[Analyse] Au Liban, le piège des élections anticipées
Alors que le pays est confronté à une crise sans précédent, les forces politiques appellent à la tenue de législatives anticipées. Pourtant, en l’état actuel des choses, rien ne permettrait l’expression institutionnelle d’une société civile pourtant engagée
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Raphaël Gourrada
Docteur en sciences politiques et chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Spécialiste des questions de leadership et du conservatisme politique dans la région Afrique du Nord/Moyen-Orient
Publié le 14 août 2020 Lecture : 4 minutes.
La situation n’était plus tenable pour ce gouvernement dit « techno-politique » ayant vu le jour le 21 janvier dernier. Depuis la tragédie du 4 août, les démissions se sont enchaînées au sein du cabinet Diab : pas moins de six ministres ont rendu leurs tabliers, soit un tiers du gouvernement.
La veille du drame, le 3 août, la démission du ministre des Affaires Étrangères Nassif Hitti, faisant état de désaccords profonds avec la ligne politique promue par le cabinet et ses parrains politiques, laissait présager un vacillement de ce gouvernement éprouvé.
Ce dernier aura donc traversé : la faillite financière du pays, la crise de la COVID-19 et, enfin, l’effroyable tragédie humanitaire issue de l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium.
Drame incommensurable
Le drame est incommensurable, la peine l’est tout autant. Le nombre de décès s’élève pour le moment à 171, celui des blessés à 6 000 et 300 000 Libanais se retrouvent sans abris. Après le deuil, vint la colère des milliers de Libanais descendus dans la rue le samedi 8 août. Car les revendications populaires ne sont pas nouvelles au Liban où, depuis le 17 octobre 2019, la rue fait entendre sa voix.
Or, depuis la chute du gouvernement Hariri, le 29 octobre, rien n’a changé. Les réformes n’ont pas été entreprises, bloquées par les querelles de positions entre le cabinet et l’establishment politico-financier, empêchant le versement d’une aide internationale conditionnée par le FMI.
Le Liban en est aujourd’hui au même point qu’en décembre, nonobstant l’ajout d’une crise sanitaire mondiale et d’un drame humanitaire national.
Le cabinet démissionnaire jouait le double rôle de paravent et de fusible
Exit le gouvernement Diab, quelles perspectives pour le Liban de l’après 4 août ? Ne nous leurrons pas, le cabinet démissionnaire jouait assurément le double rôle de paravent dissimulant un contrôle toujours effectif de la classe politique traditionnelle, et de fusible dont la vocation était de sauter en cas de mécontentement populaire. Des sources proches des milieux du pouvoir évoquaient, à ce propos, l’éventualité d’un tel sacrifice lors de la séance parlementaire du jeudi 13 août.
Ce scénario aurait certainement permis aux parlementaires et à leur Président Nabih Berri de tirer les bénéfices symboliques d’un désaveu du gouvernement, tout en en faisant le responsable principal du drame récent. Le sabordage du navire par son capitaine leur aura certainement coupé l’herbe sous le pied.
Résilience des conservatismes
Alors que le pays se trouve à nouveau confronté à un moment de fluidité politique majeur, les forces politiques s’organisent et affûtent leurs stratégies. Les partis dits « d’opposition » entendent bien tirer parti de la situation actuelle.
Il s’agit dès lors de se positionner rapidement en ministrables susceptibles d’intégrer un gouvernement de transition. L’appel à la tenue d’élections anticipées est également le positionnement privilégié par Samy Gemayel, chef du parti Kataëb et héritier d’une grande famille de leaders libanais, qui en appelle donc aux urnes « sur la base d’une nouvelle loi électorale ». Pour cette opposition, cela permettrait une alternance bienvenue.
L’absence d’autorité encadrant les dépenses de campagne privilégie les appareils partisans les plus puissants au détriment des jeunes formations
Il s’agit bien évidemment d’un leurre piégeur. Car en l’état actuel des choses, rien ne permettrait l’expression institutionnelle d’une société civile pourtant engagée, présente et active.
La loi électorale actuelle, matinée de proportionnelle mais privilégiant une répartition confessionnalisée des sièges alloués aux députés dans chaque caza (district), ne laisse que peu de place aux candidats indépendants. De plus, le mode de candidature par liste obligatoire bloque bien souvent leur entrée dans l’arène parlementaire.
Enfin, l’absence de toute autorité encadrant les dépenses de campagne privilégie les appareils partisans les plus puissants au détriment des jeunes formations. À titre d’exemple, les dernières élections législatives de mai 2018 n’ont vu qu’une candidate issue de la société civile, l’ex-présentatrice Paula Yacoubian, accéder à la chambre des députés.
De l’audace, encore de l’audace
Dans ces conditions, on imagine mal comment la tenue de législatives anticipées pourraient favoriser l’émergence de nouvelles forces politiques. Le timing resserré ne joue pas non plus en faveur de l’opposition civile qui a besoin de temps pour organiser ses efforts de campagne et établir une feuille de route précise pour réformer en profondeur le régime.
C’est bien sûr une des motivations de la classe politique conservatrice : organiser de rapides élections pour capitaliser sur le momentum.
Le destin du Liban peut néanmoins se jouer dans les prochains jours si la société civile libanaise, appuyée par la communauté internationale, saisit le moment à bras-le-corps et engage une bataille sur deux fronts : celui de l’urgence en formant un gouvernement issu de ses rangs, à qui reviendra la lourde tâche de panser les plaies immédiates du pays ; celui plus long de la réforme structurelle à travers l’élection, a posteriori, d’une assemblée constituante.
Regroupant les forces vives, techniciens, praticiens, juristes et économistes de qualité dont la société libanaise est extrêmement riche, elle permettra de franchir enfin ce pas décisif et de fonder véritablement un modèle affranchi du biais communautaire ainsi qu’un nouveau pacte politique.
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