Qui est Jacques Chirac ?
Déclassifié récemment, le texte ci-dessous, rédigé il y a trente-deux ans par l’ambassade des États-Unis à Paris, décrit Jacques Chirac dans les premières années de sa longue carrière politique, au moment où, à la faveur de la disparition subite de George
1. Le nouveau Premier ministre français est un homme politique jeune, coriace, avec d’excellentes références, il est extrêmement ambitieux et défenseur sans faille des intérêts français. Nous pensons qu’il se concentrera sur la politique intérieure, les affaires étrangères restant le domaine réservé de l’Élysée. Giscard sera le principal responsable, et Chirac obéira à ses ordres. Une partie de l’UDR [Union des démocrates pour la République] est hostile à Chirac, et il aura des relations difficiles avec le Parlement, mais nous pensons qu’il pourra compter sur une solide majorité à l’Assemblée nationale.
2. Jacques Chirac a 41 ans et sept ans de moins que Giscard. Considéré comme un animal politique, il représente deux choses : d’une part, une nouvelle génération d’hommes politiques qui ne sont pas des héritiers directs de De Gaulle, et qui sont donc relativement libres par rapport à la rhétorique gaulliste et aux prises de position passées, et, d’autre part, un remarquable opportunisme personnel qui l’a amené à nouer des liens d’amitié avec l’entourage le plus proche de Pompidou, y compris la famille Garaud et Mme Dupuy(1). Ces douze dernières années, Chirac a été considéré comme l’un des espoirs les plus prometteurs de la majorité, un « jeune loup » qui a considérablement profité de son amitié avec Pierre Juillet, l’éminence grise de Pompidou, et avec Jacques Friedmann, le confident de Messmer. Chirac est beaucoup plus un pompidolien qu’un gaulliste. Il a été un protégé de Pompidou et doit une bonne partie de sa rapide ascension au défunt président.
3. L’ancien ministre de l’Intérieur est extrêmement ambitieux. C’est Chirac qui était derrière la « Déclaration des 43 », la prise de position commune d’un groupe de députés et de ministres de la majorité qui voulaient une candidature unique et ont ainsi coupé court aux espoirs de Chaban de constituer un front uni anti-Giscard. Les 43 premières signatures sont devenues 56, puis sont redescendues à 53 ; chaque étape a été accompagnée d’une publicité organisée par Chirac. En outre, il a probablement été à l’origine des fuites des Renseignements généraux (rattachés au ministère de l’Intérieur) qui ont apporté une confirmation rapide et semi-officielle de la chute de popularité de Chaban. Chirac a ainsi lié très tôt son propre avenir politique au destin de Giscard.
4. Le nouveau Premier ministre a d’excellentes références. Il vient d’une famille riche, il a fait les « bonnes » écoles (l’Institut d’études politiques, l’École nationale d’administration) et a commencé sa carrière au poste prestigieux d’auditeur à la Cour des comptes, où il fait exceptionnellement l’objet de deux promotions en trois ans (1959-1962), avec une période de huit mois au secrétariat général des Affaires algériennes. En 1962, Chirac est entré au cabinet de Pompidou, où il a été chargé des problèmes d’investissement, des travaux publics et du tourisme. Sa première responsabilité importante lui a été confiée en 1967, lorsqu’il a été nommé secrétaire d’État à l’Emploi. La même année, il a été élu député UDR de la Corrèze, un succès remarquable dans un département qui avait été longtemps un fief de la gauche, avec un vote communiste très important. Il a été réélu avec une marge confortable en 1968 et 1973. En mai 1968, Chirac est devenu secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances, poste qu’il a conservé sous les gouvernements Pompidou, Couve de Murville et Chaban-Delmas, jusqu’à ce qu’il devienne ministre délégué aux Relations avec le Parlement en janvier 1971. C’est ainsi qu’il a fait son apprentissage de l’Économie et des Finances sous Giscard [ministre des Finances et des Affaires économiques de 1969 à 1974].
5. Nommé ministre de l’Agriculture en janvier 1972, Chirac s’est constitué une importante clientèle parmi les paysans français grâce au combat spectaculaire qu’il a mené pour la défense des intérêts agricoles français à la Communauté européenne de Bruxelles. Cette popularité allait contre le credo pompidolien selon lequel des ministres ne devaient pas se ménager une clientèle particulière. En déplaçant Chirac en mars 1974, lors du remaniement du gouvernement Messmer, au ministère de l’Intérieur – poste qui rend traditionnellement son occupant responsable d’un certain nombre de décisions sur lesquelles la presse et le public se font une joie de tirer à boulets rouges -, Pompidou et Messmer espéraient peut-être freiner sa présence politique envahissante. Son départ du ministère de l’Agriculture a été publiquement regretté par les syndicats agricoles.
6. Chirac est un battant qui aime cogner. Dans certains milieux proches du gouvernement, on l’appelle « le Bulldozer » (c’est le surnom que lui donnerait, dit-on, Pompidou) en raison de sa combativité. Il nourrit une grande admiration pour le sens de la « mission » qu’ont les militaires et respecte la rhétorique politique américaine. Il a déclaré un jour que les deux années qu’il a passées en Algérie (1957-1959) à la tête d’une compagnie de blindés étaient les plus excitantes de sa vie, et il a fréquemment fait l’éloge du sens du devoir des militaires. Son langage politique et son style de négociation sont inspirés de la manière américaine : il est dur, froid, direct, franc et a tendance à s’écarter des procédures normales des ministères pour rechercher un soutien populaire aux mesures qu’il veut faire adopter. C’est un jeune et brillant technocrate auquel il manque le sens du contact humain. L’un de ses proches lui disait un jour que, quand il parlait aux gens, il devait les regarder dans les yeux et ne pas toujours donner l’impression qu’il a un train à prendre. L’hebdomadaire Le Point a écrit de lui qu’il « n’écoute pas ceux qui ne sont pas de son avis, ne s’intéresse pas aux idées nouvelles (il ne lit rien) et se méfie de tout ce qui est nouveau ».
7. Il est fasciné par les États-Unis, et il est probablement celui de l’équipe Giscard qui a le plus de sympathie pour l’Amérique. Chirac a travaillé à Harvard au cours de l’été 1953 et a longuement voyagé dans le pays. Il s’est pris de passion pour les paysages américains, éprouve un profond respect pour l’attitude américaine à l’égard des libertés civiques et, bizarrement, adore la cuisine américaine (il est venu souvent incognito à l’ambassade pour manger ce qu’il considérait comme « de la vraie cuisine américaine »).
8. Au cours de ses années d’étudiant à Sciences-Po, Chirac a flirté avec les idées de gauche et a même signé l’appel de Stockholm contre la bombe atomique (en 1950). Bien qu’il ait dit que c’était une « erreur », c’est une indication qu’une partie du style Chirac est de s’engager pour la défense d’une cause et de chercher à le faire vite et bien.
9. Ceux qui sont proches à la fois de Chirac et de Giscard estiment que Chirac, au ministère de l’Intérieur, a gagné le respect de Michel Poniatowski, l’homme de confiance de Giscard et le ministre de la Santé de Messmer, en utilisant l’affaire du Canard enchaîné(2) comme un moyen de se débarrasser de l’influence de la police nationale.
10. Chirac a été qualifié de « mal fagoté » par la presse parisienne parce qu’il ne s’habille pas chez les grands tailleurs. Grand (plus de 1,90 m) et bel homme, il a une présence qui en impose. Il fume des cigarettes américaines extralongues. C’est un bon skieur. Il est marié à Bernadette Chodron de Courcel et a deux filles. Il parle anglais.
1. Anne-Marie Dupuy fut le chef de cabinet du président Pompidou.
2. Le 3 décembre 1973, des agents de la DST déguisés en plombiers ont été pris en train d’installer des micros espions dans les bureaux de l’hebdomadaire satirique.
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