Compaoré à confesse

Le chef de l’État burkinabè, d’ordinaire peu disert, a décidé de répondre aux critiques et accusations de certains de ses détracteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur de son pays. Une interview exclusive.

Publié le 15 novembre 2004 Lecture : 19 minutes.

Pelleteuses, tracteurs et camions encombrent les rues. Sur les chantiers, ouvriers burkinabè, plâtriers marocains, menuisiers ghanéens, éclairagistes belges, informaticiens français, tous s’activent pour être prêts à temps. En ce début de novembre, le Burkina met les bouchées doubles. Les 26 et 27 novembre se tient en effet à Ouagadougou le Xe Sommet de la Francophonie. Les visiteurs s’inquiètent, mais les Burkinabè, eux, ont un moral d’acier. La ville sera à l’heure, comme d’habitude, serait-on tenté de dire, puisque ce n’est pas la première fois que le pays accueille une grande manifestation internationale. À Ouaga 2000, la nouvelle ville voulue, et quasiment dessinée, par le président Blaise Compaoré, on travaille nuit et jour. La nouvelle présidence de la République, la salle des congrès, le centre de presse…, tout est presque fini. L’hôtel cinq étoiles (financé par la Libye), lui, semble encore loin d’ouvrir ses portes. Mais encore une fois, les Burkinabè vous le disent : « Don’t worry ! » On attend donc entre 3 000 et 4 000 participants à ce sommet hors du commun. Outre les questions inhérentes à la francophonie (développement économique durable, diversité culturelle, libre circulation des personnes…), on parlera aussi beaucoup d’affaires régionales. La crise ivoirienne devrait de toute évidence s’imposer à la table des chefs d’État et de gouvernement. Nul ne sait encore si le président Laurent Gbagbo pourra ou voudra se rendre à Ouaga, mais le débat promet d’être musclé.
À quelques jours de cet important rendez-vous, le président Blaise Compaoré nous a reçu dans sa bonne capitale. Prudent, serein en apparence, et cela malgré les critiques et accusations de certains de ses voisins, le chef de l’Etat burkinabè répond à toutes nos questions. Comme à son habitude, avec une certaine franchise, une bonne dose de silence et pas mal d’expérience.

Jeune Afrique/l’intelligent : Vous êtes particulièrement impliqué en Côte d’Ivoire. La crise qu’elle traverse a connu ces derniers jours une sanglante escalade. Il s’agit pour vous et votre pays d’une affaire centrale. Quelle est votre analyse de la situation ?
Blaise Compaoré : Depuis deux ans, l’histoire montre que nous faisons face à une situation hautement imprévisible. Les derniers événements le prouvent. Nous condamnons les graves violations du cessez-le-feu, et déplorons les victimes causées par les bombardements et les manifestations. Ces événements sont survenus au moment où l’on parlait de manière plus concrète de l’application des accords de Marcoussis et d’Accra III [les derniers signés le 30 juillet dans la capitale ghanéenne par les différents acteurs de la crise, NDLR]. Pourtant, quels que soient les accords de Marcoussis, Accra I, II ou III, la solution est claire et présente à l’esprit de tout le monde : il faut tout d’abord clarifier la question de l’identité nationale et aller ensuite à des élections ouvertes à tous. C’est ce schéma que les différents acteurs politiques ivoiriens avaient eux-mêmes arrêté à Marcoussis.
J.A.I. : Vous n’êtes pas partisan de la partition de la Côte d’Ivoire ?
B.C. : Absolument pas. Et d’ailleurs, quel serait notre intérêt ? Notre intérêt est d’avoir une Côte d’Ivoire unie et stable.
J.A.I. : Le Burkina pourrait être tenté de s’étendre jusqu’à Bouaké ?
B.C. : Franchement, c’est de la politique-fiction. Ridicule… Le Burkina a suffisamment à faire avec le Burkina. Je vous l’ai dit, notre intérêt est d’avoir à nos côtés un pays uni et stable. Si vous regardez, la plupart de nos concitoyens émigrés résident en zone loyaliste. Pour nous, ce qui est donc important, c’est la paix, l’unité, du nord au sud.
J.A.I. : Comment pourrait-on résumer votre intérêt stratégique en Côte d’Ivoire ?
B.C. : Je ne sais pas si l’on peut qualifier cela d’« intérêt stratégique ». Si la Côte d’Ivoire est calme et unie, si nos concitoyens installés sur place peuvent y travailler et y vivre en sécurité, et si nous pouvons accéder à la mer par la route ou le chemin de fer, je pense que cela nous suffit amplement.
J.A.I. : Les mauvaises langues disent que vous aimeriez installer sur le fauteuil présidentiel ivoirien quelqu’un de plus proche de vos intérêts, disons, pour caricaturer, quelqu’un de plus « sahélien »…
B.C. : Encore une spéculation de journalistes, du roman… La Côte d’Ivoire est un pays souverain. Quel que soit le président en place, il pensera d’abord aux intérêts de son pays. En outre, le président ivoirien est désigné par les Ivoiriens. Et par personne d’autre. Ce qui compte pour nous, c’est d’avoir une politique de bon voisinage et que nos ressortissants puissent vivre en paix et en sécurité.
J.A.I. : Peut-être y a-t-il au Burkina un vieux rêve de rétablir un empire mossi, qui irait jusqu’en Côte d’Ivoire et au Ghana…
B.C. : Tout d’abord, le Burkina n’est pas un empire mossi. Le Burkina est un pays multiethnique, où chaque communauté a apporté sa pierre, sa touche. Deux, contrairement à ce que l’on dit souvent, les Mossis n’étaient pas un peuple d’envahisseurs ou de colonisateurs. Les Mossis ont eu pendant très longtemps des frontières très stables. Ce qui compte pour eux, c’est de « cultiver leur jardin… ».
J.A.I. : Peut-être êtes-vous un Mossi atypique, attiré par l’extérieur…
B.C. : Absolument pas. Le Burkina est ma préoccupation principale. Nous avons juste besoin de voisins stables qui ne nous empêchent pas de dormir.
J.A.I. : Disons que vous avez une réputation de franc-tireur…
B.C. : Nous organisons le Sommet de la Francophonie, nous sommes membres de cette communauté, à laquelle nous exprimons notre attachement. Alors franc-tireur, je ne vois pas… Les relations du Burkina avec la France sont excellentes. Nos communautés respectives sont bien intégrées dans l’un et l’autre pays. À travers la coopération décentralisée qui se développe entre nos villes et nos organisations non gouvernementales, le dialogue de peuple à peuple est facile, naturel. Sur un plan plus général, nous apprécions l’appui que les autorités françaises, et en particulier le président Jacques Chirac, apportent à l’Afrique dans les instances internationales. Comme cela a été le cas récemment à New York, lors d’une réunion consacrée à la lutte contre la pauvreté.
J.A.I. : Vous tenez tout de même à affirmer votre indépendance.
B.C. : Mais tous les pays africains sont indépendants ! Je vais répondre à ce qui semble vous tracasser. Pour le Burkina, ce qui compte, ce qui est essentiel, c’est de pouvoir marquer notre différence. De pouvoir dire en toute liberté : nous sommes d’accord ou nous ne sommes pas d’accord. Et sur les questions importantes, comme ce fut le cas concernant par exemple l’embargo sur la Libye, ou comme c’est le cas aujourd’hui concernant la crise ivoirienne, on sait ce que le Burkina pense.
J.A.I. : Le gouvernement mauritanien accuse formellement le Burkina d’avoir tenté de le renverser par un coup d’État. C’est une accusation très grave…
B.C. : C’est grotesque. Nous n’avons pratiquement aucun lien, ni de voisinage, ni économique, ni stratégique. Nous n’avons aucun domaine commun. Aucun domaine d’affrontement. Nous savons que certains sont allés auprès du gouvernement mauritanien pour diffuser des « fausses nouvelles » et des « faux scoops ». Tout le monde ne nous veut pas que du bien, c’est clair… J’observe simplement que les putschistes qui étaient censés résider au Burkina ont été arrêtés sur le territoire mauritanien.
J.A.I. : Mais vous avez dans votre entourage une personnalité mauritanienne qui n’est pas en odeur de sainteté à Nouakchott.
B.C. : Cette personne vit au Burkina depuis plusieurs années ; elle n’est pas en opposition ouverte au pouvoir mauritanien. D’ailleurs, je ne vois pas comment sa présence ici peut, à elle seule, constituer une menace pour le pouvoir mauritanien. Au Burkina, la vie, les activités des uns et des autres sont encadrées par l’État de droit. Nous sommes un pays ouvert. Des citoyens mauritaniens, même s’ils ne sont pas en odeur de sainteté à Nouakchott, peuvent vivre à Ouaga ou y transiter ou le visiter. Au xxie siècle, ce genre de situation ne me semble pas anormal ni suspect…
J.A.I. : Alors pourquoi ces accusations ?
B.C. : Aux Mauritaniens de répondre. Mais on sait ce qui se passe dans ce pays, les problèmes qu’ils ont, l’instabilité… Tout cela, ce n’est pas le Burkina qui en est à l’origine.
J.A.I. : Comment expliquez-vous cette réputation d’agitateur, de fauteur de troubles que l’on vous attribue ?
B.C. : Où cela ?
J.A.I. : En Mauritanie, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Liberia…
B.C. : Je suis souvent montré du doigt. C’est malheureux. Cela ne nous a pas empêchés de réunir de nombreux sommets ou réunions ici, à Ouaga, auxquels la plupart des pays de la région et du continent ont participé. Observez les conflits ou les tensions en Afrique, on y parle toujours d’ingérence extérieure… Mais le plus souvent il s’agit de problèmes internes que l’on ne peut pas ou que l’on ne veut pas résoudre. On cherche alors à faire diversion, les fameuses interventions extérieures.
Nous sommes souvent accusés d’accueillir des opposants d’autres pays. Le fond du problème, c’est l’aménagement de la démocratie et le respect des droits de l’homme à l’intérieur des États. Est-il normal, au xxie siècle, qu’un pouvoir contraigne ses adversaires à l’exil ? Chaque opposant doit pouvoir s’exprimer dans son propre pays, sans la moindre inquiétude. Si les libertés sont garanties, il n’y a pas de raison que des opposants se réfugient ailleurs. Il est plus sage de dialoguer avec ceux qui ont fui leur pays plutôt que de dénoncer d’hypothétiques ingérences des voisins…
J.A.I. : Dans quelques jours se tiendra à Ouagadougou le Xe Sommet de la Francophonie. Le Burkina se spécialise-t-il dans le business des grands événements, OUA, France-Afrique, Coupe d’Afrique des nations, sommet de l’UA sur la pauvreté… ?
B.C. : Ce n’est pas un « business ». Il s’agit de rencontres utiles. Sur des thèmes utiles. C’est aussi notre manière d’assumer notre pleine appartenance à la communauté internationale, et plus particulièrement à la communauté africaine. Nous sommes attachés à la Francophonie par la langue et par l’histoire. Nous sommes attachés aux valeurs que véhicule cette communauté : valeurs de dialogue, de diversité des cultures, de solidarité, de partage. C’est notre devoir de participer à cette construction francophone.
J.A.I. : Mais tout cela va coûter cher au Burkina ?
B.C. : Il ne faut pas exagérer. Nous avons des partenaires en francophonie qui nous aident activement, qui participent à l’organisation de ce sommet. Nous ne prenons pas en charge tout le budget d’organisation. Et puis, tout cela génère des retombées très importantes en termes d’infrastructures pour le pays. Il ne faut pas voir ce genre de sommet comme une réunion coûteuse de deux ou trois jours. Il s’agit pour nous d’une véritable opportunité. Nous avons l’ambition d’être un pays de services, et ces sommets nous permettent de consolider notre « offre » en termes d’accueil, d’hébergement, d’organisation.
J.A.I. : Pouvez-vous toutefois me donner un chiffre. Que coûtera ce sommet au trésor public burkinabè ?
B.C. : Attendez un peu. Nous ferons le bilan à la fin de l’événement. Disons que notre contribution est bien moins importante que celle de la France ou du Canada.
J.A.I. : Vous tenez un discours tout à fait rodé sur les bienfaits de la Francophonie. Mais on a un peu de mal à voir la communauté de destin entre un Burkinabè, un Français et un Vietnamien…
B.C. : Avoir une langue en commun, ce n’est pas rien. Cela nous permet de travailler ensemble sur des projets de communication, d’éducation, de santé, de développement. Il s’agit aussi pour nous de défendre ensemble un monde pluriel, multipolaire. Le dialogue est une vertu en baisse dans notre monde et la Francophonie est un outil de dialogue.
J.A.I. : Comment pourrait-on rendre la Francophonie plus efficace, en particulier pour les pays pauvres ?
B.C. : En orientant davantage ses préoccupations premières vers le développement économique de ses membres, en s’attaquant à la pauvreté ou à la promotion plus active de l’éducation. On peut et l’on doit aussi évoquer le problème de la circulation des artistes, des étudiants, des hommes d’affaires dans l’espace francophone. On peut évoquer la mise en place de réseaux d’initiatives culturelles. On peut évoquer la création d’instruments propres au développement économique, la mise en place de fonds de garantie ou d’investissements, la mise en place d’un modèle de banque de développement pour les entreprises…
J.A.I. : La Francophonie est-elle d’abord une affaire française, voire parisienne ? Après tout, les Français sont les principaux bailleurs de fonds.
B.C. : La Francophonie est avant tout une affaire d’idées, de projets. Chacun de ses membres, la France, le Canada, les autres, petits ou grands, peut y apporter sa part. Qui n’est pas forcément proportionnelle à son portefeuille…
J.A.I. : Le débat institutionnel qui avait agité la Francophonie, en particulier au sommet d’Hanoi en 1997, est-il définitivement réglé ?
B.C. : Je pense que nous sommes dorénavant dans un environnement qui permet d’avancer. Je crois également que monsieur Abdou Diouf, dont on connaît les qualités morales et intellectuelles, apporte une véritable contribution à l’édifice. Évidemment, comme toutes les organisations, la Francophonie a besoin de s’adapter et d’évoluer en permanence.
J.A.I. : On dit souvent de vous que vous êtes le moins francophile, le moins parisien justement, des chefs d’État de la région, que vous n’êtes pas un membre actif du fameux pré carré, que vous tenez à marquer votre indépendance à l’égard de la France.
B.C. : Avec les moyens modernes, on peut être très proche sans avoir besoin de se voir ou de fréquenter les palais des uns et des autres…
J.A.I. : Vous êtes au pouvoir depuis dix-sept ans. Vous n’êtes pas fatigué ? Vous avez encore envie de servir ?
B.C. : Dix-sept ans, c’est beaucoup lorsqu’on ne fait rien. Ou lorsqu’on n’a pas de résultats. Mais lorsqu’on travaille, qu’il y a des résultats, que vous êtes porté par une adhésion, non, ce n’est pas usant, ni fatigant. Au contraire.
J.A.I. : Vous avez modifié la Constitution pour vous garantir une durée indéterminée à la présidence…
B.C. : Il ne faut pas exagérer. Au Burkina comme ailleurs, la Constitution n’est pas un texte figé. Elle peut évoluer pour s’adapter au temps et à l’intérêt général. La Constitution remaniée me permet de briguer deux autres mandats de cinq ans. Elle me « permet ». Elle ne m’oblige à rien.
J.A.I. : Mais si vous « faites » dix ans de plus, cela vous fera 27 ans d’exercice. Vous risquez de ressembler à ces chefs africains qui ne quittent jamais le pouvoir…
B.C. : Chaque pays à un processus original. L’essentiel aujourd’hui n’est pas la longévité ou non des chefs d’État. L’essentiel aujourd’hui est de créer un cadre juridique où les citoyens participent à la vie politique, désignent leurs dirigeants, où les libertés fondamentales sont protégées. Pour le reste, je ne suis pas du genre à vouloir m’accrocher à une canne pour rester à mon poste. Cette limitation constitutionnelle est une réalité. Si évidemment je me représente deux fois de suite, et si Dieu me prête vie, dans dix ans, au plus tard, je serai à la retraite. À la soixantaine…
J.A.I. : Le temps politique africain est-il plus long qu’ailleurs ?
B.C. : Si les gens votent librement, s’ils témoignent d’une adhésion à votre travail, je ne vois pas pourquoi il faudrait aller chercher des poux sur une tête rasée. Certains restent au pouvoir quinze ou vingt ans et ils apportent la stabilité et la croissance. D’autres peuvent rester beaucoup moins longtemps et amener avec eux la pauvreté ou le chaos…
J.A.I. : Comment faites-vous pour ne pas vous enfermer dans la tour d’ivoire du pouvoir ?
B.C. : Au Burkina, le pouvoir ne peut pas s’exercer sans concertation. C’est une tradition très moderne. Historiquement, culturellement, politiquement, nous avons de nombreux cadres de dialogue. Et je ne vous parle pas de la presse, très active.
J.A.I. : Votre opposition semble s’être fragmentée, affaiblie. Pourtant, elle est très présente au Parlement, dans les médias…
B.C. : Ce n’est pas « mon » opposition. C’est l’opposition. Malheureusement, l’opposition parlementaire et représentative ne s’investit pas pleinement dans les débats d’idées ou de projets de société. Beaucoup de ceux qui sont devant les micros, qui nous interpellent à longueur de journée dans les médias d’ici et d’ailleurs appartiennent à des partis qui n’ont même pas un siège de conseiller municipal. La structuration est importante en politique et en démocratie. Comment peut-on parler d’alternance lorsque que l’on présente à l’opinion publique des dizaines de partis politiques ?
J.A.I. : L’alternance est-elle impossible en Afrique ?
B.C. : On ne favorise pas l’alternance en créant des dizaines de partis. L’alternance, c’est d’abord le résultat d’un cadre juridique et politique qui le permet. Nous avons dans ce pays un dispositif constitutionnel qui permet justement de tenir des élections transparentes et justes. Nous avons une Assemblée nationale qui fonctionne, où l’opposition, vous l’avez dit, est bien représentée. Mais ce n’est pas le rôle du pouvoir en place de se saborder ou d’envoyer des scrutateurs à la place des opposants dans les bureaux de vote…
J.A.I. : L’un de vos opposants les plus visibles, Herman Yaméogo, est accusé par le ministre de la Sécurité d’être…
B.C. : La justice a ouvert une information sur des faits pour lesquels il pourrait être appelé à répondre.
J.A.I. : En tous les cas, il est accusé d’être à l’origine de « vraies-fausses » nouvelles particulièrement dommageables pour le Burkina. Comment gère-t-on un tel dossier ?
B.C. : Il est normal qu’une personnalité soupçonnée de porter atteinte à la sécurité de l’État fasse l’objet d’une enquête. Mais dans ce domaine aussi, nous avons progressé. On ne se base pas uniquement sur les rapports de la sécurité. C’est à la justice de faire la part des choses, de mener l’enquête, de décider s’il faut poursuivre ou non. Il faut attendre.
J.A.I. : Certains estiment que le CDP [Congrès pour la démocratie et le progrès, la formation majoritaire], est un parti de bureaucrates et de notables. Il milite peu et ne vous protège pas assez…
B.C. : Je ne sais pas où vous avez entendu cela. Je ne suis pas d’accord. Le CDP est un parti organisé, qui travaille, qui propose, qui représente une véritable machine politique et électorale. C’est un parti responsable dont l’objectif n’est pas de faire descendre les gens dans la rue. Et je ne vois pas pourquoi le CDP devrait répondre à toutes les attaques venues de partis microscopiques.
J.A.I. : Dans le cadre de l’affaire Norbert Zongo [du nom du directeur de publication de L’Indépendant, mort assassiné en décembre 1998, NDLR], le parti vous a tout de même laissé en première ligne.
B.C. : Je suis le président, et il est normal que je sois interpellé. C’est un événement qui a suscité une grande émotion. Tous les moyens ont été donnés à la justice pour traiter le dossier. La commission d’enquête indépendante a indiqué des pistes en précisant qu’elle n’était sûre de rien. Des gens font des affirmations dont la justice ne peut se contenter. Il faut laisser les juges faire leur travail.
J.A.I. : Faites-nous une confidence. Allez-vous être candidat à un nouveau mandat en novembre 2005 ?
B.C. : Franchement, c’est dans plus d’un an. J’ai des tâches quotidiennes qui m’absorbent. Nous avons un sommet à organiser. Et on ne prend pas une décision de ce genre tout seul. Il faut consulter, se concerter, réfléchir. Nous n’en sommes pas là. C’est beaucoup trop tôt.
J.A.I. : Mais si vous ne vous représentez pas, ce serait une véritable révolution…
B.C. : Pourquoi ?
J.A.I. : Il faudrait trouver un successeur.
B.C. : Le CDP pourra s’en occuper et choisir son candidat.
J.A.I. : En regardant le passé, les dix-sept dernières années, de quoi êtes-vous le plus fier ?
B.C. : Je ne sais pas s’il y a une chose dont je suis fier en particulier. Ce qui est important pour moi, c’est que notre pays a progressé. Il a évolué globalement et positivement. Les progrès de la gouvernance sont visibles. Le pluralisme politique, la liberté de la presse, les libertés syndicales sont une réalité. Malgré la pauvreté de nos moyens, nous tentons de faire bouger ce pays, de donner une chance à tous ses citoyens de vivre mieux.
J.A.I. : Pensez-vous que le Burkina a définitivement tourné la page de la violence politique ?
B.C. : Sans vouloir comparer, le Burkina n’est pas le pays africain qui a connu le plus de violences, ni de tragédies politiques. Nous avons connu quarante ans d’une vie politique agitée, parfois violente, parfois plus calme et institutionnelle. Nous avons voté dans ce pays dès les années 1960. Nous avons connu des coups d’État et des révolutions. C’est notre capital d’expérience qui nous a aidés à apaiser notre vie politique. Il y a une prise de conscience collective, profonde. Aujourd’hui, les Burkinabè pensent que les conflits politiques, les conflits de pouvoir et d’idées peuvent se résoudre pacifiquement sans passer par la violence. C’est très important.
J.A.I. : Qu’est-ce qui peut encore vous motiver ?
B.C. : Cette impression de ne pas avoir fini mon travail. Il reste encore beaucoup de chantiers à achever, d’autres à ouvrir, en particulier dans le domaine de l’éducation, de la santé.
J.A.I. : Nous nous trouvons dans votre bureau au lendemain de la réélection du président américain George W. Bush. Quel regard portez-vous sur cette administration, par ailleurs fortement critiquée en Europe et dans une grande partie du monde ?
B.C. : Pour le Burkina, cela ne change rien. Nous avons de bonnes relations avec les États-Unis et nous pensons qu’elles continueront. Nous coopérons sur de nombreux dossiers. Le Corps de la paix (Peace Corps) est également très actif chez nous. Sur un plan plus général, je pense que, nourrie par l’expérience, la seconde administration Bush sera plus ouverte sur le monde. Les États-Unis ont besoin de l’appui et de la collaboration des alliés et des amis. Le conflit irakien ne pourra pas se résoudre sans une participation active des autres puissances. La guerre contre le terrorisme ne peut pas se gagner « poitrine contre poitrine ». Le terrorisme est un fléau qui ne date pas d’aujourd’hui. Il faut éviter les conflits armés et rationaliser le travail entre les nations, en particulier dans le domaine du renseignement et de la coopération policière.
J.A.I. : Le Burkina joue-t-il un rôle particulier dans cette guerre contre le terrorisme ?
B.C. : Nous appliquons pleinement les textes internationaux concernant la lutte contre le terrorisme. Sur le plan de l’information et du renseignement, nous coopérons pleinement avec les autres nations. Mais nous restons convaincus que tout cela n’est pas suffisant. Il faut s’attaquer aux racines de la violence, à la pauvreté, la misère et l’injustice. Je pense en particulier à la Palestine et à la tragédie que vivent les palestiniens. Imaginez le monde avec ce problème réglé. Je suis sûr qu’une bonne partie du terrorisme n’aurait plus de raisons d’être.
J.A.I. : Quelle est votre position sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies ?
B.C. : Nous sommes au XXIe siècle, plus de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, et le Conseil de sécurité reflète une réalité dépassée. La sécurité globale n’est pas uniquement une question militaire au sens classique du terme. Le problème n’est pas seulement de savoir qui a le droit d’envahir qui. La faim, la pauvreté, les trafics, la maladie, le sida représentent de véritables menaces pour la sécurité globale. Il faut que les Nations unies puissent relever ces nouveaux défis. Il faut que les grands pays qui ont perdu la guerre, il y a plus d’un demi-siècle, comme le Japon et l’Allemagne, soient pleinement associés à cette lutte. De même que les nouveaux géants, le Brésil, l’Inde, la Chine…
J.A.I. : L’Afrique doit-elle avoir un poste de membre permanent ?
B.C. : L’Afrique est un continent absent sur la scène internationale . C’est une aberration absolument contreproductive. Nous militons pour que le continent obtienne deux sièges permanents au Conseil de sécurité. Cela nous semble logique et équitable. À nous de nous entendre pour définir le mode de désignation de ces deux membres permanents.
J.A.I. : Vous êtes un membre actif et militant de l’Union africaine. Ne s’agit-il pas « d’un grand machin » aux ambitions trop larges ?
B.C. : Je pense que l’UA se porte bien, qu’elle bénéficie de l’expérience, positive et négative, de ce qu’a été l’OUA. Je pense que l’UA est indispensable pour fédérer les efforts de tous les Africains, rassembler nos énergies, pour prévenir et résoudre les conflits. Mais il faut rationaliser les méthodes de travail pour avancer plus vite. Une cinquantaine d’États ne peuvent pas traiter ensemble de tous les sujets et de tous les conflits. Pour caricaturer à peine, la situation en Guinée-Bissau n’a pas à être analysée en profondeur par le Kenya ou la Tanzanie. Il faut une division du travail entre l’union continentale et les régions du continent. Les ensembles régionaux, comme la Cedeao, doivent déblayer et résoudre les dossiers qui les concernent.

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