L’antisémitisme, un héritage oriental ?

Deux ouvrages tentent d’éclaircir l’évolution des relations entre juifs et musulmans d’une part, juifs et chrétiens, de l’autre.

Publié le 22 août 2005 Lecture : 6 minutes.

Comment expliquer l’irruption de l’antisémitisme dans la pensée arabe contemporaine ? Comment comprendre l’hostilité actuelle à l’égard des Juifs dans une terre d’Islam qui, pourtant, n’a jamais contraint les fils d’Israël à se convertir ni à adopter ses moeurs et coutumes ? Personne n’ignore les raisons les plus évidentes de cette mésentente : le conflit israélo-palestinien ou, plus précisément, la naissance du mouvement sioniste suivi de la création d’Israël et des conséquences de l’occupation des territoires palestiniens depuis la défaite de 1967.
Michel Abitbol, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, entend aller au-delà de ces motifs apparents pour analyser les origines politiques et sociales de ce long « processus d’aliénation mutuelle entre Juifs et Arabes qui a pris une tournure tragique à l’ombre du conflit israélo-arabe ». Dans Les Amnésiques. Juifs et Arabes à l’ombre du conflit du Proche-Orient, l’universitaire israélien affirme que la mutation de la perception musulmane à l’égard des Juifs est ancienne et que l’antagonisme actuel correspond à « la phase ultime d’une longue tradition de préjugés et de stigmatisation des Juifs depuis l’époque du Prophète jusqu’à l’époque contemporaine ». Il estime que les relations judéo-musulmanes furent surtout ébranlées par le colonialisme. La confrontation du sionisme et de l’arabisme, la déclaration Balfour en 1917, les guerres successives et la naissance de deux messianismes – rejudaïsation d’un côté, retour de l’islam de l’autre – vont faire le reste.
Chez les uns comme chez les autres, il y a eu « captation du discours politique » par l’intégrisme religieux et les idéologies nationalistes. Les chantres d’Israël choisissent de se jeter dans les bras des Européens qui sont en passe de dominer l’ensemble des pays d’islam. Les émules du nationalisme arabe finissent par discréditer la modernisation de type occidental et désignent le sionisme comme son dernier avatar. Ici, Abitbol a le mérite de réfuter la thèse courante selon laquelle d’expulsion des Juifs de la région arabe fut uniquement consécutive au conflit israélo-palestinien. Il avance des explications plus complètes, à savoir le délitement de l’Empire ottoman, la décolonisation européenne, la déportation des Arméniens ou la guerre d’Algérie : « Ni conséquence d’une machination diabolique, ni simple déplacement de personnes en quête de meilleures conditions, le départ des Juifs des pays arabes s’inscrit dans le vaste mouvement de populations qui, voilà plus d’un siècle, transforme de fond en comble la physionomie démographique du sud de la Méditerranée. »
L’auteur ajoute toutefois que « tous ces mouvements suivaient une même direction : l’homogénéisation ethnique, culturelle et religieuse du monde arabo-musulman qui, sous la poussée uniformisatrice de l’État nation et du nationalisme, se vidait depuis des décennies de ses minorités ». De leur côté, les Juifs avaient commencé, dès l’arrivée de l’envahisseur européen, de s’éloigner de leurs concitoyens arabes, ne partageant avec eux ni les mêmes appréhensions du colonialisme ni « les mêmes choix d’avenir ». Le français devient la langue de communication entre israélites qui quittent leurs quartiers millénaires pour habiter dans les nouvelles villes européennes. Ils perdent l’occasion de comprendre et de partager l’activité politique et culturelle des musulmans. Résultat : « Disparition des codes de communication, des modes de comportement et de pensée qui avaient permis, dans le passé, un minimum de compréhension entre Juifs et Arabes, même aux pires moments de leur histoire. »
Y a-t-il un espoir de renouer l’amitié judéo-musulmane ? Il n’est pas sûr que le livre d’Abitbol y participe, malgré son effort d’objectivité. Entre autres parce qu’il passe trop vite sur ces codes, justement, qui ont permis aux deux peuples de cohabiter « dans une atmosphère de plus grande tolérance que dans tout l’espace chrétien ».
Si l’auteur met en exergue ce que les Juifs ont enduré de tout temps, victimes, il est vrai, et non maîtres de leur destin, il livre peu de détails sur les raisons pour lesquelles ces mêmes Juifs se sont démarqués des musulmans. Pourquoi, notamment, sont-ils restés indifférents à la peur des Arabes devant « la perte graduelle de leur indépendance politique » ? S’il montre, chiffres à l’appui, l’ampleur du départ des Juifs, errant sur les routes d’Orient, et rappelle les manifestations d’hostilité à leur égard, il oublie la liste de ceux qui les ont défendus parmi les musulmans, les dirigeants arabes qui les ont pris sous leur protection, le petit peuple qui a continué à partager avec eux les fastes et les misères des médinas. L’on s’attendait en effet à ce qu’Abitbol exhume toute cette culture commune, ces apports conjugués entre les deux communautés. Selon toute vraisemblance, le livre de la mémoire retrouvée des Juifs et des Arabes reste à écrire.
De fait, le lecteur sort des Amnésiques peu convaincu d’une « haine séculaire » réelle entre Juifs et Arabes. Abitbol a beau chercher, son explication s’enlise le plus souvent dans le bourbier du conflit israélo-palestinien et ne réussit pas vraiment à remonter plus loin. Pour le reste, il l’avoue lui-même : « On ne répétera jamais assez que la Shoah et l’extermination de six millions de Juifs ont eu lieu en Europe et non en pays musulman. »
Justement. C’est par ceux qu’ils pensent être leurs nouveaux protecteurs que les Juifs vont être trahis. Leur alliance avec l’Occident aura les pires conséquences, en un premier temps tout au moins. C’est ce que Viviane Forrester appelle Le Crime occidental. Édifiant ! Malgré le ton souvent plus indigné que réfléchi, le lecteur découvre à quel point l’Europe chrétienne a trempé dans la barbarie : « L’inertie occidentale, sa connivence avec l’antisémitisme ne furent pas enregistrées, mais vouées le plus possible aux silences consensuels d’une mémoire volontairement refoulée. » Ni la conférence de Munich en 1938, ni celle d’Évian, la même année, ne réussiront à faire barrage aux agissements du Führer. Tous avaient « une fraternité sourde » avec l’Allemagne nazie : « En somme, les démocraties occidentales laissaient implicitement à Hitler carte blanche quant à ces Juifs décidément encombrants. »
Et Forrester de citer les exemples des « reniements, complaisances et apostasies » : « Aucune trace d’indignation, de protestation face aux pillages, aux humiliations, aux persécutions en public de Juifs. » « Aucun obstacle non plus contre la politique étrangère du IIIe Reich, à propos de laquelle le droit d’ingérence n’entrait pas en jeu. » Pas de manifestations d’envergure contre la doctrine et les actes de Hitler. Peu de pays chrétiens candidats pour abriter les Juifs fuyant la mort.
« L’anéantissement de la race juive en Europe fut voulu, tacitement, mais voulu, parfois encouragé, et si on voulut combattre l’Allemagne expansionniste, on ne l’a pas fait explicitement de l’Allemagne nazie. » Si la guerre fut déclarée en 1939, c’est « strictement pour des raisons stratégiques, diplomatiques, des questions de territoires », assène Viviane Forrester. Même après la débandade allemande, les Juifs sont restés dans des camps « pour personnes déplacées », et une loi britannique les soumettait au travail obligatoire !
Ce qui viendra ensuite ne sera que « le remords latent plus ou moins conscient » dont les Occidentaux entendront se débarrasser sur le dos des Palestiniens en créant Israël. C’est ce que les Arabes soutiennent et en quoi Forrester les rejoint. Pour cette raison, davantage que le ton réservé et l’effort d’analyse de Michel Abitbol, l’indignation de Forrester a plus de chances de crever l’abcès entre Juifs et Arabes. Elle esquisse la nature des relations judéo-islamo-chrétiennes : l’Occident, auxiliaire de l’horreur d’hier, est devenu l’ami des Juifs d’aujourd’hui. Les Arabes, amis des Juifs hier, sont devenus leurs ennemis. C’est un retournement de l’Histoire, certes. Mais sans doute pas le dernier.

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