-rebelles, dont Guillaume Soro, Sidiki Konaté et Amadou Koné, se trouve alors à Lomé, au Togo, où la nouvelle de l’attaque la prend totalement par surprise. Soro et ses camarades ne rejoindront Bouaké que le surlendemain, via Ouagadougou.

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Vendredi 5 novembre, les frappes aériennes continuent: Bouaké à nouveau, Seguela, Vavoua et Man sont atteints. L’eau et l’électricité, dont l’approvisionnement est commandé depuis Abidjan, sont coupés dans toute la zone Nord. Non loin de Bouaké, une colonne des Fanci qui s’apprête à pénétrer dans les faubourgs de la ville est stoppée par une unité marocaine de l’Onuci. Le face-à-face est tendu.
À Abidjan, depuis le début de l’offensive, Laurent Gbagbo est aux abonnés absents. Silence radio à la présidence, où le chef ne répond plus au téléphone. Silence aussi du côté de l’opposition et des médias non officiels – et pour cause. À l’issue d’une opération qui semble avoir été soigneusement coordonnée (voir « Confidentiel », p. 126), des jeunes hommes masqués et cagoulés, portant des tee-shirts noirs parfois frappés à l’effigie du président, ont, le 4 novembre, pillé et incendié les sièges des partis RDR et PDCI, saccagé ceux de trois journaux d’opposition et saboté l’émetteur des radios étrangères diffusant sur la bande FM.
Paris condamne, mais ne bouge pas. « Frappes ciblées et limitées », dit-on alors, « il s’agit d’objectifs purement militaires et il n’y a pas de victimes civiles ». Officiellement corseté par un mandat onusien qui le réduit à une force de réaction rapide aux ordres de New York, le contingent Licorne semble oublier qu’il dispose dans les faits d’une large marge de manoeuvre. Pour l’avoir rappelé avec un peu trop d’insistance, le représentant spécial de l’ONU à Abidjan, Albert Tévoédjrè, se fait d’ailleurs tancer par l’ambassadeur Le Lidec, qui s’en tient à la thèse des frappes chirurgicales. À l’évidence, les Français laissent faire les Fanci. « En cas d’assaut frontal sur Bouaké, avec des morts parmi la population, il est évident qu’alors nous serions intervenus », assure aujourd’hui un proche du dossier. Est-il permis d’en douter ?
En ce vendredi 5 novembre au soir, alors que l’atmosphère devient de plus en plus électrique à Abidjan, les ex-rebelles eux, n’ont aucun doute. Paris a choisi le camp de Gbagbo et, pour bien le faire savoir, ils organisent à Man, dans l’Ouest, une violente manifestation contre un cantonnement de gendarmes français. Quant au Burkina voisin, base arrière des Forces nouvelles depuis l’origine, il a placé ses troupes en état d’alerte le long de la frontière – prêtes à la franchir au besoin.

Samedi 6 novembre, 14 heures. Retour de mission au-dessus de l’École des sous-officiers de Bouaké, deux Sukhoï 25 effectuent deux passages à basse altitude au-dessus d’un camp de militaires français installé dans les locaux de l’ex-lycée Descartes. Soudain, l’un d’entre eux lâche une bombe, qui explose au milieu du mess des sous-officiers en train de déjeuner. Dix morts dont un Américain travaillant pour une ONG humanitaire et trente-huit blessés. Bavure ? Erreur de cible ? Frappe volontaire ? Intention délibérée du
pilote biélorusse ? Exécution d’un ordre « venu d’en haut » et, dans ce cas, jusqu’où remonte la chaîne de décision ? Faute d’enquête, toutes ces questions demeurent ouvertes.
Autant on comprend mal que le Sukhoï ait pu à ce point se tromper d’objectif – surtout dans le cadre d’un bombardement effectué à vue, après reconnaissance, sur un bâtiment surmonté d’un drapeau français. Autant on saisit mal l’intérêt qu’avait l’état-major des Fanci et a fortiori Laurent Gbagbo d’ordonner une action hostile contre ceux qui jusqu’alors faisaient preuve à leur égard d’une tacite bienveillance – au risque évident de les retourner contre eux. Pour Jacques Chirac, prévenu dans les minutes qui suivent, le doute n’est pas de mise : il faut riposter.
Peu avant 15 heures, les deux Sukhoï qui viennent de se poser sur l’aéroport de Yamoussoukro sont détruits au sol par des RPG français. Cinq mécaniciens ivoiriens sont légèrement blessés dans l’explosion des appareils. En début de soirée, les deux hélicoptères Mi-24 et le Puma de commandement stationnés à l’intérieur de l’enceinte du palais présidentiel de Yamoussoukro subissent le même sort. Au même moment, sur l’aéroport d’Abidjan, deux autres Sukhoï 25, un Mi-24, un Mi 8 et un drone d’observation sont détruits ou neutralisés à coups de canons. Au cours du bref combat qui s’ensuit entre Fanci et éléments de la force Licorne, l’un des deux Grumman de la flotte présidentielle (le G-3), mais aussi un Transall français sont légèrement endommagés. En quelques heures, la totalité du potentiel aérien militaire ivoirien reconstitué en deux ans à coup de dizaines de millions de dollars vient de partir en fumée.

Nuit du samedi 6 au dimanche 7 novembre. Peu à peu, au fur et à mesure que parviennent les nouvelles sur la riposte française au bombardement de Bouaké, l’hystérie s’empare d’Abidjan. Vers 17 heures ce samedi, l’ambassadeur Le Lidec se rend à la présidence pour obtenir de Laurent Gbagbo qu’il lance un appel au calme. Peine perdue : ses gardes du corps sont brutalement refoulés du palais, et l’entretien ne débouche sur rien. À la télévision, le leader des Patriotes, Charles Blé Goudé, théoricien de la « deuxième guerre de libération nationale », ordonne à ses troupes de libérer l’aéroport occupé par les forces françaises. Des dizaines de milliers de jeunes descendent alors sur Port-Bouët, via Marcory et la Zone 4, pillant et détruisant au passage tout ce qui rappelle la présence française : librairies, stations-service, boutiques de téléphonie. À Cocody, le lycée Mermoz est incendié. Dans les quartiers de Riviera 1, 2 et 3, des résidences européennes sont prises d’assaut. Il y a des viols et des sévices, une évidente volonté
de faire peur et d’humilier les « Blancs », quels qu’ils soient français, belges, britanniques, libanais , peut-être des meurtres. Dans la foule des manifestants, au milieu des tam-tams, des sifflets, des machettes et des chants de guerre, on trouve de tout : des chômeurs, des étudiants, des droit commun évadés de prison (sur les cinq mille détenus de la célèbre Maca, trois mille se sont évadés cette nuit-là), mais aussi des enseignants, des commerçants et de simples ménagères, tous issus des classes moyennes et populaires sudistes séduites par le discours ultranationaliste des partisans de Gbagbo. Des militaires et des gendarmes, fusils en bandoulière, avides de venger le désastre infligé à leur armée de l’air, fournissent la force de frappe. Très rapidement, l’émeute prend l’allure d’une tornade.
Cette nuit-là, Abidjan est en guerre. Venues au secours des Européens terrorisés, les forces Licorne passent très vite des grenades lacrymogènes aux balles réelles. Les hélicoptères, tous feux éteints, tirent de longues rafales au canon de vingt millimètres pour dégager les deux ponts qui enjambent la lagune Ébrié. Ils arrosent aussi les alentours de la chancellerie de France que des Patriotes déchaînés et armés de cocktails Molotov menacent d’incendier. Des balles perdues atterrissent dans le jardin mitoyen, où se situe la résidence présidentielle, contraignant le couple Laurent et Simone Gbagbo à descendre dans un bunker souterrain. Ces opérations de « nettoyage » effectuées par l’armée française font évidemment des victimes : plusieurs centaines de blessés, selon diverses sources, et une vingtaine de morts.
Lorsque, le lendemain, dimanche 7 novembre, alors que les pillages reprennent, un proche de Gbagbo parle de « répression coloniale », nombre d’Abidjanais approuvent. Si les médias français, obsédés par la « chasse aux Blancs », prêtent peu d’attention à cet aspect des choses, un autre drame passe, lui, totalement inaperçu. Dans les quartiers populaires d’Abidjan, notamment à Abobo, où vivent de nombreux « nordistes », mais aussi à Treichville, Koumassi et Adjamé, des hommes en tee-shirts noirs venus en camions militaires ou en pick-up 4 x 4 mènent la chasse aux opposants, aux Dioulas, voire aux Baoulés. La numéro deux du RDR, Henriette Diabaté, ne doit son salut qu’à la discrétion de ses voisins qui l’on cachée, puis à la protection de l’ambassade des États-Unis où elle s’est réfugiée. Son domicile est pillé et saccagé, tout comme ceux d’Alphonse Djédjé Mady, secrétaire général du PDCI, et de Youssouf Soumahoro, ministre des Forces nouvelles.
Alors que s’achève ce week-end de cauchemar, les militaires français occupent la moitié sud d’Abidjan et tentent de prendre pied au nord, afin d’y regrouper les expatriés terrifiés. Un détachement blindé, venu « sécuriser » l’hôtel Ivoire à Cocody, se retrouve nez à nez avec Charles Blé Goudé – qui a fait de l’établissement son QG – et ses gardes du corps, ainsi qu’avec les experts en sécurité israéliens recrutés par la présidence. On se regarde en chiens de faïence, le doigt sur la gâchette, mais le pire est évité. Tout comme il sera évité de justesse, une heure plus tard, lorsqu’une colonne de véhicules militaires français descendus de Bouaké s’égare après avoir longtemps erré à la recherche de l’hôtel. Selon de bonnes sources à Paris, les blindés de tête auraient pénétré à l’intérieur de la concession présidentielle, s’arrêtant à quelques dizaines de mètres de la résidence de Laurent Gbagbo, présent sur les lieux. On comprend mieux, dès lors, les rumeurs de coup d’État imminent qui allaient enfiévrer les deux jours suivants.

Dimanche 7 novembre, 22 h 30. Première apparition télévisée de Laurent Gbagbo depuis le début de la crise. Le costume est sombre, la lecture un peu mécanique. Dans son message, le président explique pourquoi il a déclenché les hostilités : « Toutes les ressources du dialogue pour mettre fin à la guerre sans faire la guerre ont été épuisées. [] J’ai donc décidé d’agir pour libérer le pays et restaurer son unité. » Il exprime ses regrets « pour les débordements observés » et présente ses condoléances « aux familles des victimes
ivoiriennes, françaises et américaine ». Il remercie la communauté internationale, sans citer, comme il le fait d’habitude, la France, pour son assistance. Replace enfin sa guerre de libération dans le contexte du « péril qui menace l’ensemble des États de la sous-région, de la Côte d’Ivoire à la Mauritanie ». Un discours de combat en somme, plus
qu’un discours d’apaisement. Sans doute sait-il que ce même dimanche, des accrochages ont opposé les troupes françaises en route vers Abidjan depuis la « zone de confiance » aux
Fanci qui tentaient de s’opposer à leur progression. À Douékoué, Dibobly, Guessabo, Tiebissou et Sinfra, si l’on en croit l’état-major, les heurts ont fait plusieurs victimes.

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Lundi 8 novembre. Avant l’aube, un violent orage a douché Abidjan et calmé les esprits. Pas pour longtemps. La nouvelle d’un renversement imminent de Gbagbo par les Français se répand comme une traînée de poudre, et des milliers d’Abidjanais rameutés par la radio, venus à pied, en bus ou à bord de barges convergent vers l’hôtel Ivoire. Parmi eux, quelques Français, arborant des pancartes sur lesquelles est écrit « Honte à Chirac » ou encore « Touche pas à Laurent », sont vivement applaudis. Objectif des manifestants : se placer entre la résidence présidentielle et l’hôtel Ivoire, séparés par à peine un kilomètre, et servir de « bouclier humain » au chef menacé. Des automobilistes klaxonnent en signe de solidarité, d’autres s’arrêtent pour distribuer de l’eau et des vivres.
Mais l’atmosphère se tend. À l’abri d’une barrière de barbelés, les canons de leurs VAB pointés sur la foule, les éléments Licorne tirent en l’air pour éloigner les plus agressifs. Un peu plus loin, un bitube antiaérien de 23 millimètres installé dans l’enceinte du palais présidentiel tire sur un hélicoptère français, avant d’être pulvérisé d’un lâcher de missiles Hot. Il faudra toute la fraternité d’armes – malgré tout – entre les généraux Mathias Doué, Abdoulaye Fall et Henri Poncet, réunis à l’Ivoire pour une réunion de crise, afin de mettre au point un système de patrouilles mixtes destinées à ramener un semblant d’ordre. Pendant ce temps, le risque d’une implosion à l’échelle de toute la Côte d’Ivoire se précise. À Gagnoa, dans la Boucle du cacao, des affrontements entre Bétés et Dioulas ont fait une quinzaine de morts ces deux derniers jours, et des bandes de miliciens venus du Liberia voisin, attirés par l’odeur des pillages, franchissent la frontière.

Mardi 9 novembre. Nouvelle flambée de violence devant l’hôtel Ivoire. Les militaires français veulent en sortir, emmenant avec eux les civils européens qu’ils y ont regroupés.
La foule pense que l’offensive contre la résidence de Gbagbo a commencé. L’affrontement est inévitable. Appuyés par les gendarmes ivoiriens des patrouilles mixtes, les « Licorne » tirent pour se dégager sur les Patriotes, dont certains sont armés de kalachnikovs. Bilan: sept Ivoiriens tués dont un gendarme et une vingtaine de blessés. L’émotion est vive, au point que les évêques ivoiriens publient dans la journée un communiqué condamnant la « réaction disproportionnée » des Français, lesquels auraient,
depuis samedi, effectué des « tirs à balles réelles sur des enfants, des jeunes, des femmes aux mains nues ». Les prélats, catholiques il est vrai, ne disent rien, ou presque, des autres victimes, mais leur réaction est significative d’un climat de mobilisation nationaliste très sensible à Abidjan. Jamais, depuis les répressions de l’époque coloniale, l’armée française n’avait fait autant de morts et de blessés en Afrique. Jamais non plus, depuis l’attentat contre l’immeuble Drakkar à Beyrouth il y a vingt ans, elle n’avait subi autant de pertes en un jour. De part et d’autre, le traumatisme s’apparente désormais à une déchirure.

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Mardi après-midi, alors que les armes crépitent encore devant l’Ivoire, le président sud-africain Thabo Mbeki regagne l’aéroport d’Abidjan après un entretien de trois heures avec Laurent Gbagbo. Quel Mbeki a prévalu ? Le défenseur de Mugabe et d’Aristide, panafricain sourcilleux hostile à toute intervention étrangère au continent, ou le démocrate qui refusait de reconnaître l’élection de Gbagbo en octobre 2000 ? Un peu des deux sans doute, pour une médiation courageuse, mais aléatoire tant le marigot ivoirien recèle de caïmans et de sables mouvants

Mercredi 10 novembre. Réquisitionnés par le gouvernement français, les premiers avions décollent de l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny avec à leur bord des centaines d’expatriés aux allures de rapatriés d’Algérie. « Pour eux, c’est la valise ou le cercueil », dira d’ailleurs le soir, sur la chaîne LCI, un commentateur particulièrement exalté. Certains ont déjà fui, en bateau de pêche ou de plaisance, jusqu’au Ghana voisin. D’autres attendent à Lomé, transformé en parking aérien et en QG tactique avancé par l’armée
française. Mais que veut la France au juste ? Que cherche, où va Paris dans sa politique
ivoirienne ? Après une semaine de violence, de drame, parfois d’horreur, une chose est sûre : ni l’Élysée ni le Quai d’Orsay n’entendent dévier de l’application des accords de Marcoussis et d’Accra. « Les deux camps sont désormais affaiblis, aucun n’est en situation
de dominer l’autre, l’occasion est donc réelle de fragmenter ces blocs de haine et de les obliger à se réconcilier », juge un diplomate très proche du dossier, avant d’écarter le scénario à la haïtienne d’une déposition de Laurent Gbagbo : « Il est légitime auprès de l’ONU et de son Conseil de sécurité, je ne vois donc pas pourquoi la France prendrait ce
risque seule.» Cette personnalité, l’une de celles qui font la politique africaine de la France, se prononce par ailleurs contre toute « partition » de la Côte d’Ivoire et conclut qu’il n’y a pas d’autre solution que de tenir l’élection présidentielle à la date prévue.
« Wishful thinking » ? Sans doute. Mais la France, qui joue en matière ivoirienne sa crédibilité tutélaire dans ce qui fut son pré carré africain, ne veut plus jouer aux faiseurs et défaiseurs de rois comme à l’époque de Léon Mba, de Jacques Foccart et de l’opération Barracuda. « Il faut que ce soit clair : même si j’ai entendu ces derniers jours certains chefs d’État de la région parfaitement sensés nous suggérer cette solution, nous n’avons aucunement l’intention de renverser Gbagbo », précise notre homme. Reste donc à la France son fardeau : celui d’un arbitre juge et partie, contraint de par son passé colonial à une impossible neutralité aux yeux des protagonistes, sans cesse soupçonnée de jouer le jeu de l’adversaire. Une France qui ne gagne rien à confondre la défense du droit avec celle de ses intérêts. Une France dont la politique et la « vocation » africaines ressemblent à ce vestige des années Houphouët, années d’or, de gloire et de cacao rutilant, qu’est désormais l’hôtel Ivoire après le passage des pillards, mardi 9 novembre 2004 dans l’après-midi : un champ de désillusions.

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