Un journaliste qui dérange

Publié le 22 août 2005 Lecture : 4 minutes.

Après celle du 1er août, la convocation pour un nouvel interrogatoire, quatre jours plus tard, du journaliste Abdou Latif Coulibaly, a été annulée à la dernière minute. Mais cette apparente accalmie n’est peut-être pas synonyme de cessation des hostilités entre le régime du président Abdoulaye Wade et le chroniqueur. Un passé houleux est à l’origine du différend. En juillet 2003, Coulibaly publie Wade, un opposant au pouvoir. L’alternance piégée ?, un portrait au vitriol du numéro un sénégalais qui déclenche un branle-bas au sein de l’État et contribue à la chute, en avril 2004, du Premier ministre Idrissa Seck, alors soupçonné d’être l’un des informateurs du journaliste.

Plusieurs mois de polémiques et la création d’une commission parlementaire pour plancher sur certaines révélations du livre avaient fini par amener les Sénégalais à tourner la page. L’affaire Idrissa Seck (l’ancien Premier ministre a été arrêté le 15 juillet pour atteinte à la sûreté de l’État et malversations présumées) est venue raviver l’affrontement.
Coulibaly a été cité par le journaliste-écrivain Elhadji Ndary Guèye, détenu depuis le 24 juillet au motif qu’il serait le « nègre » de Seck. En parlant d’un portrait corrosif du chef de l’État, dont le manuscrit a été retrouvé chez lui, il aurait déclaré aux enquêteurs : « Latif a plagié mon livre. » Une accusation plutôt mince pour justifier que Coulibaly se retrouve, le 1er août, à la Division des investigations criminelles (DIC).

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La véritable raison de cette interpellation est à chercher ailleurs. Abdou Latif Coulibaly a achevé, il y a deux mois, la rédaction de deux ouvrages aujourd’hui sous presse chez un éditeur français. Par on ne sait quels moyens (ses proches évoquent le piratage de son ordinateur), les services sénégalais sont entrés en possession des deux manuscrits, impitoyables charges contre le régime.
Il s’agit, tout d’abord, d’un essai politique : une enquête menée pendant deux ans en Gambie et au Sénégal pour faire la lumière sur l’assassinat, le 15 mai 1993, de Me Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel.

L’ouvrage s’attache à établir un lien direct entre les dirigeants du Parti démocratique sénégalais (PDS, aujourd’hui au pouvoir) et les assassins. Et s’appuie, entre autres, sur les confidences de Pape Ibrahima Diakhaté, l’un des meurtriers, condamné en 1993 et gracié par Wade après son arrivée au pouvoir. On y découvre également les témoignages de deux de ses complices qui avaient échappé à la justice pour se retrouver, aujourd’hui, employés au conseil régional de Dakar dont le président, Abdoulaye Faye, avait été cité lors du procès.
Dans un post-scriptum d’une quarantaine de pages, Coulibaly revient sur une question qu’il avait abordée dans son brûlot de 2003, suscitant beaucoup de polémiques : la réparation de l’avion présidentiel, au lendemain de l’arrivée de Wade au pouvoir. Il démontre, documents en fac-similé à l’appui (traces de virements, chèques, numéros de comptes à la Barclays Bank de Londres…), que la remise à neuf de l’aéronef, La Pointe de Sangomar, a coûté beaucoup plus cher que les 17 milliards de F CFA officiellement avancés par les autorités. Une véritable bombe !

Le second livre est une fiction – mais ô combien politique ! Latif Coulibaly y narre l’histoire d’un roi sénile qui a mobilisé tous ses services secrets pour s’emparer du manuscrit d’un écrivain. La trame de ce roman à clés ressemble, il faut le reconnaître, à des faits bien réels qui se sont déroulés au Sénégal. Trahissant son désir, l’auteur choisit même une fin peu reluisante à son « roi » : la destitution par le Conseil de la couronne, l’organe chargé de contrôler la vie et l’activité du royaume. Motifs officiels : gâtisme et atteintes répétées aux droits de l’homme.

Les deux ouvrages vont à coup sûr jeter un énième pavé dans la mare déjà suffisamment agitée de la vie politique sénégalaise. Voilà pourquoi le pouvoir semble déterminé à tout faire pour empêcher leur parution. Et pourquoi aussi, selon des proches de l’auteur, cette affaire est loin d’être terminée. À les entendre, l’annulation de la convocation du 5 août n’est rien d’autre qu’un « repli tactique », l’État sentant – devant la mobilisation annoncée de tout le corps des journalistes – le danger d’ouvrir un autre front alors que l’arrestation d’Idrissa Seck ne cesse de faire des vagues qui menacent l’équilibre du pays.
Des tractations secrètes sont en cours pour desserrer l’étau autour de Coulibaly. Mais pour combien de temps ? « Sur instruction de mes avocats, je ne peux pour l’instant faire le moindre commentaire, répond l’intéressé. D’autant qu’aucune accusation précise ne m’a été signifiée. J’ai donc du mal à me prononcer. »
Va-t-il pour autant renoncer à faire paraître ses livres en échange de l’arrêt des poursuites engagées contre lui ? n
envoyé spécial à Dakar

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