K comme Kafka et Kundera

Publié le 22 août 2005 Lecture : 4 minutes.

Déchirer le rideau, ce voile tendu devant le réel. Tel est le projet de Milan Kundera dans son nouvel essai – à la forme plus poétique que théorique – sur l’art du roman. Dans un style aussi limpide qu’éblouissant, l’écrivain français d’origine tchèque convoque Cervantès, Rabelais, Musil, Proust et quelques autres pour nous livrer une réflexion sur le roman et, au-delà, sur la vie. Comme dans L’Immortalité ou L’Insoutenable Légèreté de l’être, il mêle librement gaieté et gravité, humour et tragique, mais en s’attachant toujours à l’essence des choses.
Dans l’extrait suivant, l’auteur oppose Stifter (écrivain autrichien de la fin du XIXe siècle) et Kafka (le visionnaire qui, dès le début du XXe siècle, a décrit l’individu en butte à la logique absurde de l’administration), et expose avec une lucidité teintée d’ironie sa lecture personnelle du monde moderne. Une invitation à constater que « la morale de l’essentiel a cédé la place à la morale de l’archive ».

À la bureaucratie tu n’échapperas point

la suite après cette publicité

Quand, jadis, mes parents allaient en vacances, ils achetaient des billets à la gare dix minutes avant le départ du train ; ils logeaient dans un hôtel de campagne où, le dernier jour, ils réglaient la note en espèces au patron. Ils vivaient encore dans le monde de Stifter.
Mes vacances se passent dans un autre monde: j’achète les billets deux mois à l’avance en faisant la queue à l’agence de voyages; là, une bureaucrate s’occupe de moi et téléphone
à Air France, où d’autres bureaucrates avec lesquels je ne serai jamais en contact m’affectent une place dans un avion et enregistrent mon nom sous un numéro dans une liste de passagers. [] Pendant mes vacances, je paye partout avec une carte bancaire et chacun de mes dîners est enregistré par la banque à Paris et ainsi tenu à la disposition d’autres bureaucrates, par exemple ceux du fisc ou, au cas où je serais soupçonné d’un crime, de la police. Pour mes petites vacances, toute une brigade de bureaucrates se met en mouvement et moimême je me transforme en bureaucrate de ma propre vie (remplissant des questionnaires, envoyant des réclamations, rangeant des documents dans mes propres archives).
La différence entre la vie de mes parents et la mienne est frappante; la bureaucratie
a infiltré tout le tissu de la vie. « Jamais encore K. [le héros de Kafka] n’avait vu nulle part l’administration et la vie à ce point imbriquées, si imbriquées qu’on avait parfois le sentiment que l’administration et la vie avaient pris la place l’une de l’autre » (Le Château). D’emblée, tous les concepts de l’existence ont changé de sens:

Le concept de liberté : aucune institution n’interdit à l’arpenteur K. de faire ce qu’il veut; mais, avec toute sa liberté, que peut-il vraiment faire? Qu’est-ce qu’un citoyen,
avec tous ses droits, peut changer à son environnement le plus proche, au parking qu’on lui construit sous sa maison, au haut-parleur hurleur qu’on installe en face de ses fenêtres? Sa liberté est aussi illimitée qu’elle est impuissante.

Le concept de vie privée: personne n’a l’intention d’empêcher K. de faire l’amour avec Frieda même si elle est la maîtresse de l’omnipotent Klamm; pourtant, il est suivi partout
par les yeux du château, et ses coïts sont parfaitement observés et notés; les deux aides qu’on lui a affectés sont avec lui pour cela. Quand K. se plaint de leur importunité, Frieda proteste: « Qu’as-tu, chéri, contre les aides? Nous n’avons rien à leur cacher. » Personne ne contestera notre droit à la vie privée mais celle-ci n’est plus ce qu’elle était: aucun secret ne la protège ; où que nous soyons, nos traces restent dans des ordinateurs; « nous n’avons rien à leur cacher », dit Frieda; le secret, nous ne l’exigeons même plus; la vie privée n’exige plus d’être privée.

Le concept de temps:quand un homme s’oppose à un autre, deux temps égaux s’opposent:
deux temps limités de vie périssable. Or, aujourd’hui, nous ne sommes plus confrontés l’un à l’autre mais aux administrations dont l’existence ne connaît ni la jeunesse,
ni la vieillesse, ni la fatigue, ni la mort, et se passe hors du temps humain: l’homme
et l’administration vivent deux temps différents. Je lis dans un journal l’histoire banale d’un petit industriel français qui a subi une faillite parce que son débiteur
ne lui avait pas payé ses dettes. Il se sent innocent, veut se défendre auprès de la justice, mais aussitôt il renonce: son cas ne pourrait pas être réglé avant quatre ans ; la procédure est longue, sa vie est courte. []

la suite après cette publicité

Puis, l’aventure: [] Dans nos vies où tout est planifié, déterminé, le seul inattendu possible est une erreur de la machine administrative avec ses conséquences imprévisibles.
L’erreur bureaucratique devient la seule poésie (poésie noire) de notre époque.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires