Israël contre Israël

Dans une tribune publiée par le quotidien Haaretz, Carlo Strenger* met en garde les dirigeants israéliens contre les conséquences de leur indifférence face à la dégradation progressive de l’image de l’État hébreu.

Publié le 15 octobre 2007 Lecture : 4 minutes.

Henry Kissinger disait qu’Israël n’a pas de politique étrangère mais seulement une politique intérieure. À entendre nos hommes politiques, on se demande souvent s’ils ont une stratégie à long terme. Tous les responsables politiques israéliens étant censés réfléchir à la survie à long terme d’Israël, il est étonnant qu’on n’ait ici accordé aucune attention à un important débat qui a eu lieu aux États-Unis et peut être lourd de conséquences pour notre pays.
Il y a dix-huit mois, deux importants politologues, Stephen Walt, professeur à Harvard, et John Mearsheimer, professeur à l’université de Chicago, ont publié un article affirmant que la politique américaine au Moyen-Orient, en particulier la malencontreuse guerre en Irak et le soutien sans réserve apporté à Israël depuis des décennies, va contre les intérêts des États-Unis. Ils en rejettent la responsabilité sur l’influence du lobby israélien. L’article a provoqué une grande émotion dans les milieux juifs aux États-Unis, mais curieusement, il n’a soulevé aucun intérêt en Israël. Walt et Mearsheimer ont aujourd’hui repris leur article dans un livre intitulé The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy. Leur conclusion : les États-Unis doivent traiter Israël comme n’importe quel autre pays et ne plus le considérer comme un allié spécial, parce qu’une étroite relation avec l’État hébreu est contraire aux intérêts américains.
Walt et Mearsheimer présentent Israël comme un « État voyou » qui ne respecte pas le droit international et n’est pas à la hauteur de ce qu’on attend d’un pays occidental. Le sous-entendu est clair : Israël n’est qu’un pays du Moyen-Orient peu fiable – et le nombre de responsables politiques et de leaders d’opinion qui sont de cet avis ne fait qu’augmenter.

Ce qui m’intéresse ici n’est pas de savoir si Walt et Mearsheimer ont raison dans leur analyse du pouvoir du lobby israélien aux États-Unis. Ce que je veux souligner est que leur prise de position anti-israélienne n’est que la partie visible d’un iceberg que les responsables politiques israéliens veulent ignorer. Considérer que le phénomène Walt-Mearsheimer n’a aucune importance est une forme d’aveuglement, car c’est un refus de prendre en compte une tendance qui s’est affirmée ces dernières années. Il y a une forme de consensus sur le fait que la confrontation avec l’islam politique est devenue le problème géopolitique numéro un de l’Occident. C’est ce qu’on appelle généralement le « choc des civilisations », selon la formule de Samuel Huntington et de Bernard Lewis. Un nombre croissant de personnalités influentes, en Europe et aux États-Unis, pensent qu’Israël, s’il n’est pas nécessairement la principale cause de la montée de l’islam politique, est devenu pour les islamistes un symbole rassembleur. Il suffit de regarder sur le Web n’importe quel site islamiste, jusqu’au Pakistan, pour constater que les images de la Cisjordanie sont l’essentiel de leur iconographie.
La manière dont Israël a traité les Palestiniens et le Liban ces dernières décennies est à l’origine d’un processus dans le cadre duquel les Occidentaux commencent à considérer Israël comme un État paria n’ayant pas de véritables affinités avec les valeurs occidentales. Dès lors, il n’est plus du bon côté dans le choc des civilisations, comme le montrait l’expression employée par l’ambassadeur de France en Grande-Bretagne, le qualifiant de « petit pays de merde ». Tous ces développements sont systématiquement ignorés par les dirigeants israéliens. Ils s’intéressent plus aux chamailleries politiques à court terme qu’à la survie d’Israël, théoriquement leur premier objectif. Toute critique de la politique israélienne passe pour la manifestation d’un nouvel antisémitisme. L’argument souvent invoqué est que nous ne sommes pas jugés selon les mêmes critères que nos voisins : « La Jordanie, la Syrie, l’Irak et l’Arabie saoudite peuvent se comporter de façon beaucoup plus scandaleuse que nous sans qu’on leur dise rien. »
Mon point de vue est simple : le jour où nous ne serons plus jugés selon les critères de l’Occident marquera le commencement de la fin d’Israël, parce que cela voudra dire que l’Occident a décidé que nous n’en faisons plus partie, et dès lors, il ne se sentira plus tenu de défendre l’existence de l’État hébreu. Le jour peut venir où, comme l’indiquent Walt et Mearsheimer, Israël ne sera plus considéré que comme un pays fauteur de troubles qui déstabilise le monde.

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Avoir un comportement qui satisfait aux critères des Occidentaux est beaucoup plus important pour la survie à long terme d’Israël que la récupération de quelques kilomètres carrés ici et là, en construisant une barrière de sécurité qui empiète sur les territoires palestiniens, en détruisant des villages, des maisons et des écoles et en multipliant les colonies. De telles manières de faire sont non seulement moralement scandaleuses, mais elles remettent en question chaque jour un peu plus l’appartenance d’Israël à l’Occident. Il ne s’agit pas simplement qu’on nous aime, bien que ce facteur ait son importance. Nous sommes nombreux à penser que la fibre morale d’Israël a été fatalement atteinte par l’occupation et les deux guerres du Liban. La conséquence est que, à la fois moralement et stratégiquement, la poursuite de l’occupation et l’assujettissement du peuple palestinien nous ont fait basculer du mauvais côté de l’Histoire.

*Professeur de psychologie à l’université de Tel-Aviv et membre du Groupe permanent de surveillance du terrorisme de la Fédération mondiale des savants.

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