Aux racines de l’humain

Avec « Ormerod », l’écrivain martiniquais Édouard Glissant nous entraîne dans un labyrinthe où s’enchevêtrent les époques et s’entrelacent les vies. Une symphonie de mots.

Publié le 15 septembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Edouard Glissant ne raconte pas. Édouard Glissant défait et déparle. Édouard Glissant défie les lois de la linéarité. Depuis quarante ans qu’il arpente les sentiers de la créolisation, l’écrivain martiniquais récuse le clos et le définitif pour mieux s’enfoncer dans la profusion du réel. La marque de Glissant, c’est l’enchevêtrement des époques, l’entrelacs des faits et des contes, le foisonnement de la langue et le souffle que l’on retrouve dans Ormerod, son dernier roman, paru cette année chez Gallimard. Un roman à son image : complexe, mouvant et déconcertant.
La suite est prévisible : Édouard Glissant ne raconte pas ; Ormerod ne se raconte pas. Tout juste sait-on que l’oeuvre doit son nom à une amie australienne, Beverley Ormerod, dont la soeur a épousé l’un des instigateurs du coup d’État de 1983 à Grenade. Avec douceur, l’étrange sonorité du phrasé tisse un lien subtil avec les Antilles. Il faut ensuite « saute[r] de roche en roche, d’île en île, de temps anciens en temps actuels et déjà futurs, cour[ir] au large et embrasse[r] l’autour ». Le reste n’est que prétexte, assure Glissant. Car « qu’y a-t-il de commun entre le souffle, quand même il serait saccadé, sur le point d’en finir, et les bêtes et le vent, un vonvon, un manicou, un colibri et Flore Gaillard, et la tragédie de Grenade en l’an 1983, et un taureau exaspéré ? » La réponse ne tarde pas : « C’est l’archipel des Caraïbes, qui s’offre là et se dérobe. » Tout est devant nous, dès la première page, entre « le cri du monde » et « l’éclat du vent primordial ». Ormerod, soigneusement déstructuré, ne peut que se deviner.
Il y a de l’histoire pourtant dans le roman de Glissant. Il y a Flore Gaillard, l’insurgée de Sainte-Lucie dont « l’humanité a fondu dans les bois », aux alentours de 1793, et dont l’auteur livre la vie à petites touches. Esclave violée par Bellac, son maître et propriétaire, Flore Gaillard se révolte et prend la tête d’une bande de brigands. Ensemble, ils sèment la terreur parmi les colons des plantations, avec la bénédiction des Français. À leurs côtés, dans les bois où ils se sont réfugiés, quelques blancs. Eux sont venus combattre les troupes anglaises qui cherchent à s’emparer de Sainte-Lucie et veulent mettre au pas les planteurs hostiles à la République. Ils ont débarqué avec une encombrante guillotine que les brigands aiment à faire « fonctionner à vide », mais aussi en « exercice réel ». Pourtant, dans l’obscurité des « racines-tunnels », la rébellion perd bientôt de son éclat. Ce n’est plus « la Révolution mais l’enfer du brigandage », une « guerre sans règles » qui louvoie entre pitons et mornes comme Flore mène sa troupe, « en zigzag, mais selon une ligne à peu près droite ».
Voilà pour le premier « prétexte » invoqué par Glissant. Le second, c’est la révolution avortée de 1983, à Grenade, lorsque les troupes américaines viennent mettre fin à une brève expérience marxiste procubaine qui, selon les États-Unis, menaçait l’ordre établi dans les Caraïbes. Le destin tragique de l’ancien Premier ministre Maurice Bishop fait écho à celui de Flore Gaillard : sans description pittoresque ni portrait haut en couleur, dans une langue moins créolisée, moins sensuelle que celles de Patrick Chamoiseau ou de Raphaël Confiant, mais plus poétique. Avec toujours, en toile de fond, les voix de Nestor’o Sourdefontaine, le petit employé de la Sécurité sociale qui commente et dissèque les histoires enchevêtrées, son ami le poète Apocal (double de l’auteur) et le jeune Orestile, qui « rêve » les combats épiques de Flore Gaillard.
Glissant ne tombe jamais dans les clichés de la littérature anticolonialiste. Flore elle-même est plus « une trace de nature tourmentée », qui s’est « confondue aux lianes, aux verdures, aux roches et aux sables », qu’un « souvenir de la misère des femmes et des hommes de cet antan ». L’heure n’est plus au militantisme. « Il y a deux manières de faire, aime à répéter Glissant. Une manière implicite et une manière manifeste. Et moi, je pense que la poétique passe par l’implicite et non par le manifeste. Ce que je reprocherais, si j’avais à le faire, c’est le caractère volontariste et la mise en scène de cette créolisation du langage, de caractère complètement hypertrophié et parfois schizophrénique. » Dans Ormerod, seul compte l’espace. Le temps, lui, n’a plus d’importance : « Nous en ramassions çà et là les petits graviers, autour de ces gros rochers, de la Traite à la Plantation à la grande Urne des illusions […]. Et d’en toutes manières, nous répugnons d’apprendre à dérouler le temps au long d’une corde marrée, pour dénouer les filins de ces filiations, et nous ne reposons pas sur la douceur du temps coulant, n’étant ni frégate au vent ni feuille de latanier bercée sur la boue rouge d’un marigot. » Glissant n’aime ni analyser, ni classifier. Encore moins hiérarchiser. Le temps linéaire, assure-t-il, est une préoccupation d’homme blanc. « Pendant longtemps, déclarait-il dans une interview donnée en 2000, l’histoire de la Martinique se résumait à la liste de ses gouverneurs. Comme s’il n’y avait rien d’autre que cela. Nous avons eu une perte de la mémoire historique et pour lutter contre cela […], nous avons été obligés de sauter de roche en roche dans ce temps incertain. » Pour entrer dans le (non )récit de Glissant, semé d’excroissances et de digressions, il faut donc pénétrer l’enchevêtrement des époques comme Flore celui des lianes et accepter de perdre pied dans la mangrove verbale. Il faut abdiquer tout désir de récit chronologique pour se laisser envelopper par « les enroulements de parole ». Quitte à être submergé par le tumulte des mots. De toute façon, estime Glissant, « je dis souvent que nous n’aurions pas pu faire À la recherche temps perdu de Proust, cette espèce d’énorme architecture, bien construite, bien pyramidale, qui part comme ça et qui aboutit au présent ».
Car Ormerod est bien l’archétype de la « poétrie » telle que la définissait l’auteur dans Le Monde incréé, en 2000 : « poème et conte ensemble, où s’encombrent les paysages, où les histoires se raccordent, s’entresouchent les langages ». Un mouvement perpétuel, semblable à celui de la créolisation, ce « processus inarrêtable, qui mêle la matière du monde, qui conjoint et change les cultures des humanités d’aujourd’hui », bien différent de la créolité figée, que Glissant récuse. Cette créolisation qui fonde son oeuvre « ne saurait se figer, s’arrêter, s’inscrire dans des essences, dans des absolus identitaires », et ne vaut que par l’imprévisibilité des créations qu’elle suscite. À bas les « identités racines », clame Glissant, car la « racine unique tue tout autour d’elle ». Seul vaut « le rhizome, qui s’étend vers d’autres racines sans les tuer ».

Ormerod, d’Édouard Glissant, Gallimard, 362 pp., 22,50 euros.

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