Il était la Palestine

Le président de l’Autorité palestinienne s’est éteint le 11 novembre. Il avait su tisser avec son peuple une relation exceptionnelle. Sa succession n’en sera que plus difficile.

Publié le 15 novembre 2004 Lecture : 13 minutes.

« Danse macabre », « sinistre cacophonie », « bousculade inconvenante », « drame shakespearien » ou « vaudeville tragique »… Jusqu’à ce matin du 11 novembre où, à 3 h 30, un sobre communiqué a annoncé le décès officiel de « Monsieur Arafat », on ne savait comment qualifier la pièce, sur la scène au décor chaotique où le leader palestinien, dans son lit médicalisé du service des soins intensifs de l’hôpital militaire Percy (à Clamart, près de Paris), avait sombré dans le silence. Contraint, pendant près de deux semaines, d’abandonner son corps à des mains étrangères et de laisser à d’autres la charge d’organiser l’avenir de son peuple.
Lui qui ne s’en remettait jamais au hasard et qui avait toujours assuré sa sécurité dans les moindres détails, lui qui s’était montré un orfèvre dans l’art de manoeuvrer ses troupes et de manipuler les hommes, lui, le survivant si souvent applaudi quand il surgissait des ruines et des épaves en faisant le « V » de la victoire, avait brusquement dû lâcher les commandes. Toutes. D’un seul coup. Comment s’étonner, dès lors, du saisissement manifesté par des fidèles qu’Abou Ammar (son nom de guerre) avait habitués, depuis des lustres, à le suivre avec une confiance aveugle ? Il fallait « donner du temps au temps » afin d’élaborer un nouveau dispositif politique dans une région ô combien sensible, préparer l’annonce de la mort pour éviter qu’elle n’embrase la rue, bref, entamer le travail de deuil avant même que fût proclamée l’issue fatale. Au risque de faire croire, comme ce fut à maintes reprises le cas dans l’Histoire, qu’on maltraitait cyniquement un corps encore chaud (voir encadrés pp. 30 et 32).
Cette étrange période fut d’abord marquée par l’incrédulité. L’état de santé de Yasser Arafat s’est dégradé sans que les médecins réussissent à formuler aucun diagnostic précis sur l’affection dont a souffert leur patient. Chacun fut donc libre d’improviser à partir des quelques bribes d’informations formulées par le général Christian Estripeau, le porte-parole du service de santé des armées françaises, exclusivement sur le mode du démenti : Arafat n’a pas de cancer ; il n’a pas de leucémie ; on n’a décelé dans son organisme aucune substance toxique. Bref, le chef de l’OLP n’a rien, mais il n’en est pas moins mortellement frappé. De quoi nourrir tous les fantasmes. Et les accusations, pour l’heure dénuées de toute justification, à l’instar de celles du Hamas ou des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, groupe armé proche du Fatah, qui évoquent les effets d’une grippe intestinale particulièrement sévère, de la mauvaise alimentation, de l’air vicié du bunker de la Mouqataa où Arafat s’était réfugié pendant le siège, d’une infection virale, voire d’un mystérieux poison, bien sûr administré par les Israéliens, éventuellement sous forme de gaz. Résultat : les Brigades appellent leurs hommes à « frapper Israël partout » pour venger la mort du « Vieux ». D’où, aussi, puisqu’on ne sait toujours rien, cet espoir fou, jusqu’au dernier moment, dans les rues de Cisjordanie, que le président de l’OLP conservait une chance de guérir aussi inexplicablement qu’il était tombé malade. Qu’il échapperait, une fois encore, aux règles admises, fussent-elles celles de la science. Qu’il en avait vu d’autres, et qu’on serait bien étonné de le voir bientôt ressusciter.
Les responsables palestiniens, qui avaient besoin de quelques jours pour surmonter les effets du traumatisme, ont tiré sans vergogne sur la ficelle de cette crédulité. Ainsi, le 9 novembre, alors que nul n’ignorait plus le caractère irréversible du « coma stade IV » dans lequel Arafat était plongé, le ministre palestinien des Affaires étrangères Nabil Chaath déclarait-il dans une conférence de presse à Paris : « Nous avons parlé longuement avec l’équipe médicale qui lui a prodigué des soins. […] Tout a été fait pour qu’il recouvre la santé. Son coeur, ses poumons et son cerveau fonctionnent. »
L’après-midi du même jour avait d’ailleurs été marqué par une valse de communiqués, tous affectés de la mention « Urgent », venus s’inscrire en rafale sur les écrans des agences de presse : « Arafat est en vie, dans un état critique », « ses heures sont comptées », « Arafat est mort »… autant de messages contradictoires émis par plusieurs sources palestiniennes et « recadrés » tant bien que mal par les autorités médicales. De tels propos auront, jusqu’à la fin, été guettés avec avidité par une population palestinienne restée étonnamment calme durant cette longue agonie.
Si le peuple a voulu douter jusqu’au bout de l’issue fatale, les proches du président, en revanche, n’ont pas hésité à se manifester dès qu’il est devenu évident que ce dernier, totalement tributaire de machines d’assistance vitale, se trouvait dans un état désespéré. La crise a fait apparaître des constellations d’hommes et de femmes, d’ordinaire discrets, qui se sont dessinées autour du raïs s’enfonçant dans la nuit.
Quand Arafat est arrivé à Paris, la gravité de son état était certes avérée. Le leader palestinien avait remplacé son keffieh de combat par une douillette « chapka », pour signifier à tous que l’heure était enfin venue de s’occuper de lui. Mais il était lucide : le petit groupe qui l’accompagnait avait été constitué sous ses yeux et probablement sur ses indications. Dans les abords de l’hôpital de Clamart, on put ainsi reconnaître Mohamed Dahlan, l’ancien chef de la sécurité, l’homme fort de Gaza ; Youssef Abdallah, le fidèle garde du corps d’Arafat ; Nabil Abou Roudeina, son proche conseiller et porte-parole ; son neveu Nasser Kudwa (représentant de l’Autorité palestinienne à l’ONU) ; Farouk Qaddoumi, l’un des chefs historiques du Fatah ; Leïla Shahid, la représentante en France de l’Autorité palestinienne ; le demi-frère médecin d’Arafat qui réside à Abou Dhabi ; et, bien sûr, l’incontournable Souha, l’épouse absente de Ramallah, qui, à Paris, reprenait résolument possession de son mari. Bref, une petite troupe informelle, où les liens de proximité affective semblaient l’emporter sur les relations politiques. Bien que tous n’aient pas été admis à franchir le seuil de la chambre du patient, c’était comme une famille élargie accompagnant à l’hôpital l’un de ses membres. « Le docteur Chirac » se joignait au cortège.
Quand il ne fut plus possible de douter de la proximité d’une échéance fatale, un tri nettement plus sévère a été effectué parmi les visiteurs. Aidée par les médecins, Souha fit place nette au chevet du malade inconscient. La communication fut verrouillée, au même titre que toutes les entrées dans le service. Mais on n’était pas seulement, alors, « entre la vie et la mort » de l’illustre patient. On se situait aussi entre, d’une part, l’intimité de la souffrance, domaine de la vie privée, régie, en France, par les dispositions du code civil sur le secret médical, le droit de visite et celui d’exercer les choix thérapeutiques au nom du moribond ; et, de l’autre, les affaires publiques léguées à ses successeurs par le responsable de l’Autorité palestinienne. Entre ces deux espaces, l’argent jetait une passerelle glissante sur laquelle bien peu avaient le droit de s’aventurer.
C’est sans doute à ce télescopage entre des légitimités d’origines différentes, revendiquées avec une égale vigueur, qu’on doit le « cafouillage » du 8 novembre, veille de la visite de la délégation composée de Mahmoud Abbas, le numéro deux de l’OLP, d’Ahmed Qoreï, le Premier ministre, de Nabil Chaath, le chef de la diplomatie palestinienne ainsi que du président du Conseil législatif, Rawhi Fattouh. Sans qu’il soit besoin de tirer des plans sur la comète de la succession d’Arafat, ces quatre hommes incarnent d’ores et déjà l’état-major suprême de la Palestine. C’est en tant que tels que leur fut infligé, de la part de Souha, l’épouse du raïs, un insultant camouflet accusant, sur les écrans d’Al-Jazira, « ces héritiers autoproclamés » de vouloir « enterrer vivant » le vieux chef alors qu’ils affirmaient venir seulement s’enquérir de sa santé !
Le cours de l’Histoire a obliqué pendant un instant – la visite a été annulée, des excuses exigées… -, avant de retrouver son équilibre, quand Nabil Chaath a mis sur le compte d’un « stress » bien compréhensible les excès de langage de Souha. Mais le mal était fait : sur un plateau de la balance, des décennies de militantisme et de sacrifices, des chemins escarpés gravis ensemble vers l’indépendance de la Palestine, des existences offertes à « la cause ». Et, sur l’autre, les imprécations d’une femme qui ne peut faire valoir, comme fondement de son autorité, que quelques années d’une vie conjugale d’ailleurs assez peu fusionnelle avec le père de la petite Zahwa. Et se met sous la protection du droit français pour tenir à bonne distance de son époux les fidèles compagnons de lutte.
L’incident, outre qu’il a ajouté la vulgarité des querelles personnelles à une terrible agonie, est significatif de la particularité du « fait palestinien » tel qu’Arafat l’a modelé depuis près d’un demi-siècle. Ne parlons pas des motivations sordides qui entourent bien des héritages, fussent-ils moins abondants que celui qui s’annonce ici. D’autant que, sous réserve d’un « scoop » de dernière minute, les légataires d’Arafat (ou de l’OLP, ou du Fatah, ou de l’AP…) devront se passer de testament. Quant à Souha, enfant gâtée, femme choyée et associée privilégiée, elle se trouve notamment sous le coup d’une instruction portant sur le transfert de Suisse, vers des comptes personnels en France, de quelque 10 millions d’euros en juillet 2002 et 2003, et ne devrait certes pas jouer les apprenties en matière financière.
Il sera temps, le moment venu, de tenter de démêler les aspects patrimoniaux d’une succession qui s’annonce complexe. Remarquons seulement comment, en l’occurrence, les symboles du pouvoir révèlent l’identité particulière de cette « nation au figuré » qu’Arafat a forgée, sans territoire homogène, sans cadre institutionnel stable, faite de « mouvements », d’ « organisations », de « comités », et surtout de l’exceptionnelle relation qu’un chef mythique a su tisser avec son peuple, dans la perspective d’un État à naître. C’est ce qui a fait le secret de son « aura », ce qui explique qu’aujourd’hui le monde entier a les yeux fixés sur son destin et sur ses restes. Arafat avait su installer un système dont sa présence était la clé, une alchimie subtile, qui n’appartenait qu’à lui, entre les liens organiques noués avec sa communauté et les structures habituelles de la démocratie classique. Le révolutionnaire en avait souvent pris à son aise avec les experts comptables, les greffiers et l’habit de la règle ou de la loi, qu’il jugeait volontiers trop étroit. Voilà ce qu’illustrent les derniers épisodes de sa fin et qui gouvernera sans doute les échéances à venir.
Celles-ci sont principalement au nombre de deux : les obsèques et la succession politique. Pour les premières, on sait depuis plusieurs jours déjà qu’elles ne pouvaient avoir lieu sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem (ou même dans les faubourgs de la Ville sainte), ce qui aurait répondu aux voeux les plus chers d’Arafat mais avait suscité le veto catégorique d’Ariel Sharon. Pas plus qu’à Gaza, ce qui, à l’inverse, avait – malgré quelques réserves sécuritaires – les faveurs de Tel-Aviv mais aurait représenté un constat d’échec symbolique pour l’aventure du leader palestinien. L’accord a finalement été trouvé pour une cérémonie de funérailles organisée au Caire, où la dépouille a été transportée le 12 novembre, aussitôt suivie d’une inhumation à Ramallah, dans cette Mouqataa où Arafat fut assiégé pendant quarante et un mois.
Avant même l’annonce officielle du décès, des bulldozers – palestiniens, cette fois – ont entrepris d’y dégager une esplanade encombrée de carcasses de véhicules, plots de béton et autres chicanes de protection, autant de vestiges de la résistance du quartier général aux multiples assauts des Israéliens. Cette proposition d’obsèques réalisées en deux temps – mais au cours de la même journée de vendredi -, sur deux sites différents – il semble que ce soit le président Moubarak qui en ait eu l’initiative -, a l’avantage de tirer une épine du pied des dirigeants israéliens qui redoutaient de voir affluer sur le sol de Cisjordanie des hôtes indésirables, en provenance notamment de pays n’ayant pas signé la paix avec l’État hébreu. L’Égypte dispose en outre de tous les moyens nécessaires pour éviter que l’hommage officiel ne soit entaché par d’éventuels débordements. Enfin, l’ultime retour aux sources dans la ville qui a vu naître Arafat en août 1929, l’adieu du Caire – organisé, sur place, par le conseiller Nabil Abou Roudeina et le financier Mohamed Rachid, deux proches du raïs – gratifie, au passage, le président égyptien par la confirmation de son leadership régional. Quant à Ramallah, la ville offre aux Palestiniens un lieu d’inhumation, voire de pèlerinage, acceptable, même si nombreux sont ceux qui veulent croire cette sépulture provisoire et qu’un jour viendra où elle trouvera la place qui lui revient : dans la capitale du futur État palestinien.
Les fragiles institutions palestiniennes, désormais en première ligne, se sont d’ores et déjà mises en mesure d’assurer les premières passations de pouvoirs : le 11 novembre, Mahmoud Abbas a été nommé nouveau chef du comité exécutif de l’OLP, tandis que Farouk Qaddoumi, élu chef du Fatah, a pris la tête de la principale composante de cette organisation. Le Premier ministre Ahmed Qoreï (Abou Ala) conserve son poste. Mais ces décisions de transition ne doivent pas faire illusion. Les Palestiniens ne devraient pas tarder à affronter l’épreuve du feu, c’est-à-dire, en l’occurrence, celle des urnes : le président du Conseil législatif palestinien, Rawhi Fattouh, qui assure l’intérim, dispose en effet de soixante jours pour organiser l’élection d’un nouveau président. Or, du fait de l’occupation, des bouclages et des opérations militaires israéliennes, la Palestine est tout sauf un État souverain. Aux problèmes tenant, à l’intérieur, à l’existence d’une opposition islamiste armée – le Hamas – et à une culture locale assez éloignée de la démocratie parlementaire – le Comité général du Fatah a été rassemblé pour la dernière fois à Tunis en 1989 – s’ajoutent les contraintes d’une situation de guerre larvée sur la plus grande partie du territoire. On en est donc réduit à épier les réactions de ceux dont dépend, sur le terrain, la tenue d’élections régulières, du fait de l’influence qu’ils exercent sur les conditions matérielles du scrutin. Et là, il faut bien avouer que le tableau reste passablement brouillé.
Après avoir exprimé aux Palestiniens des condoléances assez plates sur « le moment significatif » que traverse leur histoire, le président Bush affecte de répondre « présent » à leur soif d’élections libres – « Aidez-nous à construire une société libre et démocratique » ! -, sans marquer toutefois suffisamment le trait pour convaincre les dirigeants israéliens d’y collaborer eux aussi concrètement. Colin Powell a certes pris son téléphone pour appeler Nabil Chaath, son homologue palestinien, mais il était encore « trop tôt » pour traiter des questions de fond.
Avec des degrés de réserve ou de sympathie divers, il en va de même pour le président Poutine, Tony Blair – « le processus de paix constitue la plus haute priorité de la communauté internationale » -, Kofi Annan – « profondément ému » – et Hu Jintao – « un homme politique éminent »… Bref, rien de très tangible qui manifesterait une révision déchirante de la part de ceux ayant affirmé jusqu’ici que la présence d’Arafat ôtait toute crédibilité aux velléités démocratiques de son peuple.
Si l’on se tourne vers Israël, où Ariel Sharon ne faisait plus mystère, depuis des années, de la haine qu’il éprouvait à l’égard de son vieil ennemi, force est de constater que, mis à part quelques chercheurs en sciences sociales – le plus souvent, des sympathisants de la Palestine qui veulent croire à l’opportunité d’un « new deal » dans l’application des accords de paix -, le personnel politique y observe encore une prudente réserve. Shimon Pérès « n’ira pas » à Ramallah, car, depuis deux ans, le terrorisme a cassé quelque chose en lui. Itzhak Rabin, qui jadis partagea le prix Nobel avec Yasser Arafat, non plus, et pour cause ! Sans oublier Yossef Lapid, le ministre israélien de la Justice, affirmant sans ambages à la radio militaire de Tel-Aviv, à propos d’Arafat, « qu’il est bon que le monde en soit débarrassé ». Dans le cadre d’un sondage d’opinion anonyme, l’insulte aurait déjà de quoi choquer ; mais, comme déclaration émise « ès qualités » par un haut responsable politique, elle ne manque pas, en plus, d’inquiéter. Au-delà des mots, l’heure est, en Israël, aux mesures de sécurité renforcées – un langage que les Israéliens pratiquent depuis de longues années déjà.
Quoi qu’il en soit, le premier véritable test de la bonne – ou moins bonne – volonté de Sharon quant à un nouveau départ de ses relations avec des Palestiniens enfin « délivrés » de leur encombrante figure tutélaire concerne l’évacuation de Gaza, qui n’a plus aujourd’hui, à l’en croire, les mêmes raisons de s’effectuer d’une manière unilatérale. Ainsi pourra-t-on bientôt évaluer la teneur réelle des sentiments des Israéliens en direction de ce « deuxième peuple » avec qui il leur faudra bien, un jour, partager leur terre. Soit « l’obstacle Arafat » qu’ils ont si souvent mis en avant pour expliquer leur prudence ou leurs dérobades sur le chemin de la paix n’avait aucune réalité : Arafat mort, rien n’aura changé et l’on dénichera sans délai un autre prétexte, pour diaboliser le même combat sous un autre visage. Soit les Israéliens, las de tant de sang, ne voudront pas laisser passer leur chance, et le keffieh d’Abou Ammar flottera sur une nation pacifiée.

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