Silence, on indemnise !

Tripoli accepte de dédommager grassement les familles des victimes de l’attentat contre le DC-10 d’UTA. Et obtient la levée des sanctions de l’ONU.

Publié le 15 septembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Il a fallu une ultime intervention de MouammarKadhafi pour arriver in extremis à la signature, le 10 septembre, d’un accord écrit sur l’indemnisation des familles des victimes de l’attentat contre l’avion de la compagnie française UTA, qui a explosé le 19 septembre 1989 au-dessus du désert du Ténéré, au Niger (voir J.A.I. n° 2226). Cet accord a ouvert la voie à la levée des sanctions de l’ONU contre Tripoli, votée le 12 septembre par le Conseil de sécurité par treize voix pour et deux absentions, celles des États-Unis et de la France.
Washington confirme ainsi ses réserves à l’égard d’un pays figurant toujours sur sa liste noire des États terroristes. Quant à la France, elle manifeste sa prudence et s’offre une porte de sortie au cas où les futures négociations avec Tripoli seraient bloquées
L’accord sur le DC-10 a été signé dans la nuit du 10 au 11 septembre entre le représentant
du Collectif des familles en colère, Guillaume Denoix de Saint-Marc dont le père faisait partie des 170 passagers du vol 772 Brazzaville-N’Djamena-Paris et Saleh Abdessalam, directeur de la Fondation mondiale Kadhafi pour les associations caritatives. Cette fondation, présidée par le fils de Kadhafi, Seif el-Islam, est devenue de fait l’« intermédiaire agréé » des transactions liées au règlement de certains actes terroristes : libération en 2001 des otages occidentaux de Jolo, aux Philippines, et récemment de ceux du Sahara algérien, indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie le 13 août Objectif de Seif el-Islam : effacer le passé révolutionnaire ou terroriste de son père. Grâce à lui, la Libye est en passe de se refaire une virginité sur la scène internationale. Kadhafi l’a clamé haut et fort, le 31 août, à l’occasion du 34e anniversaire de son accession au pouvoir : « La guerre est finie. » Le Guide veut désormais vivre en bonne intelligence avec le reste du monde. Et le 11 septembre 2001
n’y est sans doute pas pour rien.

C’est dans ce contexte qu’il faut placer l’accord américano-libyen sur le règlement
définitif du différend sur l’attentat de Lockerbie (explosion d’un avion de la PanAm, le 21 décembre 1988, causant la mort de 270 personnes, y compris au sol), l’amorce d’un règlement à l’amiable avec la France et la levée des sanctions contre la Libye imposées en 1992 et 1993 (embargo sur le trafic aérien, sur les relations diplomatiques et sur les ventes d’armes).

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Kadhafi et son régime sont désormais officiellement fréquentables. Coût du rachat : de 3 à 4 milliards de dollars, le tout représentant à peine le tiers d’une seule année de recettes pétrolières ou 10 % du coût global de l’embargo onusien, estimé par Tripoli à 35 milliards de dollars.
« L’argent n’est pas important, c’est une question d’honneur et de dignité », a déclaré
le Guide libyen le 31 août. Que représente ce « geste humanitaire » (dixit Kadhafi) en
regard des retombées positives de la levée des sanctions internationales ? Les compagnies
pétrolières n’auront plus besoin de se cacher pour investir en Libye, les diplomates
pourront s’y rendre librement ou accueillir au grand jour leurs homologues libyens
Parmi les mouvements révolutionnaires ou indépendantistes que Kadhafi a admis, toujours le 31 août, avoir aidés, citons pêle-mêle le groupe palestinien Abou Nidal, les rebelles sandinistes, l’Armée républicaine irlandaise (IRA), l’ANC de NelsonMandela, les indépendantistes du Mozambique, de la Namibie, de l’Angola, du Tchad
Commence alors une course contre la montre, Kadhafi, qui n’aime rien tant que les symboles, souhaitant parvenir à un accord avec Paris avant le 11 septembre.
Dans l’après-midi du 31 août, avant de prononcer son discours, Kadhafi donne son accord au président français Jacques Chirac. Cet accord verbal et forcément vague sur l’indemnisation des familles des victimes du DC-10 devait se concrétiser par un accord écrit entre la Fondation et le Collectif. C’est la condition sine qua non pour que la France ne bloque pas la résolution britannique autorisant la levée des sanctions.
Sensibilisé à la question depuis février 2002 par le porteparole du Collectif des victimes
Guillaume Denoix de Saint-Marc, Seif el-Islam veut trouver une issue honorable au différend sur le DC-10. Cet attentat a, faut-il le rappeler, fait l’objet d’une longue enquête judiciaire (58 volumes, 35 000 pages). Le juge français antiterroriste Jean-Louis
Bruguière accuse nommément six agents libyens d’avoir commandité l’attentat. Tripoli refuse de les extrader. La cour d’assises de Paris finit par les condamner par contumace, le 10 mars 1999, à la prison à vie (c’est la partie pénale du verdict). Et accorde aux seules parties civiles ayant déposé plainte (313 ayants droit sur un total de un millier environ) des dommages et intérêts allant de 3 000 à 30 000 euros, selon leur lien de parenté avec la victime (le montant global est de 35 millions de dollars au taux de change actuel). Le verdict pénal permet à Paris de lancer six mandats d’arrêt internationaux contre les suspects, parmi lesquels se trouve le beau-frère du chef de
l’État libyen, Abdallah Senoussi. Ces mandats d’arrêt sont, précision utile, valables
pour une durée de vingt ans, donc jusqu’en 2019.

La Libye clame son innocence, mais accepte illico presto de verser les 35 millions de dollars qui correspondent à la « partie civile » du verdict. Sur ce, le gouvernement
français classe le dossier, au grand dam des États-Unis et des familles des victimes du DC-10. Et la France de renouer ses relations avec la Libye
Le 5 avril 1999, la Libye décide d’offrir à Washington ce qu’elle a refusé à Paris : elle
livre les deux suspects dans l’attentat de Lockerbie. Le procès peut enfin s’ouvrir. Le verdict tombe le 31 janvier 2001 : relaxe pour le premier, prison à vie pour le second
(peine qu’il purge actuellement dans une prison écossaise). Les États-Unis décident
néanmoins de maintenir les sanctions onusiennes tant que Tripoli ne reconnaît pas par écrit sa responsabilité et ne verse pas aux familles des victimes de Lockerbie une
indemnité conséquente. Les négociations, auparavant informelles, s’ouvrent alors entre la Fondation Kadhafi et les avocats des victimes de Lockerbie, soutenus par les gouvernements britannique et américain. Tripoli leur propose un « deal global » lui
permettant d’obtenir progressivement la levée de toutes les sanctions, celles de l’ONU,
mais aussi celles des États-Unis (imposées depuis 1982 par Ronald Reagan et aggravées
depuis par ses successeurs). Le montant gonfle en conséquence pour atteindre 2,7 milliards de dollars, soit 10 millions par victime. La Fondation accepte de payer
immédiatement la totalité de la somme sur un compte bancaire bloqué, mais avec un
versement en trois tranches bien séparées : 4 millions dès le vote par l’ONU de la levée
des sanctions, 4 autres millions après la levée d’une partie des sanctions américaines
(celles liées à l’embargo économique, financier et pétrolier) et 2 autres millions après
la levée de la dernière partie (celles liées au classement de la Libye dans la liste noire des États voyous).
Lorsque cet accord est officialisé, le 13 août 2003, à Londres, les familles des victimes
du DC-10 crient au scandale : une « victime américaine » vaudrait donc trois mille fois plus qu’une « victime française ». La France accuse le coup. Elle ne peut se permettre de perdre la face.
Acculé, Paris monte au créneau en brandissant la menace d’un veto. La résolution britannique en faveur de la Libye ne passera pas tant que la Fondation Kadhafi n’acceptera
pas de traiter équitablement toutes les victimes À Tripoli, les anti-Français, emmenés par le ministre des Affaires étrangères Abdel Rahman Chalgham, crient, eux, au chantage. Kadhafi intervient, le 31 août, en soutenant l’action de son fils. Londres accepte de reporter la présentation de sa résolution au Conseil de sécurité en attendant le feu vert de la France. Mais Chalgham met des bâtons dans les roues de Seif : il demande et obtient le refus des autorisations de vol pour les avions transportant les négociateurs en partance de Tripoli ou en provenance de Paris Il fait annoncer à Tripoli, Londres et New York qu’aucun accord et qu’aucun versement ne se ferait avant le vote de la résolution. Il menace même de démissionner Le représentant britannique à l’ONU s’impatiente : le vote de la résolution est reporté du 9 au 12 septembre, dernier délai !

Le 9 septembre, c’est donc l’impasse. Paris ne bouge pas. Et Seif el-Islam a été court-circuité par ses adversaires Le Collectif propose une planche de salut : on signe un accord de principe tout de suite, les modalités et le versement interviendront dans le mois qui suit Informé, le colonel Kadhafi en profite pour remettre son fils en selle. Une autorisation de vol est accordée aux Français. Guillaume Denoix de Saint-Marc décolle le soir même à 19 heures en compagnie d’un avocat et d’un conseiller juridique (son épouse Emmanuelle) à bord du Falcon 900 du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Trois heures plus tard, le Falcon 900 atterrit à Tripoli. Et les négociations avec la Fondation commencent aussitôt pour s’achever à 6 heures du matin. Un accord de principe est effectivement signé, mais il ne sera divulgué simultanément à Paris et à Tripoli que le 11 septembre à 16 h 30, heure française. Le gouvernement français annonce dans la foulée la fin des hostilités dans une cérémonie solennelle organisée au Quai d’Orsay en
présence des familles des victimes et de la presse. Mais aucune autre précision sur le
contenu de l’accord ne sera dévoilée(*). Et pour cause : le montant des indemnités et les
modalités de versement ne sont pas encore arrêtés. Ils seront dévoilés au lendemain de la levée des sanctions ou, au plus tard, dans un mois.
Selon nos calculs, une indemnisation « équitable » s’élèverait à quelque 340 millions de dollars, soit 2 millions de dollars par victime. Ce qui est égal au montant net qui sera perçu aux États-Unis, chaque famille de victime recevant un montant brut de 4 millions de dollars, desquels il faut retrancher la part des impôts sur le revenu, des taxes fédérales et des frais d’avocats. Ce qui donne un montant « net » approximatif de 2 millions de dollars. Les deux autres tranches (4 et 2 millions) seront versées à une date ultérieure : la Maison Blanche et la majorité de l’opinion publique sont hostiles à la levée des sanctions américaines contre la Libye. Surtout pendant cette période préélectorale aux États-Unis (la présidentielle est pour novembre 2004).

Côté libyen, on admet pour le moment le versement de 1 million de dollars pour chacune des victimes du DC-10. Le Collectif demande au moins deux fois plus. La négociation continue. Au cas où elle achopperait, la France, forte de son abstention sur le vote du 12, dispose encore de quelques cartouches : exécution du verdict pénal contre les six suspects ; poursuites au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme (une plainte déposée par l’association SOS-Attentats est en cours), gel des relations diplomatiques avec la Libye sur le plan bilatéral comme sur le plan européen un sommet euro-nord-africain 5+5 est prévu début décembre à Tunis)
Autre point de discorde potentiel : les modalités de répartition et de versement des
indemnités (elles seront gérées par une future fondation de droit français selon le
Collectif, franco-libyenne selon Tripoli). Ajoutons à cette polémique les déclarations libyennes du 12 septembre selon lesquelles l’indemnisation sera de toute manière financée
par « des prélèvements fiscaux sur les entreprises françaises travaillant en Libye ». Déclaration destinée à la seule consommation intérieure libyenne ou avertissement aux firmes françaises pour des contrats à venir ?

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* Communiqué et dossier complet sur l’attentat sur le site Internet : http://perso.wanadoo.fr/dc10-uta

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