Les combats de Néjib Chebbi
Après la fermeture du siège de son parti, l’opposant a engagé une grève de la faim « illimitée ».
Ahmed Néjib Chebbi n’a rien, vraiment rien d’une tête brûlée. Avec ses faux airs de notable, cet avocat de 64 ans qui fut secrétaire général du Parti démocrate progressiste (PDP) est une figure connue de la vie politique tunisienne depuis un quart de siècle. Pourtant, reclus dans sa belle maison surplombant la baie de Gammarth, ce grand bourgeois distingué et affable observe depuis le 20 septembre une grève de la faim illimitée en compagnie de Maya Jéribi, qui lui a succédé à la tête de la formation d’opposition en décembre 2006. Leur état de santé est jugé plus que préoccupant.
Chebbi, qui a de sérieux antécédents cardiaques – il a subi un quadruple pontage préventif en 2003 -, présente des symptômes de souffrance hépatique qui pourraient contraindre ses médecins à l’opérer de la vésicule, pour éviter que l’affection des voies biliaires dont il est atteint dégénère en pancréatite. Quant à Maya Jéribi, frêle bout de femme de 48 ans, elle est déjà très affaiblie et souffre de « graves désordres biologiques ».
À l’origine de ce mouvement : la fermeture du siège du parti, rue Ève-Nohelle, dans le centre-ville de Tunis, après que le propriétaire eut demandé et obtenu de la justice la rupture du bail pour protester contre l’utilisation à ses yeux abusive des locaux qu’il loue au journal Al Mawkif, mais qui servent en fait de siège au PDP. Précisions utiles : Al Mawkif, que dirige Néjib Chebbi, est l’organe du PDP et la confusion dure depuis la signature du contrat, il y a treize ans.
Pour les autorités, qui nient toute implication dans cette affaire, il s’agit d’un banal litige entre un propriétaire d’immeuble et son locataire. La version de Chebbi est très différente : « C’est un combat politique. Nous nous battons simplement pour continuer à exister, pour défendre le dernier carré des libertés en Tunisie. Tous les lieux de réunion utilisés par les associations indépendantes du pouvoir ont été fermés les uns après les autres. Y compris le siège de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), qui est désormais sans domicile fixe. L’expulsion de nos locaux est téléguidée et nous voulons prendre à témoin l’opinion, nationale et internationale. » Les deux grévistes de la faim ont reçu la visite de plusieurs diplomates européens et – le geste n’est pas passé inaperçu – de l’ambassadeur des États-Unis, Robert Godec.
C’est qu’au fil des années Chebbi s’est taillé une place singulière dans le paysage tunisien, au centre de la galaxie oppositionnelle. Vieux routier de la politique, il a été de tous les combats de sa génération. En 1964, il entreprend des études de médecine, à Paris, qu’il abandonne deux ans plus tard. Entre-temps, il est devenu militant d’extrême gauche et nationaliste arabe.
En 1966, il rentre à Tunis et s’inscrit en fac de droit. Impressionné par la résistance vietnamienne aux forces d’invasion américaines, il fraie un temps avec les maoïstes et devient l’un des leaders de la contestation étudiante du printemps 1968. Arrêté et jugé par la Cour de sûreté de l’État, il écope d’une peine de onze ans de prison. Gracié en mars 1970, il est placé en résidence surveillée. Le 4 février 1971, il s’exile, d’abord en Algérie, puis en France, où il rejoint l’organisation marxiste El Amel Tounsi (« le travailleur tunisien »). Bilan : deux condamnations, par contumace, à douze et neuf ans de réclusion.
Cela ne l’empêche pas de rentrer clandestinement en Tunisie, en 1979. À nouveau gracié en 1981, il constitue avec un groupe de militants d’extrême gauche convertis à la social-démocratie, comme Rachid Khechana, Omar Mestiri ou Sihem Ben Sedrine, le noyau de ce qui allait devenir le Rassemblement socialiste progressiste (RSP).
Fondé en septembre 1983 et reconnu cinq ans plus tard, peu après l’arrivée au pouvoir du président Zine el-Abidine Ben Ali, le RSP prend ses distances avec le système au début des années 1990. Attaché à son indépendance et refusant de jouer le jeu de l’opposition consensuelle, il se trouve vite marginalisé. Malgré un code électoral garantissant 20 % des sièges à l’opposition, ses indociles candidats échouent systématiquement aux portes du Parlement. Conséquence de ces échecs répétés, le parti est privé de subventions publiques et ignoré par les médias officiels.
Chebbi fait alors figure de curiosité : signataire du Pacte national de 1988*, il est le seul opposant « légal » au régime. Les dissidents purs et durs lui pardonnent difficilement cette « compromission initiale ». Il faudra quelques années pour que le malentendu soit dissipé. Dans la foulée de la grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik (avril-mai 2000), qui sonne le réveil de la contestation, le RSP se rapproche de la « dissidence démocratique » et, en mars 2001, change de nom. Après avoir intégré plusieurs autres tendances, le RSP est rebaptisé PDP. Il se renforce, attire quelques personnalités de la société civile, met sa structure légale – et son siège – à la disposition des démocrates de tous horizons et devient une sorte de parti-pivot.
Chebbi s’implique dans tous les mouvements de la société civile (avocats, magistrats, journalistes), tente en vain de faire obstacle à l’amendement de l’article 39 de la Constitution, qui autorise le président Ben Ali à briguer un quatrième mandat en 2004, puis, en octobre-novembre 2005, participe à la très médiatisée « grève de la faim des huit », qui jette une ombre sur la tenue du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). En décembre de la même année, il est l’un des principaux artisans de la création du « comité du 18 octobre », structure informelle réunissant le PDP, divers partis et personnalités de l’opposition laïque, ainsi que d’anciens dirigeants du parti islamiste Ennahda (interdit).
« Jusqu’en 2003, j’étais opposé à un rapprochement avec les islamistes, explique Chebbi, même si je militais pour l’élargissement de leurs prisonniers. Ensuite, j’ai cru déceler dans leur doctrine et dans les déclarations de leurs dirigeants une évolution en faveur de la démocratie. Nous avons fait notre aggiornamento idéologique en renonçant aux vieilles lunes marxistes et collectivistes dix ans avant la chute du mur de Berlin. On peut aider les islamistes à faire le leur. Si nous y arrivons, ce serait un premier pas vers leur intégration dans le jeu démocratique. »
Chebbi et Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda exilé à Londres, se rencontrent à deux reprises au cours de l’été 2004, dans la capitale britannique, puis fortuitement, fin 2005, à l’occasion d’un pèlerinage à La Mecque. Zied Doulatli et Ali Laaraiedh, l’ancien porte-parole de la formation islamiste, sont officieusement mandatés pour négocier avec la gauche et les laïcs au sein d’un comité ad hoc qui se réunit de façon plus ou moins clandestine, à Tunis. Les discussions portent sur « quatre points nodaux » qui doivent impérativement être précisés avant d’engager des tractations sérieuses : la liberté de la femme, la liberté de conscience, le rapport État-religion et la question sensible des houdoud, les châtiments corporels coraniques. Les premiers résultats sont jugés très encourageants par Chebbi, notamment sur les deux premiers points.
Parallèlement, il noue des relations suivies avec les Américains et assure : « Je ne suis pas naïf, je n’ignore rien des arrière-pensées de l’administration Bush, mais je suis un opposant : je ne vais tout de même pas me plaindre si les Américains font pression pour la démocratisation des systèmes politiques arabes ! Dialoguer ne signifie pas se rallier ou cautionner. Chacun connaît d’ailleurs mes positions sur la Palestine ou l’Irak » En mars 2006, il répond à une invitation de l’American Enterprise Institute (AEI), le très conservateur think-tank, et séjourne pendant quelques semaines aux États-Unis. Ce flirt contre nature ne dure pas. Révulsé par l’exécution de Saddam Hussein, il coupe les ponts avec l’AEI.
Longtemps dépeint par ses détracteurs comme un idéologue sectaire, il est désormais critiqué par les mêmes pour la flexibilité de ses convictions et son opportunisme. Néjib Chebbi est avant tout un pragmatique, convaincu que le monde a changé et qu’il faut faire bouger les lignes. Bref, il fait de la politique.
* Signée le 7 novembre 1988 par le parti au pouvoir et les six principales formations d’opposition, cette charte était censée définir les règles du jeu démocratique.
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