Une vitalité à toute épreuve

Privé par la crise ivoirienne de son principal débouché vers la mer, le pays a réussi à s’adapter. Contre toute attente, il a préservé ses échanges, réorganisé son économie et fait face à l’afflux de rapatriés. Mais les blessures restent vives.

Publié le 22 août 2005 Lecture : 9 minutes.

La frontière avec la Côte d’Ivoire, à une vingtaine de kilomètres de la ville de Kampti, dans le sud-ouest du Burkina, est déserte en ce petit matin de la fin juillet. Un poteau bariolé de rouge et blanc la signale, et un tronc d’arbre disposé en travers de la route fait office de barrière. Aucun véhicule ne circule, hormis quelques mobylettes pétaradantes. Par petits groupes, des femmes et des enfants portant bassines, poteries et autres marchandises sur la tête arrivent à pied de Côte d’Ivoire. Ils se dirigent vers le marché qui se tient quelques kilomètres plus loin. Pour traverser la frontière, il suffit de contourner la barrière.
Takité, la quarantaine, vit en Côte d’Ivoire, non loin de là. Il se désole de la baisse du trafic routier : « Seuls les « rebelles » passent par ici. Ils franchissent la frontière pour aller chercher du carburant à Gaoua. » Ce qui vaut au chef-lieu de la province, à une cinquantaine de kilomètres, de connaître régulièrement des pénuries d’essence. « Ils sont armés et réclament de l’argent, se plaint Takité. Il y a des Ivoiriens et des Burkinabè. Si on ne leur donne rien, ils nous emmènent à Doropo (ville ivoirienne à quelques dizaines de kilomètres de la frontière) pour être jugés. Récemment, ça a diminué. Des militaires français sont stationnés à Bouna et viennent nous voir plusieurs fois par semaine. Ils nous demandent si les rebelles ne nous harcèlent pas trop. Depuis qu’ils sont là, on a moins d’ennuis. »
Interrogé sur la circulation des « rebelles » entre les deux pays, le Premier ministre burkinabè, Ernest Paramanga Yonli, répond que la mise en place de patrouilles de surveillance mixtes, prévue dans les accords signés en 2003 sous la supervision de l’ONU entre les autorités du Burkina et celles de Côte d’Ivoire, n’a pu être honorée par ces dernières. Depuis la réouverture effective de la frontière, le 11 septembre 2003, « n’importe qui peut la franchir, même les membres de la rébellion, que rien ne permet de distinguer. Ce n’est pas marqué « rebelles » sur leur front ! » ajoute-t-il.
Les camions de marchandises sont bien rares. Peu de transporteurs ont recommencé à utiliser le « corridor ivoirien », par lequel transitaient la plupart des produits agricoles burkinabè, dont le coton, et environ 60 % des importations du pays. L’insécurité persistante et les multiples barrages qui jalonnent le trajet découragent assureurs et camionneurs. Quant au trafic ferroviaire, confié à la compagnie concessionnaire Sitarail (groupe Bolloré), « il a repris, mais ne dépasse pas 40 % de ce qu’il était auparavant », indique le chef du gouvernement burkinabè.
Interrompue après l’éclatement de la crise ivoirienne en septembre 2002, l’exploitation de la ligne Abidjan-Ouagadougou a repris le 22 mai 2003. La Sitarail transporte régulièrement des hydrocarbures et des conteneurs de marchandises diverses en direction de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou, à raison de trois à quatre convois par jour. Depuis le 1er juillet 2003, les trains de voyageurs font la navette trois fois par semaine entre la Côte d’Ivoire et le Burkina. Mais ce trafic reste restreint, et la reprise du service s’est accompagnée d’une augmentation du prix du billet passager entre Ouagadougou et Abidjan.
Le pays a cependant su limiter l’impact de la crise ivoirienne en réorientant rapidement son commerce vers d’autres débouchés maritimes : Lomé, au Togo, Cotonou, au Bénin, et Tema, au Ghana. Mais le trajet pour accéder à la mer est deux fois plus long et la capacité de ces trois ports réunis reste inférieure à celle du port d’Abidjan. Tout cela entraîne une hausse du prix des produits importés, notamment les intrants agricoles et le carburant, dont plus d’un tiers venait de Côte d’Ivoire. Et une moindre compétitivité des exportations, en particulier dans le domaine de l’élevage : la Côte d’Ivoire absorbait l’essentiel du bétail et de la volaille burkinabè.
Certains entrepreneurs ont su gérer ces bouleversements. Salif Ouedraogo, PDG du groupe Kossouka, spécialisé dans l’import-export, s’est réorienté vers le Togo. « Nous utilisions déjà le port de Lomé, ce qui a facilité la réorganisation. Aujourd’hui, 90 % de notre business passe par Lomé. Le reste par Tema. » La crise togolaise, en début d’année, n’a pas affecté son activité. Le port n’a fermé que deux à trois semaines et le trafic a été rapidement rétabli. D’autres ont été moins heureux. Les Grands Moulins du Burkina, qui produisaient l’essentiel de la farine de blé consommée localement, ont fait faillite en 2004. Le blé importé transitait par Abidjan. Quant à l’usine de la société de filature du Sahel (Filsah), elle tourne à moins de 20 % de sa capacité : près de 70 % de sa production était exportée en Côte d’Ivoire. À l’instar de ces deux fleurons de l’économie nationale, de nombreuses PME ont du mal à survivre. Il est toutefois difficile de répertorier celles qui ont mis la clé sous la porte, le dernier recensement datant de 1998.
Il est aussi des activités à qui la nouvelle donne profite. Le secteur des transports, en premier lieu. En forte progression, il devrait encore croître de 4 % cette année, bénéficiant également du redéploiement des circuits commerciaux du Mali, également privé d’accès à la Côte d’Ivoire. La vocation de « carrefour » sous-régional du Burkina s’en trouve confortée. En croissance également, les secteurs de la banque et de l’assurance. Plusieurs sociétés ivoiriennes ont délocalisé leur siège à Ouagadougou, et d’importantes sommes ont été rapatriées par les Burkinabè de Côte d’Ivoire. Ecobank, Bank of Africa, la Banque sahélo-sahélienne pour le commerce et les investissements et la Banque régionale de solidarité se sont implantées au Burkina, où la création d’une banque de l’habitat et de deux banques privées sont à l’étude. Enfin, la situation pourrait également bénéficier au commerce des fruits et légumes. Jusqu’ici conditionnées en Côte d’Ivoire, puis exportées sous label ivoirien, les mangues burkinabè seront bientôt exportées en propre depuis Bobo-Dioulasso, où entrera prochainement en service un terminal de conditionnement financé par la Banque mondiale.
Trois ans après le déclenchement de la crise en Côte d’Ivoire, le Burkina enregistre donc un bilan plutôt satisfaisant. « L’économie s’est bien ajustée, indique Siaka Coulibaly, économiste à la Banque mondiale, alors que nous craignions un impact négatif beaucoup plus important. Le pays a su faire face en diversifiant ses débouchés. » Mais ce satisfecit global ne prend pas en compte le bouleversement résultant des déplacements de population. Même si l’exode massif redouté par les autorités n’a pas eu lieu – bon nombre des trois millions de Burkinabè résidant en Côte d’Ivoire n’envisagent pas de quitter les terres fertiles qu’ils exploitent depuis plusieurs générations pour regagner leur pays d’origine -, les retours ont ébranlé la structure socio-économique du pays. Les transferts financiers de la diaspora, qui se chiffraient à près de 20 milliards de F CFA (30 millions d’euros) par an à l’échelle nationale, ont fortement diminué. « Cet argent contribuait à hauteur de 20 % à la formation de la demande rurale », indique Benoît Ouattara, ministre du Commerce, de la Promotion de l’entreprise et de l’Artisanat. Déjà, debut 1999, les événements de Tabou, au sud-ouest de la Côte d’Ivoire, ont chassé quelque 15 000 Burkinabè des terres qu’ils exploitaient. En septembre 2002, selon les statistiques officielles, ils sont plus de 365 000 à être revenus, auxquels s’ajoutent nombre de retours « clandestins ». Selon le dernier recensement réalisé fin 2004, environ 20 % sont repartis, en majorité des chefs de famille, qui ont laissé femmes et enfants à l’abri.
À Gaoua, près de la frontière, et dans la région, les difficultés crèvent les yeux. Le trafic routier fonctionne au ralenti et les prix se sont envolés, ce qui, ajouté à la très mauvaise campagne agricole 2004, pose un problème de sécurité alimentaire. « Environ 17 000 personnes sont revenues, précise Aissatou Traoré, directrice provinciale de l’Action sociale à Gaoua : 4 000 hommes, 4 000 femmes et 9 000 enfants. Autant de bouches à nourrir et de paires de bras à occuper… Le nombre élevé des veuves et des orphelins n’a pas facilité la réinsertion dans les villages et les familles. Quantité d’enfants n’ont pu être accueillis dans les écoles. » Une situation qui favorise l’augmentation du petit banditisme (vols de motos, de volailles…) ainsi que la prostitution et la propagation du sida. Des phénomènes perceptibles, mais difficiles à quantifier en l’absence d’études précises.
Dans les villages, les terres manquent et beaucoup d’hommes chôment. Certains jeunes préfèrent rejoindre la rébellion : « Mieux vaut mourir d’une balle dans le ventre que de faim. C’est plus rapide et moins douloureux », déclare un grand adolescent. Comme nombre de ses amis, il s’apprête à rejoindre les rebelles. « Lorsqu’ils reviennent voir leurs familles, ils disent qu’ils vont bientôt contrôler le pays, que la moitié des chefs sont des Burkinabè », raconte-t-il.
Pour faire face aux besoins, plusieurs programmes d’aide à la réinsertion ont été mis en place. Depuis 2003, le ministère de l’Agriculture encourage le renforcement des organisations paysannes, tandis que le ministère de l’Action sociale vient en aide aux femmes rapatriées en les formant à la fabrication de beurre de karité ou de bière de mil. Les partenaires internationaux, comme la FAO, le Programme alimentaire mondial, la Croix-Rouge ou encore la Banque mondiale, ont été impliqués, mais ces programmes ont pris fin. Reste le projet de la coopération allemande (GTZ) : il propose aux rapatriés de petits équipements agricoles, des formations diverses (maraîchage, mécanique…) ainsi qu’un accès à la santé et à l’éducation. Grâce à quoi des puits ont été forés, des écoles et des centres de santé ont été construits dans les villages. Plus de trois mille réfugiés en ont bénéficié directement.
Job est l’un d’entre eux. Il a 26 ans. Il lui manque un bras. En 1999, lors des événements de Tabou, il fuyait avec d’autres habitants lorsqu’on leur a tiré dessus. Touché au ventre, tombé parmi les cadavres, il est resté collé au sol, feignant la mort pour se protéger. Ce qui n’a pas empêché l’un des assassins de lui couper le bras gauche d’un coup de hache et d’entailler sa joue au couteau, de l’oreille jusqu’à la bouche. Pour sauver sa peau, Job n’a pas bronché. L’homme qui l’a défiguré était son ancien propriétaire, pour qui il avait travaillé des années durant et qui lui avait vendu quelques hectares de forêt pour en faire une plantation… Job est retourné dans son village natal, à Sidi Moukar, à quelques kilomètres de Gaoua, dans l’espoir d’une vie un peu meilleure. Il se débrouille pour survivre grâce au projet de petit maraîchage mis en place par la GTZ. Dans le village, les « rapatriés » représentent 70 % des 7 000 habitants.
Sansan, lui aussi, a été chassé de Côte d’Ivoire, où il avait travaillé treize ans durant, dans la région de San Pedro. Il possédait une plantation de cacao de 22 hectares, des terres qu’il avait patiemment achetées (à raison de 100 000 F CFA l’hectare), défrichées et mises en culture. Lorsque la crise a éclaté, lui, sa femme et leurs sept enfants se sont réfugiés dans la forêt. Sa femme y est morte, emportée par la maladie. Lors des funérailles, des militaires sont venus et les ont frappés. « Quand on a commencé à gagner plus qu’eux, ils ont voulu nous éliminer, explique-t-il. Nos plantations étaient meilleures que les leurs. Car nous, les Burkinabè, on travaillait tout le temps. » Quant aux autres enjeux du conflit ivoirien, il n’en sait trop rien. Repartir travailler là-bas ? C’est exclu : « On ne va pas recommencer à travailler cadeau. » À ses côtés, un ami ajoute : « Un chat est toujours un chat. On n’a plus confiance. »
Traumatisés, les blessures encore à vif, ils ont du mal à envisager un avenir commun avec leurs voisins du Sud. Pourtant, les deux pays sont inextricablement liés par leur histoire. Si le Burkina a su, une fois de plus, démontrer sa capacité à faire face à l’adversité, il est évident que, sur le long terme, comme le souligne le Premier ministre burkinabè, « le Burkina a besoin de la Côte d’Ivoire ».

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