Quand la presse décompresse

Bouteflika gracie plus de deux cents journalistes condamnés pour diffamation ou outrage aux institutions. Si ceux qui attendent encore leur jugement ne sont pas concernés, cette mesure devrait quand même contribuer à détendre l’atmosphère.

Publié le 15 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

« Signal d’apaisement » pour les uns, « occasion manquée » pour les autres La grâce accordée, le 2 mai, par le président Abdelaziz Bouteflika aux journalistes condamnés pour diffamation et offense ne fait pas l’unanimité dans la profession. C’est le moins que l’on puisse dire. Avocat spécialisé dans le droit de la presse, Khaled Bourrayou ne cache pas, pour sa part, son amertume : « Cette mesure, tranche-t-il, a été mal préparée et mal conçue. À qui va-t-elle profiter ? » Certainement pas, en tout cas, à Mohamed Benchicou, le directeur du quotidien Le Matin, qui, emprisonné le 14 juin 2004, devra purger l’intégralité de sa peine (voir encadré p. 88). Et pas davantage à la vingtaine de journalistes, éditeurs et caricaturistes contre qui une série de procès ont été intentés et qui sont actuellement en attente de leur jugement. Retour en arrière.
Dans la matinée du 2 mai, la rumeur commence à circuler dans les salles de rédaction algéroises. Mais personne n’y croit vraiment. Secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ), Kamel Amarni s’esclaffe carrément : « Une grâce présidentielle, vous rigolez ? Bouteflika est l’ennemi juré de la presse. Avez-vous oublié qu’il a qualifié les journalistes de traîtres et de mercenaires ? » Pourtant, à 16 h 52, il faut se rendre à l’évidence : un communiqué de la présidence transmis par Algérie Presse Service, l’agence officielle, confirme l’information.
Le lendemain, en Algérie comme ailleurs, on célèbre la 16e Journée mondiale de la liberté de la presse. Alors que les hommages aux journalistes assassinés par les terroristes se multiplient à travers tout le pays, beaucoup continuent de s’interroger. Qui bénéficiera de la clémence présidentielle ? Pourquoi le chef de l’État a-t-il fait usage de son droit de grâce plutôt que de décréter une amnistie générale qui aurait mis un terme à l’ensemble des procédures en cours ? Cette mesure est-elle de nature à assainir une bonne fois pour toutes les relations conflictuelles entre le président et une partie de la presse ?
La décision était dans l’air depuis plusieurs semaines. Apparemment, un groupe d’avocats et de membres du gouvernement a réussi à convaincre le président de la nécessité d’un « geste fort ». La grâce présidentielle prévoit donc une remise totale des peines prononcées contre les journalistes reconnus coupables d’outrage à fonctionnaire, offense au président de la République, outrage à corps constitué, diffamation et injure. S’il faut en croire le communiqué de la présidence, la décision de Bouteflika illustre son « souci constant de consolider et de renforcer la liberté de la presse » et fournit « un gage supplémentaire de sa volonté de sauvegarder les droits et les libertés dans notre pays ». Elle n’en constitue pas moins une première depuis son arrivée au pouvoir, en avril 1999.
Dans l’après-midi du 3 mai, une source judiciaire anonyme fournit de plus amples explications. On apprend ainsi que deux cents journalistes, dont cent à Alger, sont concernés par cette grâce. Tous ont été condamnés à des peines de prison, assorties ou non d’amendes et de sursis, depuis 1997. Précision importante, elle ne concerne que ceux qui ont épuisé toutes les voies de recours, pourvoi en cassation inclus.
À deux pas du tribunal d’Alger, le cabinet de Khaled Bourrayou tient scrupuleusement le compte des procès intentés à des journalistes. Depuis 2000, 271 affaires ont été instruites pour diffamation, outrage à corps constitué et offense au président. Elles visent essentiellement quatre quotidiens : Le Soir d’Algérie, El Khabar, El Watan et Liberté. Quelque 208 décisions de justice ont été rendues et 285 condamnations prononcées par différents tribunaux. Cent vingt-six relaxes ont été ultérieurement prononcées en raison d’un vice de procédure. Pour un pays qui se targue de posséder la presse la plus libre du monde arabe, cela fait évidemment beaucoup. « Ces affaires n’ont pas été jugées sur le fond, mais rejetées pour une question de forme. D’autres ont été jugées et sont encore en attente d’une décision définitive. Par exemple, il y a actuellement une vingtaine de procès en appel devant la Cour suprême. Tous ces gens-là ne sont pas concernés par la grâce. Nous aurions préféré une amnistie générale qui permette de tourner définitivement la page », commente Me Bourrayou.
Au siège du Soir d’Algérie, la nouvelle est accueillie par un haussement d’épaules. Poursuivi dans plusieurs affaires, Fouad Boughanem, son directeur, est un vieil habitué des prétoires. « Nous ne sommes pas concernés par cette mesure alors que nous avons plusieurs dizaines de procès en cours ou à venir », grince-?t-il. De même, depuis septembre 2003, une vingtaine de journalistes et de caricaturistes de Liberté, du Matin (suspendu depuis août 2004), d’El Watan et d’El Khabar ont été condamnés pour offense au chef de l’État à des peines de prison ferme et à de lourdes amendes. Tous attendent l’issue de leur pourvoi en cassation et ne seront donc pas automatiquement graciés.
Caricaturiste vedette du quotidien Liberté, Ali Dilem détient pour sa part un triste record : une vingtaine de condamnations, représentant au total neuf années d’emprisonnement, sans pourtant purger sa peine, comme nombre de ses confrères. Lui aussi est exclu de la grâce présidentielle. Alors, à quoi bon tout ça ? « Ne faisons pas la fine bouche, tempère un éditeur. Les Algériens sont des râleurs. Quand Bouteflika fait condamner des journalistes, ils crient au scandale. Quand il les gracie, ils font la moue. »
Dépassionner les relations tendues entre le chef de l’État et les journalistes, tel est sans doute le principal objectif de cette mesure. Il est arrivé au premier de qualifier les seconds de « commères de hammam », de « mercenaires », voire de « terroristes de la plume ». Et nos confrères sont rarement en reste dans l’invective. Pour certains d’entre eux, Bouteflika n’est qu’un « despote », un « Bokassa », un « Marocain » (sic), ou carrément un « voleur ». Une liberté de ton, des excès souvent inimaginables dans un autre pays arabe ! Voire dans un autre pays tout court
Si le président refuse d’accorder des interviews aux journalistes algériens, ou même de tenir une conférence de presse dans son pays, c’est parce qu’il nourrit à leur égard une profonde méfiance. « Je n’aime pas cette presse qui passe son temps à diffamer », dit-il souvent. Dès avril 2001, il a ordonné au gouvernement d’amender le code pénal pour y introduire deux dispositions instituant des peines de trois à douze mois de prison et de lourdes amendes en cas d’insulte, d’outrage et de diffamation envers le président de la République, les corps constitués et les institutions publiques. C’est cet arsenal qui a débouché sur l’actuelle inflation des affaires judiciaires concernant la presse. Alors, cette grâce va-t-elle assainir le climat ?
Pour Ali Bahmane, éditorialiste à El Watan, l’essentiel est ailleurs : « La grâce décrétée par le président libère un certain nombre de journalistes, mais laisse intacte l’épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de l’ensemble de la profession. Le vrai problème, c’est la pénalisation des délits de presse. »
Sans doute, mais ce n’est pas le seul. À l’évidence, une réforme du statut des journalistes s’impose. De même, peut-être, qu’une réflexion plus approfondie de la presse algérienne sur ses propres carences. « Libérée » au début des années 1990, celle-ci est à l’évidence en pleine crise de croissance et a manifestement besoin d’un meilleur encadrement : formation des journalistes, adoption d’un code de déontologie, etc. C’est à cette seule condition que le climat s’assainira vraiment.

Par un curieux concours de circonstances, la cour d’appel de Casablanca, au Maroc, a confirmé, le 9 mai, la condamnation à un an de prison avec sursis et 9 000 euros d’amende infligée en première instance à Driss Chahtane, le directeur de l’hebdomadaire arabophone Al-Michaâl. Celui-ci avait publié en mai 2005 une caricature et un article satirique visant… le président algérien Abdelaziz Bouteflika. L’article 52 du code de la presse marocain sanctionne en effet le délit d’offense à la personne d’un chef d’Etat étranger.

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