Pourquoi les jeunes musulmans se radicalisent

Publié le 22 août 2005 Lecture : 4 minutes.

Comme prévu, Mohammed Bouyeri, le meurtrier de Theo van Gogh, a été condamné à la prison à vie. Sauf grâce royale, il passera donc le reste de ses jours derrière les barreaux, car la législation néerlandaise ne prévoit ni réduction de peine pour bonne conduite, ni libération anticipée. Le jeune homme a accueilli le verdict avec indifférence. Une attitude qui fait froid dans le dos, quand on considère qu’il n’a que 27 ans et qu’il pourrait donc rester enfermé dans sa cellule pendant un bon demi-siècle… Qu’est-ce qui peut expliquer un tel mépris de la vie, de celle des autres et de la sienne propre ? Fanatisme, lavage de cerveau, psychopathologie ?
Bouyeri, même s’il représente un cas extrême d’endoctrinement, avec passage à l’acte, n’est cependant pas isolé. De plus en plus de jeunes d’origine marocaine, même – et surtout – de la deuxième génération, se tournent vers un islam « salafiste » au sens le plus rigide du terme et qui prend parfois des formes caricaturales : ainsi certains n’utilisent plus de brosse à dents ni de dentifrice, mais se procurent des souaks, sorte d’écorce dont se servaient les Arabes à l’époque du Prophète pour se curer les dents. Ils s’efforcent également de porter des vêtements – qamis, djellaba… – qui ressemblent à ceux que devaient porter avec beaucoup d’allure Abou Bakr ou Omar, du côté de La Mecque, il y a mille quatre cents ans. La barbe est, bien sûr, de rigueur. Tout cela n’améliore pas leurs chances sur le marché du travail, au pays de Philips, d’Unilever et de Shell.
Avant d’en arriver là, les premiers « intégristes » parmi les élèves des collèges avaient commencé, dans les années 1990, par exiger des lieux de culte. À la différence de la France laïque, cette demande ne posait pas de problème en soi, puisque des salles de méditation ou de prière existaient déjà dans les établissements scolaires aux Pays-Bas. Cependant, les étudiants musulmans exigèrent des endroits distincts de ceux où venaient prier ou méditer les non-musulmans. L’esprit de conciliation qui régnait alors aux Pays-Bas conduisit les chefs des établissements scolaires à céder sans barguigner à ces exigences pas très oecuméniques.
Par la suite, le phénomène intégriste prit de l’ampleur, pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles était que les jeunes de la seconde génération n’avaient pas sous les yeux l’islam tel qu’il se vit au quotidien, par exemple au Maroc ou en Tunisie. Ne connaissant pas la forme discrète et pragmatique que peut revêtir cette pratique, ils s’en remirent à ce que leur disaient des prédicateurs venus du Proche-Orient, souvent wahhabites. Ceux-ci avaient pour eux le prestige de la maîtrise de l’arabe classique, ce qui, pour des enfants d’immigrés, faisaient de leurs prêches paroles d’Évangile, si l’on peut dire…
Une autre raison de la radicalisation des jeunes de la seconde génération tient à leur sentiment de n’être pas vraiment acceptés par la société néerlandaise. Il s’agit en partie d’un cercle vicieux : on ne peut à la fois tourner le dos à cette société et se plaindre de la discrimination raciale ou ethnique qui en est parfois la conséquence. Ironiquement, c’est par un réflexe très néerlandais d’assumer crânement sa différence et de l’afficher publiquement que les « deuxième génération » se laissèrent pousser la barbe ou, dans le cas des jeunes filles, se mirent à porter le voile – du moins pour celles qui n’y furent pas contraintes par leur entourage. Où l’on voit un paradoxe de l’intégration : quand on refuse de raser les murs puisqu’on n’est plus tout à fait un étranger, on devient l’étranger radical, par le vêtement et par le comportement…
Ce qui inquiète le plus, c’est que cette forme d’islam qu’adoptent ces jeunes fait entièrement l’impasse sur tout un pan de la pensée islamique, son côté rationaliste, questionneur et innovateur, tel qu’il se développa sous les premiers Abbassides de Bagdad ou en Andalousie. Parce que leur foi provient davantage d’un sentiment de frustration que de conviction, ils s’en tiennent à l’observance rigoureuse de ce qu’ils croient être l’islam véritable, aux dépens d’une véritable réflexion sur la foi, sur la place du religieux dans la cité, sur la coexistence pacifique des religions, etc. Ainsi appréhendée, leur foi n’est qu’une « orthopraxie » qui ne se pose aucune question et n’en tolère aucune.
Dans cette affaire, la société néerlandaise n’est évidemment pas exempte de reproches. Comme ailleurs, en Europe, et singulièrement depuis le 11 septembre 2001, certains voient dans chaque musulman qui va en djellaba à la mosquée un terroriste potentiel. La plupart des hommes politiques et des intellectuels – et c’est tout à leur honneur – ont beau répéter sur tous les tons que 99 % des musulmans sont des citoyens paisibles et respectueux des lois, tant qu’il y aura des Bouyeri pour introduire l’assassinat dans le débat public, ceux qui veulent raison garder continueront de prêcher dans le désert.

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