Que va faire Gbagbo ?
Les acteurs de la crise retrouvent leurs vieux démons alors que la communauté internationale les presse de procéder au désarmement et à l’identification.
« La communauté internationale en a marre, comme le peuple ivoirien et son président en ont marre de cette situation de ni guerre ni paix. » Ces propos, sans fioritures, lâchés le 8 mai au sortir d’une audience avec le président Laurent Gbagbo par Pierre Schori, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire, sont ceux d’un homme en colère. Le diplomate onusien s’agace du retard enregistré sur les deux dossiers dont dépend la tenue de la présidentielle prévue pour le 31 octobre au plus tard : le désarmement des belligérants et l’identification de la population. À cinq mois de cette échéance électorale cruciale, rien de décisif n’a été engagé pour désarmer la rébellion, les milices ainsi que les 4 000 éléments de l’armée régulière recrutés en octobre 2002, sécuriser le territoire, redéployer l’administration, identifier les votants, mettre en place la logistique électorale Alors que le dialogue militaire entre états-majors rebelle et loyaliste, interrompu mi-avril, n’a pas encore repris, malgré une bonne volonté de façade.
S’il reconnaît ne plus avoir « beaucoup de temps » pour exécuter ces tâches inscrites sur sa « feuille de route », le Premier ministre Charles Konan Banny a assuré le 9 mai que « le train a quitté la gare ». Arrivera-t-il cette fois-ci à temps à destination ? Verra-t-on le bout du tunnel, après plusieurs reports du désarmement et de l’identification ? Banny lui reste optimiste et indique : « Avec le chef de l’État, nous nous sommes mis d’accord pour que le processus commence. » Peut-on pour autant beaucoup espérer de la réunion du 19 mai du Groupe de travail international (GTI) consacrée à ce casse-tête ? Le retard s’accumule. Tout au long du mois d’avril, un bras de fer a opposé le camp présidentiel exigeant le désarmement avant le démarrage des opérations d’identification à la rébellion des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion) favorable à la résolution du GTI qui prévoit la conduite « concomitante » des deux opérations.
Pendant de longues semaines, la classe politique, prompte à ferrailler sur des mots, a été fort diserte sur la notion de « concomitance ». Les uns pour expliquer que c’est le meilleur modus operandi, les autres pour défendre qu’elle est irréaliste. Même le chef de l’État s’est laissé aller à l’exercice, faisant des développements devant certains de ses interlocuteurs : « Il faut savoir ce que recouvre la notion de concomitance ». Si le mot est utilisé dans son sens littéral, qui renvoie à sa racine latine cumcomitere (qui signifie venir avec », simultané »), il est techniquement impossible d’en faire une réalité. On ne peut pas recenser sereinement les électeurs en ayant une baïonnette sur la tempe. Si le mot est utilisé dans son sens juridique, il signifie qu’il peut y avoir un délai quoique court entre les deux opérations. Ce qui a un peu plus de chance de pouvoir se faire. »
Ces nuances n’ont pas empêché Gbagbo de s’opposer à toute idée de simultanéité. Comme par le passé. En novembre 2005 déjà, au lendemain de la résolution de l’Union africaine (UA) sur la nomination d’un nouveau chef du gouvernement à la place de Seydou Diarra, le chef de l’État a adressé au médiateur Thabo Mbeki, et à Olusegun Obasanjo, alors président en exercice de l’UA, une correspondance qui résume sa philosophie du règlement de la crise. « La solution n’est pas de changer de Premier ministre, a-t-il en substance écrit à ses deux homologues. Tout le reste du processus de sortie de crise est subordonné à un seul préalable : le désarmement des rebelles. On ne peut plus rien faire (ni recenser les nouveaux votants, ni mettre en place le matériel électoral, encore moins voter) tant que des hommes en armes continuent de faire d’une bonne partie du territoire ivoirien une zone de non-droit, prennent en otage la population qui y vit et empêchent toute remise en ordre par l’administration légale. »
N’empêche, le 25 avril, Gbagbo a surpris son monde dans une déclaration lue par son porte-parole, Désiré Tagro, dont voici l’économie : « Je ne crois pas que l’on puisse désarmer et identifier en même temps. Mais, puisque le Premier ministre, le GTI, l’opposition armée et non armée y tiennent, allons-y. Je sais dorénavant qu’on va vers l’échec. » Cette position mi-figue mi-raison, comprise comme un niet et vécue comme tel par le camp présidentiel réuni au sein du Conseil national de la résistance pour la démocratie (CNRD), n’a rien de fortuit. Elle découle de l’avis d’experts militaires occidentaux qui assurent que toute identification est aujourd’hui « techniquement irréalisable » sur le territoire sous contrôle des FN sans le retour de l’administration, la reconstitution de l’état civil et le retour des quelque 3 millions de personnes qui ont fui pour s’installer en zone loyaliste. Gbagbo a « lâché du lest » en tenant également compte de l’avis de certains de ses pairs qui lui ont conseillé de priver de tout argument ses adversaires en les laissant dévoiler devant la communauté internationale leur incapacité à mettre en uvre leur propre proposition.
Le chef de l’État n’en a pas moins tenu à s’entourer de certaines garanties. Il n’a pas manqué de prévenir Pierre Schori : « J’espère que, dans votre compréhension, il ne s’agit pas d’échanger hic et nunc chaque fusil contre une carte d’identité ivoirienne. Je ne peux pas accepter que la nationalité de mon pays soit portée par des mercenaires burkinabè, libériens et maliens qui sont venus l’agresser. Rien dans ce processus ne se fera dans le noir. » La question de la transparence est en fait le nud du problème. Le chef de l’État perçoit « la zone de confiance » (cette bande sur laquelle se massent d’ouest en est les soldats onusiens, garants du cessez-le-feu) comme « un rideau de fer » (l’expression est de lui-même) au-delà duquel règne une totale pénombre. Conscient que le recensement des électeurs dans ce périmètre « gris » est susceptible de modifier le corps électoral et, donc, d’influencer le résultat de la prochaine présidentielle, Gbagbo ne se privera pas de jouer le blocage chaque fois qu’il n’y verra pas clair. Dans le plus grand secret, il a refusé d’agréer par décret la tenue d’audiences foraines pour procéder à l’identification, sous la supervision de préfets ad hoc qui seraient affectés dans la zone des FN. Et ce ne sera pas le dernier refus. Le camp présidentiel est favorable à une solution. Elle consiste à mettre informatiquement à jour le fichier de 2000, par un basculement des noms de tous ceux qui, au vu du recensement général de la population en 1998, atteindront la majorité électorale (18 ans) le jour de l’élection.
Inacceptable pour l’opposition, qui conteste la fiabilité du listing existant et des résultats du recensement général pour cause d’exclusion de citoyens ivoiriens. À entendre le Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara), le régime mène d’ores et déjà une « campagne d’intoxication et d’intimidation de l’opinion, le Font populaire ivoirien (FPI, de Gbagbo) et ses affidés tentent de faire croire à une fraude sur la nationalité, ce qui est évidemment totalement faux et relève du fantasme. [] C’est le même scénario auquel nous avons assisté en 2000 : empêcher un certain nombre de personnes d’aller s’inscrire sur les listes électorales et d’aller voter sous prétexte ?qu’elles seraient des étrangers. [] Cela démontre que le camp présidentiel n’a pas renoncé aux anciens schémas et à la discrimination » Ce que les partisans du régime considèrent comme un début de réponse au casse-tête de l’identification ne l’est pas pour leurs adversaires.
Le temps presse, les problèmes restent entiers : comment déterminer à qui délivrer la carte d’identité dans un pays où la question de la nationalité est l’un des éléments déclencheurs de la crise ? Le leader de la rébellion, Guillaume Soro, ne confie-t-il pas à ses interlocuteurs craindre pour sa sécurité s’il demande à ses hommes de déposer leurs armes sans leur remettre préalablement leurs cartes d’identité ? Le volontarisme de Charles Konan Banny et du général Gaston Ouassénan Koné, coordonnateur du PNDDR, risque de ne pas suffire pour trouver une solution d’ici à octobre prochain. D’autant que certains, comme le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly, n’entendent pas laisser les coudées franches au Premier ministre. En témoigne cette diatribe qu’il lui a lancée le 8 mai, alors qu’il venait de boucler un voyage à New York, Paris et Bruxelles : « Banny, c’est l’histoire de Kounta Kinte. C’est l’histoire du Noir qui vend les Noirs, le Noir qui met les chaînes aux Noirs. »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?