Seychelles blues

Disques piratés, droits d’auteur bafoués… Malgré son décor de rêve, l’archipel est loin de constituer un paradis pour les artistes locaux.

Publié le 22 août 2005 Lecture : 4 minutes.

La porte s’entrouvre sur une salle de classe exiguë de Victoria, sur l’île de Mahé… Patrick Victor, Joe Samy, Ralph Amesbury ne prêtent guère attention à l’entrée de leur visiteur. Les trois musiciens seychellois sont en pleine répétition à deux jours du concert d’Acoustik Café. Entre deux tables d’écoliers, ils peaufinent accords, transitions et reprises. Ayant remporté un large succès auprès du public dès leur premier show en 1998, les artistes se regroupent de temps à autre à l’occasion de festivals nationaux et régionaux ou de commandes plus ponctuelles. « Nous n’avons pas l’intention de former un groupe. Nous avons chacun le nôtre et une identité musicale propre », explique Patrick, le plus connu des trois sur le plan international.
Acoustik Café, c’est assurément trois voix, trois styles, trois physiques, mais dont l’osmose donne le frisson. Concept : jouer et chanter les meilleurs tubes des trois artistes dans une atmosphère de piano-bar. De la pure et vraie musique seychelloise inspirée des diverses influences de l’île : moutia et séga (anciennes musiques des esclaves), rock, folk, jazz se mélangent, créole, anglais et français se côtoient le temps d’une chanson ou d’un album.
Gueule à la Antonio Banderas et voix de crooner new-yorkais, Ralph est le plus jeune de la bande et le plus fougueux. « Ralph est pétri de talent, mais c’est un écorché vif », explique son ex-femme, Sylvie. Ses blessures sont profondes. Orphelin de père à la naissance, avant de perdre sa mère à l’âge de 10 ans, il forgera son caractère dans la rue, multipliant les frasques avec les enfants du quartier. À 15 ans, il couche son vague à l’âme sur le papier et le met en musique. Cinq ans plus tard, il sort Back to Earth sous le pseudonyme de Rizo, puis Meditasyon nous souffrans et Mon Zil avant de se lancer dans un style plus reggae avec O Viktoria.
Connaissant quelques difficultés avec le régime du président Albert René, il part en Angleterre étudier l’acoustique et enregistre Vwayaz, un recueil de vieilles chansons populaires associées à de nouveaux titres. De retour au pays, il écrit « Anmenn mwan dan lakour » en 1997, une chanson culte sur la détresse et la solitude des sans-abri. Son dernier album, Zoli zour (2001), est un mélange de rythmes seychellois et d’influence jazzy. Ralph travaille toujours avec son groupe The Suns ou en soliste… mais fait également dans l’alimentaire. Il se produit dans de nombreux hôtels pour gagner sa vie, sous le regard langoureux de touristes médusés par le charme des Seychelles.
Comme Ralph, Joe Samy a fait montre de précocité. Il a 9 ans quand sa grand-mère lui offre sa première guitare. Un voisin, musicien, lui apprend les premiers accords. « On jouait tout à l’oreille. Mes petites bases de solfège sont venues bien après », souligne le chanteur. C’était le début des années 1970, une période fastueuse avant le coup d’État qui a porté le président René au pouvoir. Les Seychellois s’amusaient énormément, les bars étaient pleins, les musiciens se produisaient toute la semaine. À 15 ans, Joe commence à créer ses premiers textes : « De la musique folk sur des paroles créoles. » Ses disques sont restés au coeur des influences des îles : balade, romance, folk anglaise, chanson créole. Sa discographie comprend trois albums : Seychelles in Paradise (1990), Don’t Let Them Die (1993), Seychelles Blue (2005).
Aujourd’hui, Joe ne vit pas de son art… mais de ses talents de producteur exercés à la Seychelles Broadcasting Corporation (SBC). Dans ses chansons comme dans la vie, sa parole est suave, feutrée et profonde. Simple, Joe porte la barbe poivre et sel, son éternel jean délavé et sa chemise ouverte… Il entretient une complicité toute particulière avec Patrick Victor, l’un des seuls artistes seychellois à vivre de sa musique. « Je suis mon propre manager, mais ça m’emm… cruellement », explique celui qui ne voudrait s’adonner qu’à la création. Le « rwa » Victor a commencé à taquiner la guitare et à se faire la voix à 17 ans en s’essayant à imiter Bob Dylan et Simon and Garfunkel. Mélangeant moutia d’Afrique et polka d’Europe, en créole et en français, ses compositions puisent leurs racines dans le passé tout en s’accordant des rythmes modernes. Patrick chante son île avec douceur, accompagné de son groupe Bwa Gayac et de ses ensorcelantes danseuses. À plusieurs reprises, il a fait les beaux soirs du New Morning et de l’hôtel Méridien, à Paris. C’est la référence de l’île. Ses ségas et moutias sont diffusés sur Air Seychelles.
Moustache fine, voix douce, Patrick entre doucement dans la discussion, mais s’enflamme très vite lorsqu’il évoque les difficultés des artistes locaux : « C’est terrible. Nous ne trouvons même pas de cordes pour nos guitares dans les magasins. » Koste pep losean Indyen et Zwe sa lanmizik font sa popularité dans les années 1990. Patrick prépare actuellement un nouvel album après Later 7 kuler (2000).
Ralph, Joe, Patrick, mais aussi Jean-Marc Volcy et Jenny de Letourdie, les autres voix célèbres des Seychelles, tentent de préserver l’« océanindianicité » et de résister tant bien que mal au rouleau compresseur de la musique anglo-américaine. Ils chantent le bleu de la mer, le vert de leur environnement naturel et le jaune safran de la lumière du soleil. Mais aussi leur blues, beaucoup plus profond. Opprimés par vingt-huit années de régime socialiste radical, les artistes traînent leur mal-être au quotidien. Malgré leur décor de rêve et leur quiétude, les Seychelles sont loin de constituer le fameux paradis des musiciens. Le régime des droits d’auteur n’est pas appliqué et les disques sont piratés. La chanson n’offre ni statut ni véritable profession.
Dans les rues de Victoria, la jeunesse dorée arbore les pantalons taille basse, de larges bermudas et des maillots de basket yankee, walkman scotché aux oreilles et rap à plein volume. Signe de la mondialisation culturelle. Les disques des artistes seychellois, eux, ne courent pas les magasins…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires