Les leçons de la bataille d’Alger

Pour mieux lutter contre la guérilla irakienne, le département de la Défense tire les enseignements de l’expérience française en Algérie.

Publié le 15 septembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Le Pentagone a organisé une projection de La Bataille d’Alger, le film réalisé en 1965 par l’Italien Gillo Pontecorvo, pour en tirer des enseignements dans la lutte contre les attaques terroristes et la guérilla urbaine dont sont victimes les troupes américano-britanniques en Irak.
Les jeunes Américains de l’époque partageaient les sympathies de Pontecorvo pour le combat mené par le Front de libération nationale (FLN) contre les Français. Ils applaudissaient Ali La Pointe, le chef de bande qui avait utilisé ses contacts dans le milieu pour constituer un réseau de cellules terroristes caché dans la Casbah. Et sifflaient le colonel Mathieu, le personnage inspiré par le général Jacques Massu, le commandant en chef français.
La séance du Pentagone a réuni des spectateurs plus professionnels – une quarantaine d’officiers et d’experts civils – invités à réfléchir à des questions de fond posées par le film : quelle peut être l’efficacité d’une répression brutale pour combattre des terroristes dans des pays comme l’Algérie et l’Irak ? Plus précisément, quels sont les avantages et les inconvénients d’un recours à la torture et à l’intimidation pour arracher des informations capitales sur les projets de l’ennemi ?
Les hôtes du Pentagone pouvaient lire sur les cartons d’invitation les lignes suivantes : « Comment gagner une bataille contre le terrorisme et perdre la guerre des idées. Des enfants tirent à bout portant sur des soldats. Des femmes posent des bombes dans des cafés. Bientôt la population arabe tout entière communie dans une folle ferveur. Cela ne vous rappelle rien ? Les Français ont un plan. Il réussit tactiquement, mais échoue stratégiquement. Si vous voulez comprendre pourquoi, venez à une projection exceptionnelle de ce film. »
L’idée est venue de la Direction des opérations spéciales et des conflits de faible intensité, décrite par un responsable du département de la Défense comme un groupe de travail dirigé par des civils et « chargé de réfléchir d’une manière agressive et créative » aux problèmes posés par la guérilla. Selon ce responsable, « cette projection devrait donner un aperçu historique de la conduite des opérations françaises en Algérie et permettre une discussion informée sur les problèmes rencontrés par les Français en Algérie ».
Si la discussion s’est limitée au propos du film, elle n’a porté que sur la bataille d’Alger, qui s’est conclue en 1957 sur une apparente victoire des Français, avec la mort d’Ali La Pointe et l’élimination de son réseau. Mais l’insurrection s’est poursuivie dans tout le pays, et si la France a gagné la bataille d’Alger, elle a perdu la guerre d’Algérie et laissé la place à une Algérie indépendante gouvernée par le FLN en 1962.
Ces quarante dernières années, les événements évoqués dans le film et la guerre d’Algérie dans son ensemble ont été cités comme des exemples d’un bon usage de la tactique d’une « guerre du peuple », où les combattants émergent de la population pour mener des attaques, puis se perdent de nouveau dans cette population.
La question de savoir si des armées conventionnelles peuvent faire échec à une telle tactique et venir à bout de leurs ennemis semble se poser aujourd’hui en Irak comme elle se posait à Alger en 1957. Dans les deux cas, il paraît nécessaire de disposer de renseignements de première main pour être informé des attentats en préparation. Même dans un monde de gadgets électroniques, l’infiltration humaine et les interrogatoires restent indispensables, mais jusqu’où des États modernes doivent-ils aller dans la poursuite de ces renseignements ?
Pontecorvo, qui était membre du Parti communiste italien, était manifestement convaincu que les Français étaient allés trop loin en ayant recours à la torture, à l’intimidation brutale et aux éliminations physiques. Si cet usage de la force leur a permis de triompher de La Pointe, il a, en revanche, déchaîné les passions en France, déshonoré l’armée française et profondément perturbé le climat politique pendant des décennies, tout en suscitant un large mouvement d’opinion en faveur des nationalistes en Algérie même et dans une grande partie du monde. C’est ce dérapage tactique que décrit le film et qui, semble-t-il, fait l’objet d’une discussion au Pentagone.
Mais le problème de savoir jusqu’à quel point les puissants États peuvent faire usage de la force lorsqu’ils sont confrontés à des ennemis moins bien organisés est loin d’être simple. Jacques Massu lui-même a changé d’avis avec les années.
En 1971, dans un livre intitulé La Vraie Bataille d’Alger, le général défend la torture comme une « cruelle nécessité ». « Je n’ai pas peur du mot torture, écrit-il, mais je pense que dans la majorité des cas, les militaires français obligés d’y avoir recours pour combattre le terrorisme étaient heureusement des enfants de choeur comparés aux rebelles. L’extrême sauvagerie de ces derniers nous a conduits à faire preuve d’une certaine férocité, c’est certain, mais nous sommes restés dans les limites de la loi du talion, oeil pour oeil, dent pour dent. »
Trente ans plus tard, en 2001, il déclare dans une interview au Monde : « La torture n’est pas indispensable en temps de guerre. On pourrait très bien s’en passer. » À la question de savoir s’il pensait que la France devait reconnaître qu’elle avait autorisé la torture en Algérie et la condamner, il répondait : « Je pense que ce serait une bonne chose. Moralement, la torture est inadmissible. » Un an auparavant, son second, le général Paul Aussaresses, reconnaissait que des milliers d’Algériens avaient été « poussés à disparaître », qu’on avait organisé de faux suicides et qu’il avait lui-même participé à l’exécution de vingt-cinq hommes. Précisant qu’il n’avait aucun remord, il ajoutait que « tout le monde » savait que de telles méthodes avaient été autorisées par Paris. Son seul regret est que certains des individus torturés étaient morts avant de donner des renseignements utiles.
Pour le moment, il est difficile de dire précisément si l’expérience algérienne et l’argumentation du film s’appliquent à la situation en Irak, mais, comme l’indique le carton d’invitation du Pentagone, les conditions auxquelles les Français devaient faire face en Algérie sont comparables à celles qu’affrontent les États-Unis en Irak.
Thomas Powers, l’auteur de Intelligence Wars : American Secret History From Hitler to Al-Qaeda, explique : « Ce qu’on appelle une guerre de faible intensité suscite des frustrations et des tentations terribles : la frustration de ne pas arriver à localiser un ennemi qui pourrait être n’importe qui n’importe où, et la tentation d’avoir recours à la torture pour arracher aux prisonniers ou aux suspects les renseignements nécessaires pour agir efficacement. La manière dont les États-Unis réagiront à cette tentation est l’une des inconnues de la guerre. On nous dit que la torture en tant que telle est interdite, et nous espérons que c’est vrai. Mais lorsque les conflits de faible intensité s’éternisent, les soldats se disent : « Nous, nous défendons notre vie, et personne n’en saura rien. »

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