Barroso au rattrapage

La nouvelle Commission devrait recevoir l’investiture des eurodéputés à la mi-novembre. À l’issue d’une grave crise et avec un mois de retard.

Publié le 15 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Pendant plusieurs semaines, l’Europe a été en crise. Non pas l’Europe des hommes ou des nations, mais l’Europe institutionnelle. Au point que la « Commission Barroso », du nom de l’ancien Premier ministre portugais qui préside cet organisme, n’est toujours pas en place. L’affaire a été si sérieuse que les journaux américains, d’ordinaire peu sensibles aux questions européennes, lui ont consacré de nombreux articles. Voici, pour comprendre l’imbroglio, les réponses aux questions qui se posent.

Pourquoi cette crise ? Tout commence lorsque le commissaire Rocco Buttiglione, le représentant de l’Italie au sein de l’exécutif européen qu’on appelle la Commission, tient des propos machistes et homophobes, jugeant notamment que l’homosexualité est un « péché ». Devant le tollé provoqué par ses déclarations, il les atténue et renie certaines d’entre elles. Il n’empêche. Les parlementaires européens, qui auditionnent les commissaires, sont choqués. D’autant que d’autres postulants ne les ont pas davantage séduits. Ils ont déploré le faible niveau des connaissances de deux candidats. Ils ont trouvé la commissaire néerlandaise Neelie Kroes trop liée au monde des affaires qu’elle est chargée de contrôler. Un autre a été jugé incompétent ; un dernier a même été soupçonné de ne pas être intègre. Bref, les eurodéputés font la grimace. S’ils ne peuvent récuser tel ou tel commissaire, ils peuvent en revanche refuser d’approuver la nomination de l’ensemble de la Commission et exercer ainsi un véritable droit de censure.
En dépit de ces réticences, José Manuel Durao Barroso entend quand même solliciter l’investiture du Parlement européen. Il doit pourtant se rendre à l’évidence : elle ne lui sera pas accordée. Alors, plutôt que de risquer un échec, il recule. Renonce à se présenter devant les députés, demande un report du vote. Tout en assurant qu’il ne retirera pas son portefeuille à Rocco Buttiglione, il s’engage à remanier son équipe afin d’en présenter une autre, moins contestable. C’est la crise. La Commission Barroso ne peut se mettre au travail dans les temps. Résultat : la Commission précédente, dirigée par Romano Prodi, est contrainte de gérer les affaires courantes.

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Comment la crise s’est-elle dénouée ? Devant le « niet » des députés, Barroso a tout de suite compris qu’il devait remodeler sa Commission pour la rendre plus conforme aux voeux des parlementaires. Aussi se rend-il très vite dans les principales capitales européennes pour mettre les gouvernements face à leurs responsabilités. En effet, les commissaires, représentants de leur nation, sont désignés par l’exécutif de chacun des États membres. Des aménagements sont immédiatement imaginés, qui donnent lieu à un grand jeu de chaises musicales. L’homme par qui le scandale était arrivé, Buttiglione, démissionne (du coup, il a créé, dans son pays d’origine, un nouveau mouvement de chrétiens conservateurs) et est remplacé, à la demande de Silvio Berlusconi, par le ministre italien des Affaires étrangères Franco Frattini. Ce dernier sera en charge de la Justice, de la Liberté, de la Sécurité et des Affaires d’immigration. La commissaire lettone Ingrida Udre, coupable d’avoir été une eurosceptique dans le passé, s’efface. L’un de ses compatriotes, Andris Piebalgs, prend la place du Hongrois Laszlo Kovacs, jugé incompétent pour s’occuper de l’Énergie. Mais ce dernier ne s’en va pas pour autant. Son pays exigeant son maintien, il va s’occuper de la Fiscalité. Quant à la Néerlandaise Neelie Kroes, également très contestée, elle conserve le portefeuille de la Concurrence qui lui avait été proposé, La Haye ayant énergiquement refusé de l’abandonner. Bref, le manège tourne et la nouvelle Commission joue l’air favori du bal des hypocrites : « Embrassons-nous, Folleville ».

Que va-t-il se passer maintenant ? Les choses étant rentrées dans l’ordre, il ne reste plus qu’à les orchestrer officiellement. Comme il se doit, le compromis a été salué avec bienveillance par les « putschistes » de Strasbourg. Les groupes parlementaires ont tous exprimé leur satisfaction, faisant mine d’« oublier » le maintien des commissaires qu’ils critiquaient auparavant. La nouvelle Commission devrait être adoubée prochainement, sans doute le 18 novembre, et pourrait se mettre officiellement au travail dès le 22. Avec près d’un mois de retard…

Qui a gagné, qui a perdu ? Barroso a beau jurer que les changements qu’il a opérés sont minimes et symboliques, il n’en a pas moins dû s’incliner devant les desiderata des eurodéputés. Ce fait rarissime dans les institutions européennes affaiblit dès le départ la Commission qu’il préside. D’autant que, si besoin est, les gouvernements sauront lui rappeler ses premiers pas difficiles… Déjà, lors du dernier sommet européen, au début de novembre, les dirigeants des vingt-cinq membres de l’Union européenne (UE) se sont bien gardés d’accorder à Barroso le « plein appui » qu’il réclamait. C’est dire que l’épisode laissera des traces. Sentiment encore renforcé par le fait que, depuis la présidence du Français Jacques Delors, les Commissions n’ont guère été flamboyantes. La Commission Santer avait dû démissionner en 1999 sous la pression des députés, et la Commission Prodi n’aura eu qu’une très faible influence politique.
À l’inverse, le Parlement, contrôleur de l’exécutif, a montré qu’on devait compter avec lui et qu’il avait pour le moins un pouvoir de nuisance. Même si, comme on l’a vu, les commissaires sont désignés par les capitales européennes et reçoivent leur portefeuille du président de la Commission, ils n’en doivent pas moins obtenir l’agrément des eurodéputés. D’où, de la part de ces derniers, un sentiment de puissance qu’ils ne se privent pas de faire sentir alentour. Pour certains, c’est le triomphe des peuples, via leurs députés, sur la technostructure bruxelloise, et donc une avancée de la démocratie à l’heure où les citoyens souhaitent une Europe plus transparente et plus proche de leurs préoccupations. Pour d’autres, c’est l’irruption, sur la scène européenne, du « régime des partis », les parlementaires usant de leur légitimité pour affaiblir l’exécutif. Au moment où la rivalité avec les Américains et l’attitude unilatéraliste de l’équipe Bush exigent une efficacité et une solidarité renforcées de l’UE, cette crise pourrait être une manifestation supplémentaire de paralysie. Quoi qu’il en soit, la jubilation des députés devant le recul de Barroso puis sa recherche d’un compromis témoignent du pouvoir réel de l’institution parlementaire, qui, au départ, n’avait qu’un rôle consultatif.

Que deviennent les « Grands » ? Aujourd’hui, au sein de la Commission, l’affaiblissement des « Grands », principalement l’Allemagne et la France, est patent. Ce recul a d’abord un fondement institutionnel. L’Europe compte désormais vingt-cinq membres – dix pays supplémentaires. Pour les accueillir, tout le monde a dû se serrer, et les six pays fondateurs ont renoncé à avoir, chacun, deux commissaires. Alors qu’ils représentaient auparavant la moitié du collège, ils n’ont plus que six commissaires sur vingt-cinq. Dans leur esprit, pourtant, la quantité devait être palliée par l’importance et le rang. Or la France doit se contenter du maigre portefeuille des Transports, et l’Allemagne n’a pas obtenu le poste de supercommissaire de l’Économie auquel elle aspirait. Dans la composition de sa Commission, Barroso a privilégié les petits pays, leur confiant souvent d’importantes responsabilités. Il a en outre refusé de hiérarchiser son gouvernement, ce qui aurait permis de compenser la faiblesse numérique des États fondateurs. Pour certains, les choix de ce libéral conservateur réputé atlantiste traduisent tout à la fois une volonté de faire apparaître la Nouvelle Europe chère à l’administration américaine, de privilégier les États favorables à la guerre en Irak et d’affaiblir, sans le dire, le couple franco-allemand. Paris et Berlin, en tout cas, ont longtemps fait grise mine. C’est pourquoi, derrière les sourires de façade, les deux capitales ont sans doute éprouvé une certaine satisfaction devant les déboires de Barroso. Une satisfaction au goût de revanche.

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