Kim Jong-il, le dernier stalinien

Est-il un psychopathe capable de déclencher, à ses risques et périls, le feu nucléaire contre l’Amérique et son allié sud-coréen? Ou un politicien retors prêt à tout pour conserver le pouvoir hérité de son père? Enquête sur le dictateur le plus mystérieux

Publié le 22 août 2005 Lecture : 12 minutes.

« Kim Jong-il n’est que le deuxième dirigeant de la Corée du Nord depuis la création du pays, en 1946. Pourtant, en dépit du temps écoulé, des onze années qu’il a passées au pouvoir depuis la mort [en 1994] de Kim Il-sung, son père, et des innombrables livres – dont beaucoup d’hagiographies – qui lui ont été consacrés, le dictateur de Pyongyang reste une énigme », écrit Michael Breen dans son excellent ouvrage Kim Jong-il, dictateur nord-coréen (paru aux éditions Saint-Honoré Média). De fait, personne ne sait qui est vraiment ce personnage aux multiples facettes que les services sud-coréens s’efforcent, à tort ou à raison, de présenter comme un fou dangereux. L’absence d’information autorise toutes les hypothèses. Surtout les plus inquiétantes…
« Il a une personnalité excessive, confiait en 2003 son ancienne belle-soeur au magazine Time. Quand il cesse de s’intéresser à un collaborateur ou se retourne contre lui, la carrière et même la vie de ce dernier sont en danger. » Kenji Fujimoto, son ancien cuisiner japonais, le confirme : c’est un homme imprévisible, emporté, souvent violent. « Quand l’un de ses subordonnés, fût-il un dirigeant de haut rang, commet une erreur, il n’hésite pas à lui lancer des objets à la tête », raconte-t-il. Pourtant, aussi impulsif soit-il, Kim Jong-il n’en est pas moins un homme intelligent, voire « machiavélique », s’il faut en croire Hwang Chang-yop, l’ancien numéro trois du régime, aujourd’hui réfugié en Corée du Sud. Bienvenue au royaume de Kim Jong-il, despote à la couronne tachée de sang qui règne sur une Corée du Nord au bord de l’abîme.
La dernière dictature stalinienne de la planète a longtemps vécu en complète autarcie. Mais les choses changent, peu à peu. De très nombreux Nord-Coréens, plusieurs centaines de milliers sans doute, traversent plus ou moins clandestinement le fleuve Tumen pris par les glaces pour aller travailler en Mandchourie, en République populaire de Chine. Ils y gagnent un peu d’argent qui leur permet de survivre, une fois rentrés au pays. Pourtant, en dépit de la mise en oeuvre de – timides – réformes libérales (notamment la création de trois zones économiques spéciales ouvertes aux capitaux étrangers), le développement économique reste extrêmement faible. Selon Michael Breen, la totalité de l’énergie produite par ce pays de 23 millions d’habitants ne suffirait pas à éclairer une ville sud-coréenne. « Sur le marché parallèle, explique Dorian Malovic, auteur, avec Juliette Morillot, d’un livre important sur la question*, on trouve absolument tout : des vêtements aux lecteurs de DVD. Mais il faut de l’argent pour se les procurer. D’où l’apparition de la corruption et des trafics en tout genre. »
En dépit de sa pauvreté, la Corée de Kim Jong-il est le pays le plus militarisé du monde : plus d’un million de soldats et six millions de paramilitaires. Parce qu’il a toujours tiré sa légitimité de sa farouche opposition à la Corée du Sud et aux États-Unis, le régime est convaincu de la nécessité absolue de ce surarmement. On estime que les troupes nord-coréennes disposent de 2 000 tanks et de 8 000 pièces d’artillerie dissimulées pour la plupart dans 4 000 abris souterrains, ainsi que de 12 000 pièces d’artillerie mobile et de 500 systèmes à longue portée. Si Pyongyang décidait brusquement de déclencher les hostilités, sa voisine du Sud aurait assurément du souci à se faire. L’hypothèse est, heureusement, peu vraisemblable, en raison de la réplique qu’une telle agression ne manquerait pas de susciter de la part des États-Unis.
À cela s’ajoute un impressionnant arsenal nucléaire comprenant notamment des missiles d’une portée de 1 300 km. Selon les Américains, la Corée du Nord disposerait de suffisamment de plutonium pour fabriquer trois bombes semblables à celles d’Hiroshima. Le 10 février dernier, le régime a d’ailleurs officiellement annoncé s’être doté de la bombe atomique. Pour se protéger des États-Unis qu’il accuse de vouloir le renverser. Bluff, comme semblent le penser les Sud-Coréens, ou réelle menace ? Quoi qu’il en soit, le budget nord-coréen de la défense atteint 5,1 milliards de dollars, soit 31,3 % du Produit intérieur brut (PIB). Un chiffre indécent alors que la majorité de la population ne mange pas à sa faim. Pourtant, malgré les brimades et les mauvais traitements qu’il inflige à son peuple exsangue, le tyran de Pyongyang se présente volontiers comme le créateur d’un véritable éden que « même Jésus-Christ n’est pas en mesure d’offrir ».
Un éden sur lequel règne un être nécessairement paré de toutes les vertus. Pour mieux asseoir une légende qu’il a créée de toutes pièces, Kim Jong-il demande à ses hagiographes de réécrire sa vie. Sur son ordre, la date de sa naissance est fixée au 16 février 1942, soit trente ans, jour pour jour, après celle de son père. Selon des documents soviétiques, il serait pourtant né en 1941 à Khabarovsk, un village de Sibérie où ses parents s’étaient exilés. Mais c’est évidemment moins glorieux que d’avoir vu le jour, comme il le prétend, dans une étable au sommet du vénéré mont Paekdu, à la frontière chinoise, un haut lieu de résistance contre les Japonais !
Après son diplôme universitaire, il passe deux ans dans une académie militaire de l’ex-République démocratique allemande, avant d’entrer en apprentissage dans le service de sécurité paternel. En 1968, il est nommé au bureau politique du Parti des travailleurs, puis prend la direction de la propagande du régime et commence son ascension dans la hiérarchie militaire. Il est officiellement désigné comme successeur de son père en 1980, lors d’un congrès extraordinaire du parti. La première dynastie communiste se met en place.
Le 18 juillet 1994, à 82 ans, Kim Il-sung est terrassé par une crise cardiaque. Le « Grand Dirigeant » avait fondé son délirant régime sur une étrange notion, le Juche, ou théorie de l’autosuffisance, destinée à rompre toute espèce de dépendance à l’égard de Moscou et de Pékin, les deux phares du communisme, à l’époque. Dans les faits, cela se traduira par un strict isolationnisme en politique extérieure, et, à l’intérieur, par l’impitoyable répression de toute forme d’opposition, réelle ou simplement supposée.
Orphelin de mère à 7 ans, Kim Jong-il avait d’autant moins ménagé ses efforts pour convaincre son père de lui confier la succession, que Pyong-il, l’un de ses demi-frères, convoitait lui aussi la place. En toutes circonstances, il avait su se montrer un fils attentionné, respectueux et loyal. Dans l’intimité, il ne répugnait pas, dit-on, à lui lacer ses chaussures. Sur la scène publique, il amplifiera le culte de la personnalité du Suryong (« Leader ») et déclenchera une série de purges au sein du parti, afin d’en éliminer « les éléments peu sûrs, influencés par les factions et les opportunismes ». Selon toute apparence, il détenait la réalité du pouvoir bien avant d’avoir été désigné comme le dauphin officiel – peut-être dès 1976 -, le rôle de son père devenant au fil des années de plus en plus honorifique.
Lorsqu’il arrive au sommet, Kim a 54 ans. Contraint de porter le deuil du père pendant de longs mois, le peuple coréen va bientôt découvrir que le fils n’a pas grand-chose à lui envier. Dans Je regrette d’être né là-bas, Marine Buissonnière et Sophie Delaunay racontent comment, au plus fort de la famine qui frappe le pays au milieu des années 1990, Kim Jong-il choisit de condamner des millions de ses compatriotes à une mort certaine plutôt que d’accepter une aide humanitaire internationale. « Même si nous n’avons que de l’eau à boire et de l’air frais à respirer, gardons notre idéologie », martèle-t-il. Les journaux à sa botte renchérissent : « Comptons sur nos propres forces, tenons jusqu’à ce soir ! » Mais alors que les Nord-Coréens en sont réduits à manger de l’herbe, Kim se repaît de plats français, japonais ou italiens mitonnés par une escouade de chefs… Mais il n’hésite pas à faire pendre un couple de paysans affamés, coupables d’avoir mangé un porc appartenant à l’État… Mais quand, en 2000, il ne pourra refuser les 500 000 tonnes de riz envoyées par les Sud-Coréens à l’occasion de la visite à Pyongyang du président Kim Dae-jung, les trois quarts de cette aide seront détournés par les cadres du régime… Lesquels s’empresseront de revendre les sacs de riz au marché noir. Et au prix fort.
Devant l’ampleur de la tragédie, le « Cher Leader » sera finalement contraint d’accepter une aide internationale, mais sans rien changer à ses dispendieuses habitudes. En 1998, il achète d’un coup deux cents Mercedes Classe S. Coût : 20 millions de dollars, soit 20 % de l’aide allouée cette année-là par les Nations unies. Le reste de la manne onusienne sera consacré à l’achat de lingots d’or entreposés dans une banque suisse et de plusieurs villas – luxueuses, bien sûr – en Europe.
On voit mal l’intérêt de cette dernière acquisition pour un homme qui ne met presque jamais les pieds hors de son pays et vit comme une bête traquée ! La plupart du temps, il se déplace en voiture, de nuit, pour éviter que le cortège ne soit repéré par les satellites américains. Dans les mois qui ont suivi la mort de son père, il dormait, dit-on, avec un revolver sous son oreiller. Sa paranoïa paraît sans limite. En juillet-août 2001, il se rend en pèlerinage au mausolée de Lénine, à Moscou. Il fait le voyage dans le train blindé offert à son père par… Staline. Un vrai palace roulant. Pour plus de sûreté, deux autres trains sont réquisitionnés. Le premier ouvre la marche, le second la ferme. Dans la capitale russe, le couvre-feu est décrété. Kim traverse la ville à toute allure, escorté par des blindés, sans voir âme qui vive. Il ne s’arrêtera qu’une fois, pour visiter une usine de construction de tanks.
À en croire le général Konstantin Pulikovsky, représentant de Vladimir Poutine en Extrême-Orient, le satrape menait grand train dans son train blindé. Les agapes, se souvient-il, duraient souvent toute la nuit : « Chaque dignitaire pouvait commander le plat de son choix : coréen, russe, chinois, français ou japonais, il suffisait de demander. » Un jour, au cours du voyage, il aurait confié à l’officier russe, le plus sérieusement du monde, son horreur des « paradis artificiels » : « Si vous croisez un Nord-Coréen drogué, exécutez-le sans attendre, vous avez ma permission. » Comme s’il avait tenu à justifier le surnom de « petit Staline de Pyongyang » dont on l’affuble en Occident ! Il est vrai que Kim n’est pas en reste dans l’invective. Pour lui, George W. Bush n’est qu’un « débris humain », un « nouvel Hitler »…
On sait encore que le « Cher Leader » aime la pêche, l’équitation et la moto, qu’il ne pratique toutefois que dans ses – vastes – résidences officielles. D’après un de ses anciens gardes du corps, il travaille à son bureau toute la nuit et ne regagne son lit qu’à l’aube. Côté vie privée, c’est silence radio, ou presque. Sung Hae-rim, son premier amour, une ancienne star de cinéma décédée dans un hôpital moscovite en 2002, est la mère de Kim Jong-nam, 33 ans, l’aîné de ses enfants. Par la suite, il épousa, conformément au voeu de son père, Kim Young-sook, la fille d’un officier, dont il eut une fille, Kim Sol-song. Depuis le début des années 1980, il vivait avec Ko Yong-hee, une ex-étoile des ballets nord-coréens qui est la mère de ses deux autres garçons : Jong-chul (23 ans) et Jong-oon (18 ans). D’origine japonaise, cette femme de caractère, morte à 51 ans d’un cancer du sein, était la seule qui osait lui dire non.
Tout reclus qu’il soit, Kim se tient soigneusement informé de l’actualité internationale : il adore surfer sur le Net et regarde beaucoup CNN. Cinéphile averti, il se vante volontiers de sa collection de quelque vingt mille films. Ses « oeuvres » préférées : Rambo et Vendredi 13, un film d’épouvante dans lequel le personnage principal passe son temps à découper des gens à la hache… Il est vrai que lui-même ne se cache pas d’avoir fait assassiner des soldats américains à l’aide de ce même outil, à Panmunjom, en 1976… Il serait également l’instigateur d’un attentat contre le président sud-coréen Chun Too-whan, à Rangoon, en 1983 (17 morts), et de l’explosion en vol d’un Boeing de la compagnie sud-coréenne KAL, quatre ans plus tard (115 morts).
Voilà pour ses exactions les plus connues. Celles perpétrées à l’encontre de son peuple le sont un peu moins. Elles n’en sont pas moins effroyables. Dans Je regrette d’être né là-bas, des exilés racontent le calvaire quotidien de leurs compatriotes restés au pays. Là-bas, l’information est impitoyablement filtrée, censurée. Le rôle de la presse se borne à « diffuser la politique du parti unique et de l’éminent camarade Kim Jong-il pour l’accomplissement de la dictature du prolétariat ». Les Nord-Coréens n’ont droit qu’à des postes de radio scellés et vérifiés tous les trois mois : pas question de les laisser capter l’affreuse propagande du Sud. Le simple fait d’écouter une radio étrangère est passible de la peine de mort, ce qui est sans doute assez dissuasif. Quant aux journalistes étrangers, ils sont persona non grata. Pourtant, l’apparition, depuis quelques années, des téléphones portables – importés en toute illégalité, bien sûr – a permis de fissurer quelque peu cette chape de silence.
Il existe encore dans le pays une douzaine de « camps de la mort » réservés aux prisonniers politiques. De vrais goulags. Deux cent mille personnes sont par ailleurs détenues dans des camps de « rééducation par le travail », où les conditions sont un peu moins épouvantables. Tout est relatif… Les prisonniers commencent leur journée, à 5 h 30, par une séance d’autocritique, avant d’aller trimer dans les champs jusqu’à 22 heures. En chantant des hymnes à la gloire du parti. Pas de dimanche ni de jours fériés, bien sûr. Quand il n’y a plus de terre à bêcher, les détenus creusent, puis comblent, d’immenses fosses… En essayant de survivre avec une ration quotidienne de cinquante grains de maïs ! Les humiliations et les sévices sont constants. On obligera par exemple un prisonnier à se tenir debout, nu, en plein hiver, avec interdiction de bouger pendant sept heures d’affilée… On empêchera un diarrhéique d’aller à la selle sous peine de bastonnade à coups de barre de fer… Le crime de ces infortunés ? Beaucoup ont tenté de fuir le pays dans l’espoir d’une vie meilleure. Encore ont-ils eu la chance, dans leur malheur, d’avoir été arrêtés. Car les gardes frontière ont ordre d’abattre quiconque tente de rejoindre clandestinement la Corée du Sud.
Depuis 1958, les Nord-Coréens sont catalogués par les autorités communistes en trois classes : la classe « loyale », la « flottante » et l’« hostile ». On imagine que les membres de cette dernière sont particulièrement exposés à un séjour dans un camp. Pour y figurer, il suffit d’avoir proféré une critique, même légère, à l’encontre du régime, d’avoir été dénoncé par un voisin jaloux ou de manifester un goût immodéré pour l’alcool de riz. Ce qui équivaut presque à un arrêt de mort. Pour « l’hostile », bien sûr, mais aussi pour sa famille.
Pourtant, depuis quelques mois, le dictateur s’efforce apparemment de lâcher du lest. En novembre 2004, ses portraits ont été retirés de tous les lieux publics, afin, paraît-il, de combattre les excès du « culte de la personnalité ». De même, l’expression « Cher Leader » est désormais bannie, au profit de « camarade Kim Jong-il » ou de « général » (il préside la Commission de la défense nationale, instance suprême de l’État). Son père, en revanche, conserve le titre de « Président éternel » que lui octroie la Constitution de 1998. Selon les spécialistes, ce revirement traduirait la volonté du régime « d’infléchir son image à l’extérieur afin de la rendre plus compatible avec les mutations économiques en cours ».
Mais cette « ouverture » a ses limites. Fort étroites. Les contrats de plusieurs ONG (quarante-six travaillent actuellement dans le pays) pourraient ainsi ne pas être renouvelés, afin de réduire le nombre des expatriés. Car, psychopathe ou pas, Kim Jong-il est rusé. Il sait qu’il lui faut, autant que possible, empêcher son pays de s’ouvrir sur le monde. Pour sevrés d’informations qu’ils soient, les Nord-Coréens commencent en effet à soupçonner l’existence d’un « ailleurs ». Dans les années 1990, seuls un ou deux d’entre eux demandaient chaque année asile au Sud. Contre mille deux cents en 2002. Il ne fait aucun doute que Kim Jong-il contrôle encore fermement le pays, mais le mythe du « paradis des travailleurs » a du plomb dans l’aile.

*Évadés de Corée du Nord, par Juliette Morillot et Dorian Malovic, Belfond-Presses de la Cité, 2004.

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