Entre pardon et ressentiment
Neuf ans après le génocide, le traumatisme demeure extrêmement sensible au sein de la population.
Hier, Faustin fêtait ses 50 ans entouré de ses trois enfants. Pour un homme qui vient de passer huit ans en prison, l’événement est d’importance. Mais dans le petit appartement de Kigali, la colère et l’amertume s’ajoutent à la joie d’être de nouveau ensemble. Les souvenirs sont convoqués pour dire une fois encore l’innocence bafouée. Fonctionnaire de l’État, Hutu marié à une Tutsie, Faustin a été arrêté en 1995 à la suite d’une « fausse accusation montée de toutes pièces ». Son témoignage dresse un tableau très sombre de la période qui a suivi le génocide, avec la mise en place d’une nouvelle administration et d’un nouveau régime.
Restent les impressions, violentes : « On me dit de me calmer, de pardonner. Je joue le jeu, parce qu’il le faut bien. Mais au fond de moi, je me sens humilié. » Innocenté grâce aux gacaca – ces séances d’aveux et de témoignages – organisées en prison, il faisait partie du contingent de prisonniers libérés au début de cette année. Conformément au décret présidentiel promulgué en janvier, étaient concernés les seuls détenus qui, ayant avoué leurs crimes, encouraient une peine inférieure à celle déjà effectuée et ceux dont le dossier ne recelait pas de preuves suffisantes. Mais, comme environ 20 000 autres détenus, Faustin a d’abord passé trois mois dans un ingando, un camp de solidarité, avant de recouvrer totalement la liberté. Ce laps de temps est conçu par les autorités comme un moment de retraite permettant à tous d’assimiler les valeurs du « nouveau Rwanda » : l’unité, la réconciliation, le pardon et, surtout, l’importance de la citoyenneté rwandaise, qui doit dépasser tous les clivages ethniques.
Depuis le 5 mai, tous ont pu rejoindre de nouveau leurs collines et leurs parents. Mais si, dans les faits, la vie reprend lentement, cette libération n’est que provisoire. Plus tard, dans quelques mois peut-être, ils passeront devant les gacaca organisées au sein de leur communauté pour être définitivement jugés. D’ores et déjà, près de 900 d’entre eux ont été ré-arrêtés, sur présentation de nouveaux éléments. Pour les autres, c’est le retour dans un univers qu’ils ont abandonné il y a près de neuf ans déjà. Il faut reprendre ses marques, retrouver du travail et, surtout, réapprendre à vivre ensemble. « Les rescapés attendent que les prisonniers viennent demander pardon, mais, bien souvent, ces derniers ont peur, explique Klaas de Jonge, chargé de recherche sur les gacaca, auprès de l’association britannique Penal Reform International. Ils rejoignent leurs familles et sortent peu. Ils pouvaient davantage parler quand ils étaient protégés par les murs de la prison. »
« Une distance persiste non seulement avec les rescapés, mais aussi avec ceux qui ont peur d’être arrêtés sur la foi de nouveaux témoignages. Ceux-là ne me saluent même pas », soutient Faustin. D’après des récentes projections du gouvernement, les procès devant les gacaca pourraient donner naissance à 250 000 nouvelles accusations. Un chiffre considérable auquel, pour l’instant, il n’a été apporté aucune réponse politique. Aujourd’hui, environ 75 000 personnes, accusées de crimes de génocide, sont toujours en prison. La loi sur les gacaca prévoit que le détenu reconnu coupable puisse commuer la moitié de sa peine sous forme de travaux d’intérêt général (TIG), mais la procédure tarde à se mettre en place. Tout comme le fond d’indemnisation des rescapés, qui n’est toujours pas alimenté : « Ce sont pourtant les deux éléments essentiels à la construction d’une réelle réconciliation », commente Klaas de Jonge.
Reste pour l’heure le rythme quotidien des temps partagés, ceux des travaux des champs et des jours de marché : « Les anciens prisonniers sont tout autant traumatisés que les rescapés, mais ils sont obligés de se rencontrer et de vivre ensemble, explique Consolée Mukanyiligira, coordinatrice d’Avega, Association des veuves du génocide. Même une personne qui a commis un crime horrible parvient petit à petit à s’attirer la compassion et la sympathie des autres. Nous n’oublierons jamais, mais je crois au pardon progressif. » Le discours est volontariste et ambitieux. Mais des voix discordantes s’élèvent de plus en plus pour dénoncer cette justice réconciliatrice, qui ne juge que les crimes de génocide, qui ne fait du pardon que l’apanage d’un seul camp (voir encadré ci-dessous). C’est le cas de Faustin, qui s’emporte : « Un mort, c’est un mort. Même s’il ne faut pas tout mettre sur le même plan, il faut reconnaître qu’il y a eu des tués des deux côtés. » Le pouvoir FPR, pour sa part, refuse d’en entendre parler.
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