Retour à la case Arafat

En poursuivant, malgré la trêve, sa politique de colonisation et d’assassinats ciblés, Ariel Sharon relance le cycle de la violence, provoque la démission de Mahmoud Abbas… et permet à son vieil ennemi de revenir en force.

Publié le 15 septembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Dans sa lettre de démission, qu’il a remise à Yasser Arafat le 6 septembre, le Premier ministre palestinien Mahmoud Abbas impute son geste au gouvernement d’Israël, qui, sans se soucier d’une feuille de route qu’il avait officiellement approuvée, a poursuivi sa même politique dans les Territoires occupés.
En revanche, note-t-il, le gouvernement palestinien a tenté résolument de mettre en oeuvre cette feuille de route. Il a notamment réformé un système financier jusqu’ici entaché de corruption et, surtout, obtenu du Hamas et du Djihad islamique qu’ils observent une trêve (hudna) de trois mois dans leurs attaques contre Israël. En réponse, l’État hébreu s’est borné à relâcher quelques centaines de prisonniers, dont la plupart étaient prochainement libérables, à ouvrir une nouvelle route à Gaza et à supprimer en Cisjordanie cinq barrages routiers sur deux cent vingt. Il a continué, d’autre part, sa politique d’« assassinats ciblés » contre des responsables du Hamas, ce qui a conduit cette organisation à riposter par des attentats, aboutissant ainsi à ruiner la trêve. Et il n’a cessé de renforcer les colonies au lieu de les « geler », comme le demandait la feuille de route.
On a fait état aussi d’un différend avec Yasser Arafat, le président palestinien se refusant à remettre à son Premier ministre le plein contrôle des services de sécurité. Ce désaccord est réel, mais n’a joué, en réalité, qu’un rôle mineur, délibérément exagéré par Israël et les États-Unis. Pour eux, le contrôle par Mahmoud Abbas de tous les services de sécurité lui aurait permis de démanteler les formations palestiniennes d’opposition dites terroristes. Mais le Premier ministre palestinien, en réalité, n’a jamais eu l’intention d’engager une lutte frontale et fratricide avec ces organisations, se satisfaisant légitimement de les avoir amenées à renoncer temporairement aux attentats. Au demeurant, l’eût-il voulu, il n’en avait pas les moyens, lesdits services de sécurité ayant été systématiquement détruits par l’armée et la police d’Israël. Ce qu’il en restait, dirigé efficacement par Mohamed Dahlan, s’est néanmoins révélé fort utile, y compris dans une coopération limitée, sur des points précis, avec les services israéliens.
Peut-être, en vérité, faut-il aller plus loin. Le gouvernement de Mahmoud Abbas, note Danny Rubinstein dans le quotidien israélien Ha’aretz, « n’a pas été affaibli par sa politique, mais par le sentiment croissant de l’opinion publique des Territoires qu’il n’était pas loyal à cent pour cent aux intérêts du peuple palestinien […]. Trop d’étrangers voulaient que ce gouvernement réussisse : les Américains, les Européens, les Égyptiens, les Jordaniens et même l’ennemi israélien ». Un sentiment qui explique, par ailleurs, le prestige inentamé de Yasser Arafat, véritable symbole d’une politique palestinienne « indépendante ».
La démission de Mahmoud Abbas est, à beaucoup d’égards, un échec pour les États-Unis, qui avaient, ostensiblement, reçu avec chaleur le Premier ministre palestinien à Washington, où George W. Bush, aussi ostensiblement, s’était toujours abstenu d’inviter Yasser Arafat. Dans sa nomination, il avait voulu voir précisément le signe d’une marginalisation du président de l’Autorité palestinienne, relégué – dans son enfermement de Ramallah – à un rôle honorifique. La désignation d’Ahmed Qorei représente au contraire une sorte de reprise en main par Arafat, vue avec suspicion par la Maison Blanche.
Dans le même temps, néanmoins, Washington n’avait fait aucun véritable effort pour donner toutes ses chances à Mahmoud Abbas : ce qui eût exigé une pression sur Israël à laquelle il s’est toujours refusé. En laissant Ariel Sharon saboter consciencieusement la feuille de route, il ruinait même le soutien qu’il feignait d’accorder au Premier ministre palestinien.
En fait, l’attitude américaine n’a cessé d’être marquée par une sorte d’incohérence velléitaire. Ayant, en août 2002, semblé définir une politique visant à créer un État palestinien réellement viable, à côté de l’État hébreu, George W. Bush s’était fait le champion de la feuille de route élaborée par le Quartet (Nations unies, États-Unis, Union européenne et Russie). Mais l’aventure irakienne transforma rapidement le tableau. En déclenchant la guerre contre Saddam Hussein, Washington expliqua que l’éviction du dictateur de Bagdad porterait un tel coup aux extrémistes dans toute la région que la conclusion d’un accord de paix entre Israël et les Palestiniens s’en trouverait facilitée. C’est le contraire qui s’est produit : enlisé dans le bourbier irakien, George W. Bush s’est détourné d’un problème palestinien qui, d’ailleurs, ne l’avait jamais vraiment mobilisé, laissant ainsi les mains plus libres encore à Ariel Sharon. Comme l’écrit Aluf Benn dans Ha’aretz, « la principale victime de cette politique est John Wolf, l’envoyé spécial de l’administration Bush chargé de superviser la mise en oeuvre de la feuille de route. Le départ de Mahmoud Abbas et la marche arrière de Washington l’ont soudainement laissé tout seul dans son hôtel de Jérusalem : personne ne peut dire combien de temps il y restera et à quelle fin ».
Cette incohérence américaine pourrait s’aggraver encore si Washington choisissait, sans l’approuver explicitement, de fermer les yeux sur une éventuelle « déportation » de Yasser Arafat. Au lendemain de la visite à Washington de Dov Weisglass, le chef de cabinet d’Ariel Sharon, son entourage s’est dit convaincu que si Israël n’a pas « reçu le feu vert » pour cette déportation, il ne s’est pas vu non plus opposer un « feu rouge ». La situation devrait se clarifier lors de la prochaine visite à Washington du ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz, à qui on prête l’intention, de mettre le « cas Arafat » au coeur de ses entretiens.
La molle opposition manifestée par Colin Powell à une déportation qui, dit-il, rehausserait le statut du président palestinien « sur la scène internationale » laisse mal augurer du résultat. De même, le secrétaire d’État américain, tout en critiquant les « assassinats ciblés » opérés par Israël, les a qualifiés d’« activités d’autodéfense » dont il a prié seulement qu’on en considère les « conséquences à long terme ». « Tuer un dirigeant du Hamas tout en blessant neuf ou dix enfants palestiniens fera de ceux-ci, en grandissant, des chefs ou des tueurs du Hamas. » Mais il n’a pas eu un mot pour condamner l’envoi d’une bombe de 250 kilos sur le guide spirituel du Hamas, Cheikh Yassine, un vieillard à demi paralysé dans un fauteuil roulant.
Tout indique que le Premier ministre israélien a décidé de jouer la politique du pire dans une (folle ?) tentative de détruire toute Autorité palestinienne indépendante et d’empêcher la création d’un véritable État palestinien aux côtés de l’État juif. Pour ce faire, exploitant l’irresponsabilité de George W. Bush, il n’a pas seulement délibérément bloqué tout commencement de mise en oeuvre de la feuille de route. Il s’est engagé contre les Palestiniens dans une guerre – baptisée répression – d’une incroyable brutalité, où l’on a vu Tsahal détruire tout un immeuble, jetant ainsi deux douzaines de familles à la rue, sous le prétexte que des tireurs palestiniens s’y étaient retranchés.
L’argument d’autodéfense, invoqué par Israël et trop facilement avalisé par Washington, ne résiste pas un instant à l’examen. Ariel Sharon, qui n’a jamais accepté la trêve négociée par Mahmoud Abbas avec les formations extrémistes palestiniennes, n’y a répondu que par une campagne « d’assassinats ciblés » qui a provoqué la riposte attendue, culminant dans l’attentat du 19 août, au prix de vingt et un morts, contre un autobus de juifs religieux revenant du Mur des lamentations.
Israël, ripostant à son tour, a tué depuis lors vingt et un responsables du Hamas, le point d’orgue, si l’on peut dire, étant marqué le 6 septembre par la tentative manquée d’assassinat du Cheikh Ahmed Yassine, suivie, dans la nuit du 8, par le bombardement d’un immeuble de Hébron qui tua un chef militaire du Hamas, Ahmed Bader, ainsi qu’un autre militant et un garçon de 13 ans extérieur à l’affaire. Ce qui entraîna, dès le 9 septembre, comme il était à prévoir, un double attentat suicide contre une base militaire proche de Tel-Aviv, où périrent huit soldats, et contre un café de Jérusalem-Ouest, tuant sept autres Israéliens.
Sur quoi, l’aviation d’Israël, en représailles, détruisit le lendemain, à Gaza, la maison où vivait un dirigeant du Hamas, Mahmoud Zahar, lequel ne fut que blessé, tandis qu’étaient tués son fils de 20 ans et l’un de ses gardes du corps.
Ainsi se trouve décidément relancé le cycle des attentats et des représailles, les responsables de Tsahal ne faisant pas mystère qu’ils continueront de chercher à tuer les dirigeants du Hamas : « La décision en a été prise à l’échelon politique », l’a confirmé à Ha’aretz une « source militaire de haut rang ». Cela n’a pas empêché Ariel Sharon, en visite en Inde, de rendre Arafat responsable des quinze morts du double attentat suicide du 9 septembre, au motif que le président palestinien n’aurait pas incité suffisamment Mahmoud Abbas à démanteler les structures « terroristes » du Hamas – laissant ainsi prévoir une insistance accrue auprès de Washington pour accepter la déportation de l’intéressé.
S’il s’en était tenu à ses fermes déclarations, Ahmed Qorei, le nouveau Premier ministre palestinien, n’aurait même pas dû accepter sa nomination : ce qu’il a pourtant fait le 10 septembre, en annonçant qu’il allait constituer sans délai un « gouvernement de crise ». C’est le moins, en effet, qu’on puisse attendre. Le 8 septembre, encore, celui qu’on connaissait sous le nom d’Abou Ala, un des principaux négociateurs des accords d’Oslo, avait demandé des garanties, en forme de conditions, pour accepter sa désignation. Soulignant qu’il ne serait pas capable de gouverner sans le soutien d’Arafat, il affirma qu’Israël devait changer d’attitude à l’égard du président palestinien. Il ajouta qu’il voulait être assuré d’un réel appui de la communauté internationale, les Américains et les Européens en l’occurrence. « Un soutien pratique et non seulement dans les mots, insista-t-il. Je veux voir quel soutien l’Europe et les Américains me donneront. Je ne suis pas encore Premier ministre et ne suis pas prêt à l’échec. » Et de préciser qu’il n’accepterait le poste que si Washington et l’Europe garantissaient la mise en oeuvre de la feuille de route. Et d’ajouter : « Je ne veux plus voir d’autres postes de contrôle militaires. Je ne veux plus voir d’assassinats de Palestiniens. Je ne veux plus voir de démolitions de maisons. »
En réponse, le porte-parole du département d’État, Richard Boucher, se borna à réitérer la position américaine selon laquelle le gouvernement palestinien devait « agir contre des groupes comme le Hamas et le Djihad islamique ». De son côté, Shaul Mofaz, le ministre israélien de la Défense, indiquait qu’Israël se refuserait à mener des discussions diplomatiques avec le Premier ministre palestinien, tenu pour un « laquais d’Arafat ».
À ce stade, les chances de réussite d’Ahmed Qorei semblent donc, sauf imprévu, quasiment nulles.

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