Lansana Conté face à l’armée

La troupe va-t-elle laisser longtemps le pouvoir entre les mains de l’entourage du chef de l’État malade ?

Publié le 15 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

Alors que la Guinée se meurt sous la férule d’un chef d’État coupé depuis plusieurs années de la réalité du pouvoir, tous les regards se tournent vers la troupe pour mettre fin à la descente aux enfers. Surtout au cours de la deuxième semaine de mai, où les proches de Lansana Conté, inquiets de la dégradation de son état de santé, s’activent pour le convaincre d’accepter une nouvelle évacuation sanitaire (voir J.A. n° 2365). Dans un pays résigné où les militants de l’opposition sont quasi tétanisés, la société civile embryonnaire, et le syndicalisme étudiant jusqu’ici maté à coups de matraque et d’emprisonnements, l’armée reste l’unique force organisée. Fortes de 15 000 hommes, auxquels s’ajoutent plus de 3 000 volontaires enrôlés de septembre 2000 à août 2001 pour faire face aux incursions de rebelles libériens et sierra-léonais, les forces guinéennes sont aguerries au combat. Après avoir fait le coup de feu dans les années 1970 sur les champs de bataille de la Guinée-Bissau, de l’Angola et du Cap-Vert pour libérer ces « pays frères » du joug colonial portugais, elles ont servi dans les missions d’interposition onusiennes. Avant d’arriver entre 2000 et 2001 à bout d’une rébellion qui avait réussi à porter la guerre du Liberia à moins de 100 km du palais de Conté.
Dotées d’une importante force de frappe, elles se sont équipées, jusqu’en 1984, avec du matériel fabriqué par l’ancienne Union soviétique. L’ouverture du pays, à la disparition de Sékou Touré, a donné à la France et à la Chine des parts dans le marché des armes. Pour combattre le numéro un libérien, Charles Taylor, dont ils voulaient obtenir la tête, les États-Unis ont également fourni en 2000 des hélicoptères et des blindés aux soldats guinéens et les ont formés aux techniques modernes de combat. Le pays dispose aujourd’hui de trois Mi-24 (dont les deux ont été un moment prêtés au pouvoir d’Abidjan au lendemain du 19 septembre 2002) et d’un avion Mig-17.
Mais, même équipée et bien entraînée, la troupe n’est pas homogène. Loin s’en faut. Elle est traversée par les mêmes divisions ethniques et autres conflits de générations qui déchirent la société. De tentatives de coup d’État en mutineries, de chasses aux sorcières en réaménagements ethniques, elle a subi de nombreux remue-ménage et pris de sérieux coups.
Le 4 novembre 2005, un décret présidentiel a mis à la retraite d’office 1 872 officiers, sous-officiers et soldats du rang, soit un dixième de l’effectif. Pas moins de 2 généraux, 4 colonels, 10 lieutenants-colonels, 39 commandants et 93 capitaines se sont brutalement retrouvés hors des rangs. Parmi eux, le chef d’état-major de l’armée de terre (Cemat), le général Mamadou Baïlo Diallo, très populaire dans les casernes ; le secrétaire général de la sécurité intérieure, le général Abdourahmane Diallo, ministre de la Défense de 1993 à 1996 ; et l’inspecteur général des forces armées, le colonel Mamadou Baldé. Le départ de ces officiers supérieurs, tous trois peuls, a révélé la suspicion suscitée par les gradés issus de cette ethnie. Au cours des trois mois précédant son départ, le désormais ex-Cemat avait ainsi été placé sous une stricte surveillance par le chef d’état-major général des armées, Kerfalla Camara.
L’argument avancé de la limite d’âge n’a pu convaincre, du fait du maintien dans les rangs d’autres vieux gradés : Kerfalla Camara lui-même (de matricule F, plus ancien que Lansana Conté, qui l’a trouvé sous le drapeau après la guerre d’Algérie) ainsi que les très âgés généraux Alhousseiny Fofana et « Kaba 44 ». D’autres officiers et sous-officiers à mille lieues de la retraite ont également été de la fournée. Ayant le tort d’être réputés « têtes brûlées », en clair incontrôlables, ils ont été évincés pour des motifs divers portés sur leurs dossiers respectifs : « indiscipliné », « élément subversif », « alcoolique », « délinquant », « irrespectueux de l’autorité »
Affaibli, impotent à l’image de son chef handicapé par la maladie depuis décembre 2002, le pouvoir voit des coups d’État partout depuis plusieurs années. Et, à chaque (fausse) alerte, se livre à d’impitoyables purges dans les rangs de l’armée. En novembre 2003, il a suffi d’une « information » obtenue d’un certain Gnankoye, un mécanicien de l’unité blindée du Bataillon autonome de la sécurité présidentielle (Basp), pour déclencher une vaste chasse aux sorcières. Tentative de putsch manquée ? Fausse alerte ? À partir du 26 novembre 2003, une vague d’arrestations a frappé les troupes. Quarante ? Cinquante ? Soixante ? Nul ne sait avec précision combien d’officiers et de sous-officiers ont été mis aux arrêts. On note seulement qu’ils étaient en poste aux camps Alpha-Yaya-Diallo et Samory-Touré, à Conakry, et dans les différentes casernes de Kindia, Labé, Kankan et Nzérékoré.
Le « coup d’État déjoué » a opportunément permis d’arrêter les éléments les plus brillants de la 4e promotion de l’École militaire interarmes (Emia) formée par des instructeurs français et sortie en 1993. Mais également certains cadres – et non des moindres – du Basp, un corps d’élite dont les membres, reconnaissables à leur béret rouge, assurent la protection du chef de l’État. Parmi eux, le très populaire lieutenant Mathias et Ali Camara, le commandant en second du Bataillon, dont la mise en détention est vite apparue comme un règlement de comptes. Ancien membre de la milice sous Sékou Touré, le respecté Camara, qui a été formé à Cuba et a pris part à la guerre de libération de l’Angola, faisait de l’ombre au numéro un de l’unité, Sény Camara.
Le « nettoyage » consécutif au vrai-faux complot de novembre 2003 a parachevé la reprise en main de l’armée entreprise depuis la mutinerie (bien réelle, celle-là) des 2 et 3 février 1996. Sortis des casernes pour réclamer de meilleures conditions de travail, les insurgés ont pris le contrôle de Conakry, et se sont emparés du chef de l’État avant de le relâcher. Conté en a été traumatisé. Dans l’histoire de l’armée guinéenne, il y a un avant et un après-février 1996. La mutinerie a conduit à la condamnation à de lourdes peines de prison d’une cinquantaine d’officiers et de sous-officiers parmi les plus qualifiés. Kader Doumbouya, le meilleur spécialiste en armement lourd du pays, a écopé de dix ans de détention. Le flou persiste sur l’élimination ou le départ en exil d’autres officiers, dont le très redouté Gbago Zoumanigui, benjamin du Comité militaire de redressement national (CMRN), qui a porté Conté au pouvoir le 3 avril 1984.
C’est depuis février 1996 que les « tirailleurs sénégalais », ces anciens de la coloniale qui ont rejoint en 1958 l’armée guinéenne naissante, ont repris tout le pouvoir. Et mis sous l’éteignoir les jeunes cadres issus d’institutions prestigieuses comme Saint-Cyr et l’École de guerre de Paris, devenus subitement suspects. Cette fracture n’a cessé de s’accentuer, aiguisant la « guerre des générations » au sein de la troupe. Les jeunes, généralement bien formés, déplorent l’érosion de plus en plus nette de leur pouvoir d’achat, alors que les « vieux » aux commandes cumulent les privilèges, roulent carrosse.
Comme pour faire fonctionner l’ascenseur social dans les rangs de l’armée, le décret du 4 novembre 2005 a institué une autre mesure en dehors de la mise à la retraite d’office du dixième des effectifs : il a accordé des avancements à tous les soldats, de la 1re classe au grade d’adjudant, tout en gelant jusqu’à nouvel ordre toute nouvelle promotion dans la hiérarchie. Sans réussir à calmer « la base ». Le séjour médical de Conté en Suisse, du 18 au 24 mars, a été interrompu sur l’insistance de Fodé Bangoura, secrétaire général de la présidence, alerté par des fiches du renseignement militaire. Lesquelles indiquaient la détermination des jeunes officiers à ne pas laisser longtemps vacant le fauteuil présidentiel.

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