« Ce n’est pas parce qu’on est noir qu’on peut faire n’importe quoi »

Pionnière de la lutte contre les discriminations en France, la romancière a trouvé dans son dernier livre une autre minorité à défendre : les fermiers blancs victimes des expropriations de Mugabe. Pour elle, les souffrances des Africains ne leur donnent

Publié le 22 août 2005 Lecture : 11 minutes.

En quatorze livres – le premier, C’est le soleil qui m’a brûlée, est sorti en 1987 -, Calixthe Beyala avait déjà abordé pas mal de genres, entre romans – associant chroniques réalistes, vaudevilles et récits allégoriques – et essais. Avant d’accoucher, en 2003, d’une fable érotique (Femme nue, femme noire, Albin Michel) qui a laissé de marbre beaucoup de critiques.
On craignait néanmoins que l’écrivaine franco-camerounaise ne tourne en rond avec ses histoires d’Africaines en révolte et qu’elle ne commence à se sentir à l’étroit dans un univers qui, de Douala où elle est née, à Paris, sa ville d’adoption, demeurait fondamentalement « françafricain ».
Et voilà qu’au début de cette année Beyala surprend tout son monde avec La Plantation (Albin Michel), un nouveau roman qui va puiser son inspiration dans l’actualité de l’autre bout du continent en traitant des expropriations de fermiers blancs au Zimbabwe (voir J.A.I. n° 2309). Une réussite. À tel point que les critiques ont parlé d’Autant en emporte le vent africain et que plusieurs cinéastes se sont déjà proposés pour mettre en images les aventures de cette jeune Blanche, Blues, luttant pour la survie du domaine agricole familial.
Il est vrai que ce livre est paru alors que la France était saisie par plusieurs débats – la loi sur l’enseignement de l’histoire du colonialisme, l’appel des « indigènes de la République », la demande de reconnaissance des crimes de la traite négrière et de l’esclavage, les dérapages antisémites du comédien Dieudonné… – tournant autour des questions de mémoire et d’intégration des minorités. Ce beau roman où une Noire se met dans la peau d’une Blanche est donc arrivé à point nommé pour remettre en question identités acquises et idées reçues.

Jeune Afrique/l’intelligent : Comment vous est venue l’idée de votre dernier livre ?
Calixthe Beyala : Il y a une dizaine d’années, une journaliste sud-africaine, une Blanche afrikaner, voulait m’interviewer. Pour la militante noire que j’étais, cette femme représentait l’apartheid : pas question de la voir ! Elle a appelé chaque jour pendant trois mois. De guerre lasse, j’ai accepté de la rencontrer cinq minutes. Finalement, l’entretien a duré cinq heures. Il a complètement remis en question ma conception de l’identité. Est-on africain parce qu’on est noir, et européen parce qu’on est blanc ? Je me suis interrogée sur cette notion qui consiste à rattacher un peuple à une terre parce qu’il en serait soi-disant l’héritier naturel. Cette notion devient de plus en absurde avec le temps. Les gens voyagent énormément aujourd’hui. Ils se déplacent, s’installent ailleurs. Finalement, leur identité est constituée d’une multitude d’identités. Cette journaliste m’a fait comprendre que l’Afrique est une culture, une manière de voir la vie. Et non une couleur de peau. Un Blanc qui vit en Afrique est un Africain. Malgré ses privilèges, il partage la destinée de ce continent.
J.A.I. : Pourquoi le Zimbabwe ?
C.B. : Quand les expropriations ont commencé au Zimbabwe, j’ai pensé qu’il fallait corriger l’Histoire. Mais le sort réservé aux fermiers expropriés m’a interpellée. Et ce qui m’a intriguée, c’est d’entendre les Blancs d’Afrique du Sud parler de racisme noir en Rhodésie. Je suis alors allée discuter avec les responsables de l’ambassade du Zimbabwe à Paris. Ils m’ont invitée à me rendre dans leur pays. J’ai refusé, pour garder mes distances par rapport aux événements. Et puis j’ai été choquée d’apprendre que quelqu’un qu’on m’avait présenté comme un écrivain faisait partie des gens qui ont hérité des terres. Comment peut-on donner des terres à un écrivain, me suis-je demandé ? Pour quoi faire ? Et les paysans ?
Ce qui m’a décidée aussi, c’est de voir les Africains noirs applaudir aux expulsions. J’avais envie de leur dire : nous sommes plusieurs millions en Europe. Imaginez qu’on nous demande de partir. Comment vivriez-vous cela ?
J.A.I. : Le parallèle est osé. Les Zimbabwéens blancs possédaient des richesses démesurées par rapport aux autres.
C.B. : Il fallait en effet trouver les moyens de créer plus d’égalité. Mais sans maltraiter ni chasser les gens. À quoi est-on arrivé ? À un pays qui s’appauvrit simplement parce qu’on veut donner la terre aux Noirs, même s’ils sont incompétents, même s’ils n’aiment pas la terre. Un écrivain n’est pas forcément un paysan dans l’âme… En outre, mon parallèle n’est pas aussi sot que cela. Les Africains qui s’installent en Europe y vivent mieux que dans leur village. Sinon, ils ne seraient pas venus. Ils peuvent se soigner, scolariser leurs enfants. C’est d’ailleurs pour cela que Le Pen leur demande de partir.
J.A.I. : Vous faites des descriptions très précises du Zimbabwe. Êtes-vous allée sur place pour vous imprégner des paysages ?
C.B. : Je ne suis pas géographe, mais je sais que c’est un pays de savane. En Afrique, tous les pays de savane se ressemblent.
C’est la force de l’écrivain que d’être capable, à partir de quelques éléments, de recréer un univers en lui donnant les apparences de la vérité. Un écrivain ne fait pas du journalisme. Mais il doit être capable de reproduire l’essence de la chose.
J.A.I. : Vous avez condamné sévèrement les déclarations de Dieudonné opposant les Noirs et les Juifs.
C.B. : J’ai été la première à mener le combat pour la reconnaissance de la traite négrière avant que Dieudonné vienne s’en mêler. Ce n’était pas un combat de haine, mais un combat pour l’égalité. Et cette revendication s’adressait à la République et non à un groupe ethnique. Pour moi, Dieudonné a dévoyé le combat. Autant je suis capable de prendre tous les risques pour défendre la cause des Noirs, des Arabes ou de n’importe qui en France, autant je ne cautionne plus personne quand il s’agit de diriger la haine vers une communauté.
Dieudonné, lui, sait plus ou moins se contrôler. Mais est-ce qu’il contrôle les jeunes des banlieues ? Aujourd’hui, il les pousse à aller taper les Juifs. Demain, cela peut être les Arabes. En disant que les Arabes nous ont pris l’Afrique.
La souffrance noire est assez forte, elle a assez d’arguments historiques pour ne pas avoir besoin de boucs émissaires. Et puis, si on dénonce aujourd’hui l’arrière petit-fils d’un esclavagiste, qu’est-ce qu’on va faire ? Même s’il est l’héritier de la mémoire de sa famille, il n’est pas responsable de ses actes.
J.A.I. : Dans la reconnaissance des crimes contre les Noirs, tout ou presque reste à faire…
C.B. : Oui. Mais tous les Blancs sont-ils pour autant des salopards ? Moi, je connais des Blancs qui se battent avec les Noirs. Il faut donc poser le problème autrement. C’est à la République française qu’il faut demander des comptes. Au Collectif égalité, comme nous l’avons fait. On a réclamé justice non à un groupe, mais à la République, symbolisée par le chef de l’État.
J.A.I. : La demande de réparations pour la traite négrière et l’esclavage n’est-elle pas légitime ?
C.B. : Moi, j’ai toujours demandé des réparations. Je n’ai pas condamné Dieudonné pour ses revendications, mais pour les propos qu’il a tenus contre un peuple qui a lui aussi beaucoup souffert. J’aurais la même attitude s’il s’agissait des Arabes ou d’une autre communauté. Mon rôle est d’éveiller les consciences. Je ne suis pas une politicienne. Nicolas Sarkozy plaide aujourd’hui en faveur des discriminations positives. On m’avait jeté la pierre pour l’avoir demandée il y a quelques années. Peu importe, mon travail est terminé, et je peux me consacrer à d’autres combats.
J.A.I. : Lesquels ?
C.B. : Ce qui me motive aujourd’hui, c’est de faire passer des idées. Celle qu’une identité n’est pas figée, qu’elle est « recyclable ». Qu’on est africain parce qu’on a une culture africaine et que l’Afrique n’est pas seulement noire : elle est également blanche, arabe, elle est faite d’une multitude de cultures.
Jusqu’à présent, c’étaient les Blancs qui parlaient des Noirs. L’inverse n’a jamais été vrai. Aujourd’hui, j’ouvre une brèche.
J.A.I. : Vous pensez avoir épuisé le thème des Africains en France ?
C.B. : Je n’ai pas seulement traité des Africains en France, j’ai parlé également des Africains en Afrique. Et je ne pense pas avoir épuisé quoi que ce soit. Il y a, il est vrai, une reprise de mes thématiques par d’autres écrivains. C’est pourquoi je préfère passer à autre chose.
J.A.I. : Gardez-vous des liens étroits avec le Cameroun ?
C.B. : Oui, mais ce pays me désespère. Il possède une foultitude d’intellectuels et d’hommes de savoir et il n’arrive pas à décoller parce qu’on ne sait pas y utiliser ces talents. C’est un pays qui a un trop-plein de connaissances. Mais les magouilles et la corruption empêchent l’émergence de la classe moyenne qui permettrait à la société d’évoluer. Avec son potentiel, le Cameroun aurait pu être, avec l’Afrique du Sud, le moteur de la région. Mais voilà : ce sont les mêmes qui sont au pouvoir depuis quarante ans, et ils ne lâchent rien. Ils ne donnent aucune chance à l’avenir.
Il y a deux éléments sur lesquels je juge un pays. Qu’il n’y ait pas de routes, je m’en fiche. Qu’il n’y ait pas de grands immeubles, je m’en fiche. Ce qui compte, c’est la scolarisation et la santé. Quand un pays a des enfants bien scolarisés et en bonne santé, on peut être sûr qu’il s’en sortira. Cela peut prendre vingt ans, cinquante ans, mais il s’en sortira.
C’est pour cela que lorsqu’on critique Castro, je réagis. Cuba est le pays où l’on compte le plus de médecins au mètre carré. Le peuple est en bonne santé et les enfants vont à l’école. Moi, si un pays m’offre ça, je passe le reste sous silence. Je laisse même passer la corruption.
J.A.I. : Même au prix d’une dictature ?
C.B. : Est-ce que la France était une démocratie il y a deux siècles ? Et d’ailleurs, est-ce qu’elle en est véritablement une aujourd’hui ? La question peut se poser.
Pour que la démocratie soit parfaite, il faut éduquer les gens et qu’ils soient en bonne santé. Quelqu’un qui a besoin de faire soigner ses enfants est prêt à accepter les 10 000 francs que tu lui donnes à condition qu’il vote pour toi.
Que veut dire la démocratie dans un pays où les gens meurent au bord de la route ? En Afrique, la démocratie est arrivée un peu trop tôt. Ou plutôt, elle est arrivée dans de mauvaises conditions. À partir du moment où tu sacrifies l’éducation et la santé, tu vas gouverner qui ? Des millions de malades ? C’est ce qui se passe aujourd’hui en Afrique…
Moi, je veux bien que l’Union européenne et les autres nous donnent des leçons de bonne gouvernance, mais qu’ils aillent voir les vraies réalités ! Ils conditionnent l’attribution des aides à la bonne tenue des élections. Je préférerais les entendre dire : on ne vous donne pas d’aide parce qu’elle ne sert pas à construire des écoles et des hôpitaux. Le reste c’est du pipeau ! Aujourd’hui, on est peut-être en démocratie, mais c’est pire qu’il y a quarante ans. Quand j’étais petite, au Cameroun, on distribuait de la Nivaquine devant l’école. Qui fait cela maintenant ? Personne.
J.A.I. : Concrètement, que faites-vous pour l’Afrique ?
C.B. : J’ai un projet d’école pilote. Au Sénégal, ou plus vraisemblablement au Burkina. Car, en tant qu’Africaine, je me sens partout chez moi. Une école qui recevra un petit nombre d’enfants – avec une seule classe par niveau – mais où ils seront nourris, logés, blanchis et scolarisés. Elle sera pilote dans la manière d’enseigner, dans le matériel mis à leur disposition. L’objectif est de former une véritable élite protégée en prenant en charge les enfants très jeunes.
J.A.I. : Revenons à votre travail littéraire. Dans La Plantation, on a comme l’impression que vous éprouvez moins d’animosité à l’égard des hommes.
C.B. : Je n’ai jamais eu d’animosité à l’égard des hommes ! Mais il est vrai qu’on évolue. Et certains livres correspondent bien à leur époque. Quand j’étais jeune, par exemple, on n’acceptait pas les femmes dans les métiers scientifiques. Les livres que j’ai faits alors avaient leur raison d’être à ce moment-là. Aujourd’hui, on assiste de plus en plus à une prise de pouvoir des femmes, même si ce n’est pas le pouvoir politique. Il y a un rééquilibrage. Une société n’est pas figée, un écrivain n’est pas figé non plus. Il se peut que dans cinquante ans, si je suis encore là, j’écrive d’autres choses. Ce qui m’intéresse, c’est de travailler dans des zones ou sur des régions que les écrivains n’ont pas encore explorées.
J.A.I. : Quels sont les écrivains africains actuels que vous appréciez ?
C.B. : Je cherche… et je ne trouve pas. Ce que je reproche à la jeune génération, c’est son manque d’engagement intellectuel. Les intellectuels doivent servir de lanternes aux masses. Les Sony Labou Tansi, les Tchicaya U Tam’si écrivaient de beaux textes, mais ils étaient là aussi quand il y avait un problème. Pour prendre position, pour défendre le peuple.
En fait, j’aime bien Gaston-Paul Effa et Eugène Ebodé, en tant qu’écrivains comme en tant que personnes. Mais, dans l’ensemble, les auteurs africains n’ont pas de position sur le monde : le peuple peut crever, on écrit des livres et c’est tout.
J.A.I. : La Plantation s’est vendue à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Le livre vous a peut-être déjà rapporté 100 000 euros. Et il atteindra 100 000 exemplaires, avec les Poches. Vous gagnez donc beaucoup d’argent avec vos livres…
C.B. : Cela dépend des titres. Je ne touche pas le jackpot à tous les coups. Et je ne fais pas de livre tous les ans. Sur ce point, je suis très franco-française et n’aime pas parler d’argent. Mais c’est vrai que je vis de mes droits d’auteur. Ce qui est exceptionnel. Je suis assurément l’un des seuls écrivains d’origine africaine dans ce cas.
J.A.I. : En fin de compte, vous êtes l’un des auteurs français qui se vend le mieux.
C.B. : Disons qui se vend le plus régulièrement. Et je suis l’un des plus traduits. Par exemple, Les Arbres en parlent encore est cette année la lecture d’été des Suédois. Il est lu à la radio deux fois par jour pendant six semaines.
J.A.I. : Lequel de vos livres s’est le mieux vendu en France ?
C.B. : Entre Assèze l’Africaine, Les Honneurs perdus et Le Petit Prince de Belleville, je ne sais pas. Peut-être est-ce C’est le soleil qui m’a brûlée. Parce qu’il y a des livres qui, à leur sortie, se vendent à 3 000 exemplaires et puis c’est fini. D’autres commencent à 2 000, 3 000 et atteindront 300 000 exemplaires. C’est le cas de C’est le soleil qui m’a brûlée. Il se vend depuis bientôt vingt ans.
J.A.I. : Y a-t-il un titre que vous faites passer avant les autres ?
C.B. : C’est le soleil qui m’a brûlée, justement. Il n’est pas parfait. Mais c’est le premier, et c’est celui qui livre ma vérité profonde. Dans un premier roman, il y a beaucoup d’innocence. Je l’ai écrit en toute naïveté sans penser un instant qu’il pourrait être un best-seller…

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires