Les musulmans sur le divan

Pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle jamais vraiment réussi à s’implanter en terre d’islam ? Pourquoi, en retour, Freud et Lacan ne se sont-ils jamais intéressés au monothéisme musulman ? À ces questions qui ne sont pas seulement théoriques ,le psycha

Publié le 24 août 2005 Lecture : 19 minutes.

Le Tunisien Fethi Benslama (54 ans) exerce la psychanalyse depuis de nombreuses années. Il est également directeur du Relais social de la Cité universitaire internationale de Paris et professeur de psychopathologie à l’université Paris-VII. Il compte parmi les rares personnalités de l’univers « psy » à s’être toujours efforcé de jouer un rôle dans la cité en interrogeant, sans relâche et de toutes les façons possibles, les rapports entre psychanalyse et islam. S’il a accepté d’être membre d’honneur de l’Association psychanalytique marocaine, il est resté à l’écart des principales « écoles » – freudienne, lacanienne, etc. – afin de pouvoir travailler sans exclusive avec tous ceux que sa démarche intéresse.
Arrivé en France en 1972 pour achever ses études en psychopathologie, ainsi qu’en anthropologie et en philosophie, il consacre sa thèse à la « Fiction des origines dans l’islam », thème qu’il n’a depuis cessé d’approfondir. Créateur, en 1992, de la revue Intersignes, disparue dix ans plus tard, il est l’auteur de plusieurs essais, dont La Nuit brisée (Ramsay, 1988) et, surtout, La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam (Aubier, 2002, puis, très récemment, en « poche » chez Flammarion, collection « Champs »), qui le fera connaître d’un plus large public.
Cofondateur de l’Association du Manifeste des libertés, qui, depuis 2004, regroupe des intellectuels laïcs originaires du monde musulman et envisage de créer une « université virtuelle » sur Internet, Benslama publiera en septembre un petit ouvrage intitulé Déclaration d’insoumission, une vision critique du monde arabo-musulman dans la droite ligne des travaux de l’association.
Nul n’est donc mieux placé que cet homme tout en rondeurs mais à la pensée tranchante pour évoquer les rapports entre psychanalyse et islam, mais aussi, à travers le regard d’un intellectuel qui est en même temps un praticien de la santé mentale, l’évolution tourmentée de la société musulmane et du monde arabe. En particulier la montée de l’islamisme et de sa composante terroriste.

Jeune afrique/l’Intelligent : Très présente dans l’aire d’influence des deux autres monothéismes, la psychanalyse a très peu pénétré en terre d’islam et dans le monde arabe
FETHI BENSLAMA : Détrompez-vous : elle n’est absente ni dans le monde arabe ni dans les pays musulmans en général. Il existe une société psychanalytique au Maroc, une autre au Liban. Même s’ils ne sont pas organisés, on trouve des psychanalystes dans beaucoup d’autres pays, de l’Algérie à l’Égypte et de la Tunisie à la Turquie. Ce dernier pays a été le premier dans la région à traduire La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam. On estime qu’il y a aujourd’hui dans le monde musulman environ deux cents véritables praticiens. Sans compter ceux qui travaillent ou sont en formation en Occident, en France notamment. Il est vrai pourtant qu’on peut s’étonner de la faible pénétration de l’analyse dans cette partie du monde. Alors que toutes les autres disciplines liées aux sciences humaines y sont beaucoup plus présentes.

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J.A.I. : Jacques Lacan disait, un peu en forme de boutade, que, leur rapport à la dimension symbolique étant ce qu’il est, « les Japonais ne sont pas analysables ». Diriez-vous, de la même façon, que les musulmans ne sont pas analysables ?
F.B. : Non. Lacan voulait dire qu’il y existe certaines limites au champ d’expansion potentiel de la psychanalyse, qu’elle ne peut pas partir sans retenue à la conquête de la planète. Dans ce cas précis, il évoquait surtout le fait que la langue japonaise ne comporte pas de lettres. Or, sans entrer dans les détails, on sait que le rapport à la lettre est essentiel dans la théorie lacanienne, car celle-ci est l’un des « marqueurs » de l’inconscient. Du moins, bien sûr, dans les langues qui comportent des lettres !

J.A.I. : Le cas de l’islam est-il si différent ?
F.B. : Pour l’islam, la question ne se pose pas en ces termes. D’une manière générale, le développement de la psychanalyse est étroitement lié à la fois au monothéisme et à l’émergence d’un monde fondé sur la science. Pour qu’elle ait droit de cité dans un pays, il faut qu’un certain nombre de conditions soient remplies. La première, fondamentale, est qu’il faut que l’approche de la folie devienne scientifique, grâce à la mise en place dans le système de santé d’un secteur psychiatrique sur lequel viendra se greffer la psychanalyse. Or, si l’on regarde le monde musulman, on s’aperçoit que, sauf dans quelques pays très modernisés, le traitement de la folie et de la souffrance psychique reste soumis à des théories et à des pratiques fondées sur la démonologie, l’animisme

J.A.I. :… et la religion ?
F.B. : Oui, mais ce n’est peut-être pas le plus important dans la mesure où la religion elle-même peut subir l’influence de la science. En France, par exemple, l’attrait pour la psychanalyse, au début du siècle dernier, n’a pas été limité par le fait que les sujets étaient encore marqués par l’empreinte religieuse.
La deuxième condition a trait à l’existence d’un État de droit et d’un environnement démocratique. Car l’exercice de la psychanalyse suppose qu’on accepte un certain type de parole, de liberté avec la parole. Il faut que ce que quelqu’un va dire dans le lieu où se déroule une analyse, suivant le principe de l’association libre, ne puisse en aucun cas être utilisé contre lui à des fins policières, dans le cadre d’un quelconque système de répression. Il faut que l’État de droit sauvegarde et garantisse tant soit peu la possibilité pour un patient de tout dire, mais aussi, pour des institutions psychanalytiques, de travailler. Or on voit qu’un État comme la Tunisie, pourtant résolument moderne, refuse de reconnaître, sans qu’on n’arrive à comprendre vraiment pourquoi, une société psychanalytique qui y a été créée. Finalement, cette société a dû s’allier avec une consur française pour obtenir, à l’extérieur, un début de reconnaissance
Un troisième facteur limite l’essor de la psychanalyse en terre d’islam : le discours très répandu tendant à présenter la psychanalyse comme une « science juive ». Il faut dire que la psychanalyse est l’une des rares disciplines, peut-être la seule, à avoir été inventée par un seul homme. Mais Sigmund Freud, même s’il ne reniait pas ses liens avec le judaïsme, n’était pas du tout religieux et se proclamait même athée. Dès les années 1920, il a pris des positions extrêmement courageuses. À un groupe de juifs qui lui demandait de soutenir le sionisme, il a répondu que ceux qui allaient s’installer en Palestine allaient immanquablement provoquer des troubles avec les Arabes, qu’ils n’avaient aucune raison d’aller là-bas.
On reproche encore à la psychanalyse son athéisme. Mais Freud, en tant que psychanalyste, cultivait ce que l’on pourrait appeler un athéisme suppositionnel : pour travailler, pour penser, on suppose que Dieu ne se mêle pas de tout. Ce qui était d’ailleurs, à l’époque, la position de nombreux savants, y compris musulmans, qui ne faisaient pas intervenir Dieu dans leur recherche.
Enfin, l’Université, pourtant ouverte à l’enseignement et à la diffusion de beaucoup d’autres sciences humaines, n’a pas aidé à faire évoluer les choses dans les pays musulmans.

J.A.I. : Cette difficulté de la psychanalyse à pénétrer en terre d’islam n’a-t-elle pas aussi des raisons plus théoriques ? Ne dit-on pas que le complexe d’dipe, qui est au cur de la théorie freudienne, n’est pas universel
F.B. : L’inanité de ce genre d’affirmation a été démontrée. Nous avons eu suffisamment de musulmans sur nos divans pour constater qu’ils ne sont pas différents des autres patients, qu’ils n’affrontent pas une problématique dipienne différente. Il n’y a donc pas d’obstacle théorique, ou même simplement technique, à l’analyse de musulmans. Sauf peut-être dans le cas de sujets très religieux, très croyants

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J.A.I. : Justement, comment un patient très croyant peut-il admettre le surgissement de phénomènes inconscients, quand tout, à commencer par ses propres symptômes, se ramène pour lui à la volonté divine, au « Inch’Allah » ?
F.B. : Par expérience, je peux vous dire que lorsque des gens viennent vous voir avec une demande sincère, avec une vraie souffrance psychique, il y a souvent au début, notamment avec les jeunes, des interrogations sur la question religieuse. Mais, en général, celle-ci est très vite laissée de côté. C’est le travail de l’analyste, d’ailleurs, de tout faire pour éviter qu’on aborde frontalement ce qui risque de créer de la résistance à l’analyse, d’enfermer le patient dans une voie sans issue. Quand celui-ci a pu faire un pas de côté, il se préoccupe vite d’autre chose. Ce n’est qu’ensuite que la question reviendra, mais sous une autre forme : ayant acquis une certaine liberté ou une certaine mobilité psychique, le sujet pourra l’aborder avec un sens critique. Il s’apercevra, par exemple, que le fondement de la religion, et ce n’est pas seulement vrai pour l’islam, c’est la culpabilité. Et que cette culpabilité est, dans sa vie, une entrave considérable. Quand on l’amène à réexaminer la situation au niveau de sa propre histoire, de ses symptômes, les choses se déplacent et on arrive à travailler sans blocage.

J.A.I. : On dit parfois que les chrétiens et les juifs ont beaucoup plus tendance à culpabiliser que les musulmans, lesquels préféreraient plutôt culpabiliser leur prochain. Et les islamistes plus encore que les autres !
F.B. : Je ne suis pas d’accord du tout. Si l’on s’intéresse aux islamistes, on voit bien à quel point ils sont concernés par la culpabilité. Afin d’attirer des jeunes, ils jouent de ce ressort. Sous toutes ses formes. Car la culpabilité, ce n’est pas seulement ce sentiment que l’on peut ressentir quand on a fait quelque chose. Comme la psychanalyse l’a montré, on peut n’être coupable de rien et éprouver un sentiment de culpabilité. La culpabilité peut même précéder l’acte qui sera supposé la justifier. C’est souvent très clair chez les délinquants : le sujet exerce une violence pour tenter de trouver une cause à cette culpabilité qui le mine ! La pire des culpabilités, en effet, est celle qui est inconsciente, on ne peut pas immédiatement y associer une raison évidente.

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J.A.I. : Face à la psychanalyse, il n’y a donc aucune spécificité des musulmans ?
F.B. : Il faudrait d’abord s’entendre sur le terme. De quels musulmans parle-t-on ? Je prétends que le musulman en général n’existe pas. Il y a des musulmans, très différents les uns des autres. Ne serait-ce que parce qu’ils appartiennent à des temps historiques différents. Il y a le musulman qui appartient au monde traditionnel, qui n’a pas perdu ses repères et entend les conserver. Il y a le musulman pour lequel la tradition ne suffit pas et qui veut en revenir à quelque chose de plus fondamental, selon la voie des salafistes. Il y a le musulman qui accepte la modernité sans rejeter la tradition et adopte une position de compromis. Et il y a ceux, enfin, qui continuent à se dire musulmans mais n’ont plus que des traces de foi

J.A.I. : Du point de vue psychique, existe-t-il des différences ou des ressemblances entre les différentes régions du monde arabe ?
F.B. : Oui, il y a sans doute une spécificité du Maghreb par rapport au Moyen-Orient, qui fait que, par exemple, un Tunisien a peu de points communs avec un Saoudien. Il est sans doute plus proche d’un Italien du Sud

J.A.I. : Tous les Arabes se réfèrent pourtant à la même langue. Or l’on sait que la psychanalyse accorde une importance majeure au rapport du sujet à la langue
F.B. : La grande différence réside en effet dans les langues, et même dans les idiomes, l’arabe de l’Égyptien n’étant pas, bien sûr, celui qu’on parle au Maroc. Car c’est par la langue maternelle que passent tous les processus de traduction consciente et inconsciente des événements de la vie psychique. Pour la psychanalyse, l’important est cependant moins la langue qu’on parle que celle au travers de laquelle « on a été parlé ». C’est-à-dire la langue dans laquelle on a été élevé dans son jeune âge, dans laquelle on a reçu les premiers soins, dans laquelle, avant même notre naissance, nous avons existé en étant déjà nommés. Le sujet humain est « parlé » avant même de parler lui-même. Et quand il se met à le faire, c’est à partir de cet immense discours déjà tenu à son propos. Et d’une langue qui structure son univers psychique. Personnellement, j’ai été élevé en Tunisie et, même si je parle bien le français, ma parole sera toujours connectée en priorité avec la langue de mon enfance. Les signifiants d’une langue ont des articulations, des cohérences, et c’est cela l’essentiel dans la formation du psychisme.

J.A.I. : Avez-vous besoin de passer par la langue arabe pour travailler avec certains patients, pour pouvoir interpréter certains de leurs propos, même quand la cure est menée en français ?
F.B. : Bien entendu. Mais ma clientèle étant internationale, cela ne joue pas que pour l’arabe. Quand je ne connais pas la langue maternelle d’un patient, il me paraît parfois important qu’il m’explique l’étymologie d’un mot ou le sens d’une expression. Il se passe parfois dans une cure des choses très étranges qui donnent l’impression d’une sorte de traduction d’inconscient à inconscient. Un jour, une patiente algérienne qui n’avait pas l’arabe pour langue maternelle, mais le berbère, que je ne comprends pas, me parle en français d’un rêve ou plutôt d’un cauchemar. Sans entrer dans le détail, elle voyait, en sortant de chez elle, un lapin dans le jardin. Moi, faisant mon travail d’analyste, je fais une association, et ce lapin, je ne sais pourquoi, m’évoque un ftus. Je lui demande alors comment on dit lapin en berbère. Elle répond. Je lui demande alors si le mot qu’elle vient de prononcer a un autre sens et elle me dit qu’il signifie aussi ftus.

J.A.I. : Certains Maghrébins soutiennent qu’ils ne peuvent dire « je t’aime » dans leur langue d’origine et ne peuvent le faire qu’en français
F.B. : Là, on a affaire à des gens qui maîtrisent deux langues et ont le choix de celle dans laquelle ils vont s’exprimer. Car l’Arabe qui ne maîtrise pas le français trouve bien une façon d’exprimer un tel sentiment. D’autant que l’arabe est la langue de l’amour par excellence et qu’il possède des milliers de mots pour dire, au moins métaphoriquement, « je t’aime ». Mais quelqu’un peut estimer que dans une autre langue il est plus facile de pratiquer l’exogamie, la recherche de l’altérité, qui peut être une dimension de l’amour. On sait bien que, pour cette raison, certains recherchent leur objet d’amour dans une autre culture que la leur.

J.A.I. : Un musulman sur un divan, dites-vous, cela n’a rien de spécifique. Mais un émigré ?
F.B. : Un émigré, certainement. Même quand cette émigration est ancienne ou n’a pas été vécue directement. On est là dans une problématique de la rupture avec sa langue, les siens, son pays d’origine. Et cette rupture, cette confrontation avec la dimension de l’exil, a des conséquences. Pour certains, elle produit un effet traumatique : ils passeront alors une partie de leur vie à réagir en fonction de ce traumatisme, à l’« élaborer », comme disent les psychanalystes. Pour d’autres, ce n’est pas si grave, même si cela reste important. Certains vont vouloir à tout prix agir, entreprendre. Ils éprouveront un désir extraordinaire de trouver une place dans la société où ils vivent. D’autres, en revanche, vivront l’exil comme un obstacle qui les empêche de faire quoi que ce soit. Souvent, si cela se passe mal, c’est parce que cette rupture vécue directement par les parents n’a pas été « élaborée » par la génération précédente, voire celle d’avant : on a fait comme si elle n’avait pas eu lieu. Il arrive que des enfants de migrants se trouvent devant des parents qui ne leur ont jamais parlé de leur pays d’origine, qui sont restés muets sur les raisons et la souffrance de l’exil. D’autant que cet exil peut avoir été vécu à la fois comme la réalisation d’une sorte de rêve celui de partir ailleurs et comme un acte accompagné d’une immense culpabilité, comme s’il s’agissait d’une transgression, voire d’une trahison. Or ces sentiments sont transmis aux enfants à leur insu.

J.A.I. : Ce qui est grave, c’est donc de refouler tout ce qui concerne l’exil ?
F.B. : Dans ces cas difficiles, il n’est pas seulement question de refoulement mais, je l’ai dit, de traumatisme, ce qui est plus grave. Selon la théorie de Freud, on ne se dit jamais qu’on a subi un traumatisme au moment où il a lieu. Ce n’est qu’après coup, quand quelque chose vient rappeler l’événement traumatique, qu’on s’aperçoit qu’on l’a subi. Apparaît alors ce qu’on appelle le « retour du refoulé » : on s’aperçoit que le fait traumatique lui-même avait été refoulé. À partir de ce moment-là, il devient possible de réélaborer son histoire. Mais il y a une autre théorie du traumatisme, celle d’un disciple de Freud, Sandor Ferenczi. Elle évoque le rejet d’une partie de soi-même qui accompagnerait le traumatisme. Et ce qu’on remarque chez les migrants qui souffrent le plus semble corroborer cette seconde théorie.
Il y a dans Mémoires d’immigrés, le célèbre documentaire de Yasmina Benguigui, une scène qui illustre ce phénomène. Un Maghrébin quitte son pays en bateau et, au moment où celui-ci prend le large, il jette sa chechia dans la mer. Un geste fréquent, avec des variantes, quand on part loin de son lieu d’origine et qui semble traduire une propension au rejet d’une partie de soi-même. Le plus souvent, ceux qui ont vécu cette sorte d’automutilation ne s’en souviennent pas. Ils se sentent diminués, mais ne savent pas pourquoi. Ils ignorent ce qu’ils ont rejeté d’eux-mêmes et vont donc le rechercher en vain.
À la demande d’un juge, j’ai reçu un jour un Tunisien et son fils, Ali, qui avait agressé une femme dans la rue. Le père, qui travaillait en France depuis trente ans, m’a expliqué que l’adolescent avait été gravement et durablement perturbé par un événement survenu alors qu’il avait 7 ou 8 ans, en Tunisie : un jour qu’il revenait de l’école, d’autres garçons avaient déchiré ses cahiers. N’ayant pas réussi à le faire soigner là-bas, le père avait décidé de ramener son fils en France, avec sa mère, en laissant au pays ses autres enfants, qui, majeurs, n’avaient pas droit au regroupement familial. Le fils ayant confirmé les dires de son père, je me suis dit que je reparlerai de cela avec lui au cours d’un prochain entretien. Et puis, au moment de partir, le père me dit : « Vous voyez, Ali a déchiré notre famille. » Ce retour du thème du déchirement m’a évidemment frappé. « Mais Monsieur, lui ai-je répondu, c’est vous qui avez décidé de partir, c’est vous qui avez déchiré votre famille. » Le père voyait dans son fils l’agent du déchirement familial, alors qu’il en était seul responsable. Et voilà pourquoi Ali allait si mal : il portait cette souffrance familiale à la place de son père, sans pouvoir le reconnaître, dans le silence et le mutisme. Du coup, après cette intervention, c’est le père qui s’est effondré et qui a commencé un traitement avec moi

J.A.I. : La situation est-elle semblable pour tous les exilés, qu’ils viennent, par exemple, du nord ou du sud du Sahara ?
F.B. : Quand on travaille sur la clinique de l’exil, on s’aperçoit que les différences culturelles ne jouent aucun rôle. Ce qui est important, c’est la façon dont un homme vit son déplacement, la façon dont il parvient, avec ses ressources psychiques, à surmonter les effets de la rupture, le déchirement dont nous venons de parler. Je m’inscris donc en faux contre les théories de ceux qui, comme Tobie Nathan, s’imaginent pouvoir soigner les gens avec leur culture. À tant faire, pourquoi ne pas aller chez les guérisseurs ?

J.A.I. : La psychanalyse, disiez-vous, est inséparable du monothéisme
F.B. : La psychanalyse, je le répète, est née avec le monde moderne, avec l’apparition du sujet moderne, du sujet de la science. Un sujet, autrement dit, qui se met à penser son existence à partir de la rationalité scientifique. Ce qui est très particulier puisque la science, en même temps, élimine la question du sujet : lorsqu’on est dans un univers scientifique, on ne prend pas en compte a priori la subjectivité. Mais Freud a replacé la question de la subjectivité au centre de ses préoccupations, en la traitant selon une démarche scientifique. Alors, pourquoi ce rapport au monothéisme ? Justement, parce que là où la science apparaît et devient dominante, l’ancien sujet, qui était un sujet religieux, a été chassé, éliminé. La religion n’est plus désormais qu’un élément privé. Dieu ne gouverne plus le monde, il est, si l’on peut dire, désactivé. Il y a donc une sorte de déconnexion avec ce qui était à la base même de la subjectivité. Tout ce qui concerne la religion va être, d’une certaine manière, rejeté. Même si cela reste actif de façon inconsciente.
Que tout cela se passe dans l’univers des religions monothéistes n’est cependant pas un hasard. De manière quelque peu paradoxale, on pourrait soutenir que les monothéismes sont naturellement ouverts à la science, voire que la science y est déjà potentiellement présente. Le Dieu unique, en effet, est à la fois présent et absent : il n’appartient pas à la nature, il est inaccessible. Chez les musulmans et les juifs, on ne peut même pas le nommer. Sa présence est immatérielle, abstraite. Et c’est cela qui pourrait avoir servi de modèle à ce fondement de la science qu’est l’abstraction, qui aurait permis l’avènement de la science, l’émergence d’un univers scientifique. De fait, c’est bien dans l’aire des trois religions monothéistes que, dans les temps modernes, on a le plus développé des savoirs et des discours scientifiques. Lesquels, pour exister, impliquent un athéisme suppositionnel.
Dans la Bible, il apparaît que Dieu a dû s’écarter pour créer le monde, créer un espace pour que le monde soit possible. Il apparaît qu’il a inventé les créatures et le monde pour être reconnu par eux, qu’il lui a fallu en passer par le monde et les hommes pour se faire connaître. Et s’il a dû avoir recours à l’altérité, c’est qu’il n’était pas suffisant à lui-même. Ce passage des textes sacrés a constitué pour les grands mystiques musulmans, à commencer par Hallaj, au Xe siècle, ou Ibn Arabî, au XIIIe, une source d’inspiration. Ibn Arabî disait que « la créature est créatrice de son créateur ». Une phrase qui suppose, pourrait-on dire, un certain athéisme, même si Ibn Arabî n’était évidemment pas athée, puisqu’il soutient que le sujet de Dieu est en même temps créateur de Dieu.

J.A.I. : Freud et Lacan ne se sont pourtant pas intéressés de la même façon aux trois monothéismes : ils ne se réfèrent que très rarement à l’islam. Cela explique-t-il le relatif désintérêt du monde musulman pour la psychanalyse ?
F.B. : Je ne le crois pas. Certes, l’Occident européen ne s’est jusqu’à récemment pas beaucoup intéressé à l’islam. Depuis les Croisades, au moins, celui-ci appartient à un autre monde. Tout naturellement, le monothéisme n’y a été pensé qu’à partir du judaïsme et du christianisme. Et Freud ne fait pas exception à la règle. Mais la principale raison du désintérêt que vous signalez est ailleurs. Le sujet de la science n’a pas encore vraiment émergé dans le monde musulman, qui reste très attaché à la tradition. Lorsque, à partir de la moitié du XIXe siècle, il a hérité des acquis de la science, il n’a pas remis en question ses fondements et a considéré ces acquis comme des choses venues d’ailleurs, fascinantes, sans doute, mais à introduire très progressivement. Ce n’est que depuis trente ou quarante ans que la question de l’introduction du sujet de la science est devenue essentielle.
Par ailleurs, il est vrai que la faible participation des musulmans aux productions intellectuelles du monde contemporain n’a pas favorisé leur rencontre avec la psychanalyse. À quelques rares exceptions près, très récentes du reste, les penseurs musulmans ne se sont pas d’eux-mêmes positionnés comme des interlocuteurs des psychanalystes.

J.A.I. : Le titre de votre dernier livre (La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam) semble indiquer que vous-même hésitez à mettre l’islam à l’épreuve de la psychanalyse, préférant la démarche inverse
F.B. : J’ai choisi ce titre surtout pour indiquer ce que je n’ai pas voulu faire. J’examine un problème qui concerne la psychanalyse, et pas seulement les musulmans. Je ne voulais pas que ce livre s’inscrive dans une démarche orientaliste, mais qu’il s’adresse d’abord aux psychanalystes et à ceux qui s’intéressent à cette discipline, pour les amener à se dire : l’islam est une question qui nous concerne. Ma priorité, c’était d’apporter à la psychanalyse un savoir dont elle ne disposait pas, même si, bien sûr, j’ai aussi traité les autres aspects du rapport islam-psychanalyse, mettant souvent l’islam à l’épreuve de la psychanalyse.

J.A.I. : Quel est donc ce savoir que vous souhaitez apporter ?
F.B. : Il concerne deux domaines. D’abord, je voulais, et c’est l’objet de la première partie du livre, examiner la manière dont émergent sous nos yeux, comme dans un laboratoire, un sujet et des sociétés modernes dans le fracas et la violence dont le monde musulman est le théâtre. Un fracas, une violence, des affrontements, parfois une psychose de masse, que l’Europe a d’ailleurs connus quand elle était confrontée au même problème et qu’elle a oubliés depuis. Aujourd’hui, ce n’est pas l’islam, comme on le croit trop souvent, qui pose problème, c’est sa rencontre avec le monde de la science. L’islamisme, à cet égard, apparaît comme un symptôme : celui de l’éclatement du monde de la tradition.

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