Poutine excommunie ses oligarques

Les hommes qui se sont enrichis avec la complicité du pouvoir ne sont plus en odeur de sainteté au Kremlin. Élections obligent.

Publié le 15 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Les oligarques russes ont de gros soucis avec le Kremlin, qui prépare intensivement les législatives de décembre. Roman Abramovitch est, certes, devenu le Russe le plus connu de Grande-Bretagne depuis qu’il a racheté, en juillet, le club de foot Chelsea FC et qu’il a dépensé sans sourciller 90 millions d’euros pour accélérer l’arrivée de joueurs-vedettes. Non sans résultat : Chelsea a accédé à la Champion’s League pour la première fois de son histoire… En fait, celui qui, à 37 ans, possède la deuxième fortune de Russie (5,7 milliards de dollars) se prépare à un exil en Grande-Bretagne d’autant plus confortable que son holding britannique, Milhouse Capital, gère depuis Londres ses avoirs dans l’aluminium et le pétrole russes. Motif ? Il n’a plus vraiment confiance en Vladimir Poutine.
Mikhaïl Khodorkovski, 40 ans et première fortune de Russie (8 milliards de dollars), lui, a maille à partir avec la justice de son pays. Deux de ses plus proches collaborateurs, dont son bras droit Platon Lebedev (1 milliard de dollars), ont été mis en prison. Pas moins de huit enquêtes sur des sujets allant de la fraude fiscale à l’assassinat ont été ouvertes, en juillet, à l’encontre de Ioukos, son vaisseau-amiral dans le pétrole.
Ces fameux oligarques sont des hommes sans trop de scrupules qui ont su profiter de la déshérence de l’État soviétique pour obtenir des avantages capitalistiques avec la complicité du pouvoir et bâtir en un rien de temps des fortunes à ce point colossales que dix-sept d’entre eux figurent sur la liste mondiale des milliardaires dressée par le magazine américain Forbes.
Certes, certains ne rechignaient pas au meurtre, et une centaine de cadres de l’industrie de l’aluminium, par exemple, ont perdu la vie dans la partie de Monopoly un peu spéciale qui s’est jouée durant les années 1990. Mais les Boris Berezovski, Vladimir Gousinski, Mikhaïl Fridman, Vladimir Potanine et autres fauves de la finance et de l’industrie n’ont pas tous tué. Leurs méthodes pour s’approprier les biens publics ont été plus sophistiquées : en 1995, un pouvoir financièrement aux abois a accepté un système de « prêts contre actions » qui consistait pour ces généreux hommes d’affaires à prêter de l’argent au gouvernement en échange de quoi ils ont obtenu à très, très bon compte le contrôle de grandes sociétés à l’occasion de leur privatisation. Khodorkovski a ainsi payé 468 millions de dollars pour acquérir Ioukos, deuxième compagnie pétrolière du pays, qui vaut aujourd’hui 30 milliards de dollars.
Pour parfaire cet efficace mélange des affaires et de la politique et barrer du même coup la route aux communistes, ils ont subventionné la réélection d’Eltsine en 1996 et l’élection de Poutine en 2000. Abramovitch était tellement proche de la fille d’Eltsine, Tatiana Dyachenko, qu’on l’a surnommé « le Caissier de la famille ». Cette complicité avec le pouvoir permettait aux oligarques de faire élire des députés à leur botte ou de faire nommer des hauts fonctionnaires complaisants. Quand ils n’entraient pas eux-mêmes dans l’arène, comme Abramovitch, devenu gouverneur de la province de Tchoukotka.
Dès son élection, Poutine a passé un accord tacite avec ces merveilleux requins qui se sont entendu dire : « Je ferme les yeux sur la façon peu orthodoxe dont vous avez bâti votre pouvoir économique, à condition que vous ne vous mêliez pas de politique. » Deux téméraires ont cru que leurs relations et leur poids dans le monde des médias les autorisaient à se camper en opposants. Le premier, Boris Berezovski, a été obligé de fuir les foudres d’une justice téléguidée par le Kremlin, d’abord en France, puis à Londres, qui lui a accordé l’asile politique le 10 septembre. Le second, Vladimir Goussinski, a été dépouillé tout à fait légalement de ses chaînes de télévision et de son groupe de presse Most parce qu’il avait misé sur Primakov contre Poutine.
La violence de l’attaque contre Khodorkovski au mois de juillet peut avoir plusieurs explications qui ne s’excluent pas entre elles, car elles sont toutes politiques. La première est que le patron du Kremlin entend préparer les élections à venir en campant le rôle de « monsieur Propre ». Il avait déjà déclaré que « les oligarques sont une chose du passé » ; voilà qu’il parle d’une « lutte globale contre le crime économique ». Cette posture rencontre l’assentiment de 77 % des Russes qui demandent dans les sondages qu’on fasse rendre gorge aux malfaisants qui se sont enrichis à leurs dépens. Ce thème promet d’être électoralement plus porteur que la Tchétchénie, dont la majorité ne veut plus entendre parler.
Deuxième explication : Khodorkovski a commis la faute de toucher à la politique. En effet, il a donné de l’argent à deux partis d’opposition, le parti réformateur libéral Iabloko et le parti libéral Union des forces de droite (SPS). On murmure que sa générosité s’est étendue au Parti communiste. Non content de payer, il l’a clamé sur les toits, tout en disant qu’en 2007 il se retirerait de la direction de Ioukos. Les journaux moscovites en ont tiré la conclusion qu’il se présenterait à la présidentielle de 2007. Le harcèlement judiciaire dont il a fait les frais est destiné soit à le dissuader de se lancer dans la compétition, soit à lui faire entendre qu’il doit aussi financer Russie unie, la coalition pro-Poutine…
Troisième explication : on assisterait là à un épisode de l’affrontement entre les « Pétersbourgeois » et les « Moscovites », autrement dit entre les « tchékistes » et les « pourris ». Effectivement, aux côtés de Poutine, deux clans s’affrontent. D’une part, on trouve ses anciens camarades des services de renseignements (KGB, dénommé aujourd’hui FSB), très souvent originaires de Saint-Pétersbourg. Deux personnages semblent être les meneurs de ce clan des tchékistes (du nom de la première police politique soviétique) : Viktor Ivanov, directeur adjoint de l’administration présidentielle et ancien directeur adjoint du FSB, et Igor Setchine, chef du secrétariat du président et ancien agent de renseignement du KGB. Le quotidien Novaïa Gazeta a recensé, en juillet, six mille responsables issus du monde du renseignement !
Le camp adverse n’est pas démuni d’atouts puisqu’il compte dans ses rangs le Premier ministre Mikhaïl Kassionov, qui s’est indigné, en juillet, que l’on mette des gens en prison pour des délits économiques qui n’étaient pas prouvés. On trouve encore la fine fleur des « anciens » oligarques proches du clan Eltsine, qui ont encore le bras long grâce à leurs innombrables obligés.
De nombreux analystes pensent que les tchékistes veulent tout simplement leur part du gâteau, notamment dans la perspective de l’après-Poutine, et qu’ils trouvent plus commode de se servir dans l’assiette des anciens d’autant que ceux-ci ont construit des monopoles gigantesques qui ne laissent que des miettes aux nouveaux venus.
Et Poutine dans ce maelström ? Il laisse ses amis « espions » effrayer les riches opposants potentiels. Mais il sait aussi que les menaces qui pèsent sur Khodorkovski déplaisent aux Occidentaux, car l’oligarque a su redorer son blason et faire oublier qu’il a allègrement bafoué les droits des actionnaires minoritaires de ses sociétés. Il a créé un fonds philanthropique où siège l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger et rencontré le vice-président américain Dick Cheney. Autant dire que les financiers internationaux se détourneraient de la Russie si les privatisations russes étaient remises en question. Poutine a donc décidé d’envoyer un message à l’Occident pour prouver qu’il n’était pas question de mettre sur pied un « capitalisme 100 % KGB » : la fusion entre Ioukos (Khodorkovski) et Sibneft (Abramovitch) – qui va donner naissance au numéro un du pétrole russe – a été autorisée le 17 août, alors qu’on la disait menacée.
Mais Poutine n’enlèvera pas pour autant l’épée de Damoclès qui plane sur la tête des oligarques et ne décrétera pas l’amnistie qu’ils réclament en matière de privatisations « tordues ». Histoire de les encourager à la docilité.

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