Doris Lessing

Citée régulièrement parmi les favoris depuis trente ans, la romancière britannique obtient le Nobel de littérature à la veille de son 88e anniversaire.

Publié le 15 octobre 2007 Lecture : 5 minutes.

En décernant, le 11 octobre, le prix Nobel de littérature 2007 à la Britannique Doris Lessing, qui fêtera le 22 octobre son 88e anniversaire, l’Académie suédoise a consacré un véritable monument des lettres anglophones contemporaines. Écrivaine prolifique et protéiforme, qualifiée par le comité Nobel de « conteuse épique de l’expérience féminine qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée », la lauréate compte à son actif une cinquantaine de titres, dont des romans, des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre, de multiples adaptations pour la télévision, des poèmes et des essais divers.
La romancière s’est imposée sur la scène littéraire internationale en 1962 avec Le Carnet d’or (prix Médicis étranger 1976, année de sa traduction en français), considéré comme un des grands classiques de la littérature féministe, au même titre que Le Deuxième Sexe de la Française Simone de Beauvoir, ou The Feminine Mystique, de l’Américaine Betty Friedan. La grande stature intellectuelle de Lessing et la renommée dont elle jouit dans le monde font d’elle une lauréate idéale du prix Nobel de littérature. À tel point que la proclamation de son nom jeudi dernier a étonné beaucoup de ses admirateurs, convaincus que l’écrivaine avait déjà remporté le prix depuis belle lurette !
Née le 22 octobre 1919 à Kermanshah, en Perse (l’actuel Iran), Doris May Taylor a grandi dans la Rhodésie coloniale (aujourd’hui le Zimbabwe), où ses parents avaient émigré en 1924. Comme sa famille, peu fortunée, ne pouvait lui payer des études, elle quitte à 14 ans l’école religieuse où elle était inscrite. En 1938, elle s’installe à Salisbury (Harare), où elle est secrétaire dans un cabinet d’avocats le jour et apprentie écrivaine la nuit. Lessing a souvent déclaré qu’elle savait depuis son plus jeune âge qu’elle allait devenir écrivaine.
Dans la ferme de ses parents, son imagination s’était nourrie d’un décor de plaines et de collines et, surtout, de ses lectures précoces de Walter Scott, de Stevenson, de ?Kipling et de Dickens. Cédant à la pulsion créatrice, elle abandonne son travail d’employée de bureau pour écrire son premier roman, The Grass is Singing (Vaincue par la brousse). Son sujet : la vie des colons blancs en Rhodésie, leur cruauté envers les Noirs et le drame qui ne pourra pas manquer d’éclater. C’est un premier roman étonnamment maîtrisé qui a connu un énorme succès lors de sa publication en Angleterre, en 1950, lançant la carrière de la jeune romancière.

Entre-temps, Lessing a quitté définitivement la Rhodésie de sa jeunesse, laissant derrière elle ses deux enfants nés d’une première union ratée avec un fermier. Son second mariage, avec un militant communiste, Gottfried Lessing, dont elle a pris le nom, est également un échec. Constatant que « le mariage n’était pas un état qui lui convenait », comme elle l’expliquera plus tard, elle décide de reprendre sa liberté et d’aller s’installer à Londres, où elle pourra enfin vivre selon ses convictions et ses désirs.
Elle débarque dans la capitale britannique en 1949 avec son plus jeune fils né de son second mariage. Le succès de librairie inattendu de son premier roman lui permet désormais de vivre de son écriture. C’est une écrivaine engagée qui puise la matière de ses récits de portée universaliste dans les injustices sociales et politiques qu’elle a connues dans son pays et dans la lutte que les femmes mènent en ?Occident. Son écriture s’inscrit dans la tradition des romans réalistes européens, dont elle se réclame : « À mes yeux, le point culminant de la littérature fut le roman du XIXe siècle, l’uvre de Tolstoï, Stendhal, Dostoïevski, Balzac, l’uvre des grands réalistes. »

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Cela ne l’empêche pas d’inventer des formes narratives nouvelles, originales, comme elle l’a fait dans son chef-d’uvre Le Carnet d’or. Les critiques ont applaudi l’audace de ce roman en attirant l’attention sur la liberté avec laquelle il met en scène la sexualité féminine sous tous ses aspects et sans aucun tabou, oubliant souvent de rappeler que sa structure est également expérimentale. Le livre est divisé en plusieurs carnets (carnet noir, carnet rouge, carnet jaune, carnet bleu), correspondant aux différentes strates de l’expérience, aux vécus disparates dont la fusion dans le carnet ultime – le fameux « carnet d’or » – pourrait réparer la conscience féminine dominée, menacée d’éclatement et de désintégration.
Le Carnet d’or a été salué par le comité Nobel « comme une uvre pionnière » qui « appartient à la poignée de livres qui ont marqué la manière de voir la relation homme-femme au XXe siècle ». Or, le génie de Doris Lessing est de ne pas s’être laissé enfermer dans la thématique féministe et d’avoir su renouveler son inspiration en explorant dans ses publications postérieures d’autres thèmes – le mysticisme – et d’autres dimensions – l’autobiographie ou la science-fiction.
Cette écrivaine couverte de gloire n’hésite pas à se remettre totalement en question, ainsi que l’illustre une anecdote. Un jour, elle a l’idée d’envoyer sous pseudonyme un de ses manuscrits à son éditeur. Celui-ci s’empresse de lui répondre, mais en lui signifiant un refus

Écrivaine engagée – ses prises de position contre l’apartheid l’avaient rendue persona non grata en Rhodésie et en Afrique du Sud -Doris Lessing est aussi une écrivaine africaine. Expression que l’intéressée accepte avec réticence, tout en reconnaissant que sa sensibilité a été formée en Afrique et par l’Afrique. Ses Nouvelles africaines, qui mettent en scène Noirs et Blancs, colonisateurs et colonisés, témoignent de cette connaissance intime. Tout comme les pages qu’elle a adressées il y a quelques années à son Zimbabwe bien-aimé : « Vous tenez entre vos mains le bijou de l’Afrique, dirent les présidents Samora Machel du Mozambique et Julius Nyerere de Tanzanie à M. Robert Mugabe le 18 avril 1980, jour de l’indépendance du Zimbabwe, et maintenant, prenez-en grand soin Vingt-trois ans plus tard, le bijou est bien abîmé. […] Le nom d’un seul homme est attaché à ce désastre. Ou plutôt cette tragédie. Celui de M. Robert Mugabe. Contrairement à la réputation qu’il avait à ses débuts, le président zimbabwéen n’a jamais été qu’un petit homme sans envergure. Il a apporté la tragédie à son pays. Désormais, il est fort décrié. C’est bien tard »*

*Extrait de « Pleure, ô Zimbabwe bien-aimé », par Doris Lessing, Le Monde diplomatique, août 2003.

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