Les tribulations de Mohand

Publié le 23 août 2005 Lecture : 6 minutes.

Il faut que je vous raconte l’histoire de Mohand. Vous allez être épatés. Lui et moi on se connaît depuis l’école. Et même depuis le cours préparatoire. Déjà à ce moment-là, c’était un numéro pas ordinaire. Pour commencer, il savait lire. Son oncle, qui l’élevait, était un fana de bandes dessinées. Bien sûr, Mohand avait le droit de les regarder autant qu’il le voulait. Et il a su lire sans avoir appris. Et sans tous ces trucs que nous disait la maîtresse, comme baba ou papa ou tata. C’était plutôt long comme méthode et passablement rasoir. Elle en a d’ailleurs essayé une autre, la globale. Alors là, c’était pire. Nous autres, on était pleins de bonne volonté, seulement on n’y comprenait rien. Pour nous encourager, elle nous lisait des contes. Des histoires d’animaux bizarres. Un chat qui porte des bottes et dit des horreurs aux paysans ou cette affaire d’une petite blonde et de trois ours. Des histoires à dormir debout, oui. L’oncle de Mohand avait une bien meilleure méthode, seulement, lui, il n’était pas instituteur.
Mohand et moi, on s’est toujours bien entendus. Jusqu’au brevet, on a été inséparables. À ce moment-là, il a choisi l’électricité, et moi, la boulangerie. On a de bons métiers, jamais de morte saison, et les patrons se bousculent pour nous embaucher. Mais Mohand est fidèle à son patron et moi au mien. Dans un quartier, une petite entreprise d’électricité a toujours des clients, et quant à la boulangerie, on n’en connaît pas beaucoup qui déposent le bilan.
Vous vous demandez peut-être d’où Mohand tirait son prénom. Eh bien, il l’avait sorti de son imagination. Ses parents, des Maliens immigrés pour des raisons faciles à comprendre, l’avaient appelé Serge. Mais tous les deux étaient morts dans un accident de voiture quand il avait 3 ou 4 ans. Son oncle maternel, une bonne pâte d’homme, l’avait recueilli et élevé. Avec sa femme, bien entendu. Comme ils n’arrivaient pas à avoir un enfant, ils avaient pris Serge pour un don du ciel. Or, au cours élémentaire, Serge a décidé de changer de prénom. Ça ne dérangeait personne, et surtout pas nous, ses copains.
À présent, je vais franchir les étapes, parce que j’ai promis que vous alliez être épatés, et je ne veux pas vous faire attendre trop longtemps. Mohand avait encore de la famille au Mali : ses grands-parents maternels et paternels. Il se promettait toujours d’aller les voir. Seulement, ces gens-là avaient des moyens si réduits qu’au lieu d’économiser pour son voyage Mohand mettait un point d’honneur à leur envoyer régulièrement des mandats. Il ne buvait pas, il ne fumait pas – c’était toujours autant d’économisé. Et il avait choisi de se loger dans un vieil immeuble dont le propriétaire louait ce qu’il appelait des « studios », en fait de toutes petites pièces possédant un évier, l’eau courante, et rien de plus. Le loyer de son « studio » correspondait aux moyens de Mohand, considérant que, financièrement, il faisait tout ce qu’il pouvait pour ses vieux.
Et puis, un jour, le bruit a couru dans le quartier que le propriétaire de Mohand avait vendu son immeuble. Et il n’a pas fallu longtemps pour le vérifier. Assez vite, tous les occupants sont partis, peut-être relogés – allez savoir. À chaque fois qu’un logement se libérait, des ouvriers venaient boucher les fenêtres avec des carreaux de plâtre. Je ne sais pas si le nouveau propriétaire a fait une proposition de relogement à Mohand. Mais ce que je sais, c’est que Mohand n’a pas décampé. Il est resté tout seul dans cette carcasse étoilée de carreaux de plâtre. Évidemment, le projet était de démolir l’immeuble pour construire à la place un ensemble résidentiel, forcément hors de prix pour les gens du quartier.
Pourtant, Mohand ne décampait toujours pas. Le promoteur qui avait acheté l’immeuble connaissait la musique. On coupe l’eau, on coupe le courant, on démolit les escaliers. Et les réfractaires ne sont pas longs à plier. Oui, mais quand le réfractaire est un certain Mohand, les choses ne se passent pas comme prévu. Pratiquement dès le début, il avait concocté un plan digne d’un scénario de cinéma. La nuit, grâce à des cordes et des poulies, il se hissait dans son studio. Un générateur – il n’était pas électricien pour rien – lui fournissait le courant pour la cuisine et un petit radiateur électrique. Et pour manger et boire, nous étions nombreux, à la faveur de l’obscurité, à lui monter le ravitaillement, les bonbonnes d’eau, et à évacuer les déchets de toute sorte par le même canal.
Mais, me direz-vous, le promoteur n’envoyait-il pas des « gros bras » pour faire partir Mohand par la force, n’organisait-il pas des rondes pour nous empêcher de ravitailler Mohand ? Si, il employait tous les trucs habituels. Seulement, quand les gros bras ou les vigiles se trouvaient devant une trentaine de gaillards résolus car motivés, comme on dit dans les CV, ils n’insistaient guère. Ah, j’ai oublié de vous dire que Mohand avait bricolé les carreaux de plâtre qui obturaient sa fenêtre : il en avait retiré deux qu’il avait remplacés par un cadre amovible ; de la sorte, il pouvait aérer les lieux et nous faire des signes par « sa » fenêtre.
L’affaire a duré presque un mois. Et puis une radio périphérique en a entendu parler. Et alors, tout s’est passé très vite. La radio a envoyé quelqu’un sur place et a parlé de l’affaire dans un bulletin d’information. Et voici qu’un matin, ce sont deux gros camions de la télévision qui se sont amenés. Des engins de ce genre, dans un quartier populaire, ça ne passe pas inaperçu. Ils avaient prévu aussi un élévateur, cette sorte de plate-forme qui sert pour élaguer les arbres ou réparer l’éclairage public. D’un des camions est sortie une journaliste, une belle femme d’ailleurs, et on voyait qu’elle avait de la classe. Par sa fenêtre, Mohand agitait un drapeau blanc et un drapeau tricolore. En bas, les caméras tournaient. La jeune femme a été élevée jusqu’à la fenêtre de Mohand.
Inutile de vous dire que tout le quartier était en révolution. Nous étions bien trois cents à regarder la manoeuvre, bouche bée. D’où on était, on ne pouvait pas entendre ce qu’ils se sont dit. Mais ils avaient l’air de bien s’entendre. Mohand est passé sur la plate-forme, à côté de la jeune femme. La machine les a descendus. Et là, on aurait dit un tour d’illusionnistes. Une seconde, Mohand était en bas. La seconde d’après, il avait disparu. On a seulement compris plus tard qu’ils l’avaient engouffré dans un des gros camions. Après, tout est allé très vite. Les gars et les filles – parce que, dans ces entreprises de télévision, croyez-moi qu’il y a du personnel – ont vivement rentré le matériel, les caméras, les sonos, les coffres, les rouleaux de fil. Et les camions ont filé.
C’est le soir qu’on a un peu mieux compris. Ils ont passé Mohand au Journal de 20 heures : Mohand souriant à sa fenêtre, Mohand derrière ses drapeaux, Mohand sur l’élévateur, etc. Ils avaient fait sur lui un « sujet », c’est-à-dire un reportage salement étoffé. C’est un sujet « porteur », paraît-il. Autrement dit, il tient le téléspectateur en haleine, le rive devant l’écran, et tant mieux pour les publicités qui suivent.
Moi, j’en ai su plus que tout le monde, parce que Mohand et moi, on était copains depuis si longtemps. Et je l’avais pas mal aidé pendant son mois de résistance. Quelques jours plus tard, il m’a appelé sur mon portable :
– Viens à la station. Tu sais où c’est, on est allés souvent voir des enregistrements publics. Tu demandes Mohand, tout le monde saura te renseigner.
Je ne me le suis pas fait dire deux fois. Une heure plus tard, je rappliquais à la station. Mohand y était effectivement connu de tout le monde. Son « sujet » avait fait un tabac, et la station le bichonnait.
– Voilà, m’a-t-il dit, ils m’offrent un poste de réceptionniste et ils me logent. Je commence au début du mois prochain. Tu te rends compte, salarié et logé ! Crois-moi que je vais pouvoir les gâter, mes vieux !
Ne vous avais-je pas dit que vous seriez épatés par l’histoire de Mohand ? !

Ancienne collaboratrice de Jeune Afrique/l’intelligent, Maud Sissung est traductrice (Racines d’Alex Haley, L’Odyssée noire de Nathan I. Huggins…).

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