En route pour Maastricht

En matière d’inflation, de déficits publics et d’endettement, le pays de Recep Tayyip Erdogan fait aussi bien, sinon mieux, que nombre d’européens.

Publié le 15 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

La Turquie est-elle enfin sortie de la zone économiquement dangereuse où elle se complaisait depuis des décennies ? En tout cas, les résultats sont là : le pays de Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre à l’islamisme sage, est en passe de mieux respecter les critères européens, dits de « Maastricht », en matière d’inflation, de déficits publics et d’endettement que la très chrétienne Pologne ! Erdogan a pu légitimement déclarer à la fin de l’année dernière, devant un aréopage d’investisseurs internationaux qui se bousculent à Ankara : « Nous avons réussi en trois ans ce qui n’avait pu être fait en vingt »
On se souvient qu’en 2001, la Turquie traversait une formidable crise de change et de confiance : effondrement du PIB (- 9,4 %) ; explosion du système bancaire ; hyperinflation à 68,5 % l’an ; et un taux de chômage au-dessus de 10 %. Ankara appela à son secours le « pompier » des finances internationales, le Fonds monétaire international (FMI), qui lui prêta 15 milliards de dollars et prescrivit un remède de cheval. En ce premier trimestre 2006, on ne peut que constater un redressement spectaculaire, comme en témoignent les principaux indicateurs. Les prix sont en train de devenir très sages et l’inflation s’est réduite à 7,7 % en 2005, malgré la hausse des prix de l’énergie. Objectif : 5 % en 2006 et 4 % en 2007. La confiance dans la monnaie ainsi rétablie, le gouvernement en a profité pour créer, le 1er janvier 2005, une « nouvelle livre turque », retranchant six zéros à l’ancienne livre. Les citoyens ont été soulagés de ne plus payer leur électricité en milyon et leur loyer en milyar. Les taux d’intérêt sont passés de 79 % en 2002 à 7,9 % depuis octobre 2005. La croissance est repartie de l’avant : + 7,8 % en 2002, + 5,9 % en 2003, + 9,9 % en 2004 et + 6 % en 2005. Le déficit budgétaire est retombé en dessous de 3 % du PIB, c’est-à-dire au niveau du déficit français et moins que l’allemand. La dette publique, qui s’élevait à 78,5 % du PIB en 2002, est redescendue à 55,8 %, selon les chiffres publiés par le ministre de l’Économie Ali Babacan, le 17 avril.
L’Union européenne (UE) avait pronostiqué un recul sévère des exportations dans le secteur textile-habillement (entre – 25 % et – 30 %), sous les coups de boutoir de la concurrence chinoise. Il n’en fut rien, au contraire : la compétitivité des industriels turcs a fait progresser de plus de 8 % leurs exportations. Malgré la persistance d’un fort taux de chômage (11,8 % de la population active), les 72 millions de Turcs ont vu leur niveau de vie s’améliorer d’un quart en quatre ans. On comprend qu’un concert de louanges ait salué de telles performances de Bruxelles à Washington, où le directeur général du FMI Rodrigo de Rato et le président de la Banque mondiale Paul Wolfowitz ne tarissent pas d’éloges sur le très bon élève turc.
À qui ou à quoi attribuer l’enclenchement de ce cercle vertueux ? À la crise de 2001 d’abord, qui a rendu obligatoires des réformes fondamentales jusque-là différées. La discipline budgétaire, l’indépendance de la Banque centrale et l’assainissement bancaire en ont résulté. L’étonnante souplesse des PME comme celle des six conglomérats familiaux, leur ont permis d’encaisser le choc et de redémarrer à plein régime grâce à la dévaluation de la livre. Le FMI n’a pas lésiné sur les aides financières : 15 milliards de dollars, puis 10 autres milliards en avril 2005, assortis de conseils techniques. Un coup de pouce qui s’est révélé précieux pour sortir la Turquie de l’ornière.
Le gouvernement Erdogan a joué impeccablement son rôle, appliquant les préceptes du FMI, serrant les boulons et privatisant des secteurs stratégiques comme les télécoms, le raffinage pétrolier et la sidérurgie. Surtout, il a fait preuve d’un désir d’Europe entêté, malgré les rebuffades infligées par l’UE. Il s’est plié aux recommandations de Bruxelles, comme s’il devait faire aussi bien que la Roumanie et la Bulgarie, prochains adhérents à l’Union. Faut-il voir comme un symbole de cette marche forcée vers Maastricht – et vers l’adhésion à l’UE – la troublante ressemblance de la nouvelle pièce de 1 livre turque avec celle de 2 euros, un même cuivre cerclé de nickel et le même poids ?
Ce courage économique et la stabilité du gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement, islamiste modéré) ont rassuré les investisseurs. Les capitaux originaires du Golfe ont été séduits par un Premier ministre respectueux des traditions musulmanes. Par exemple, le prince héritier de Dubaï a signé, à l’automne 2005, avec la municipalité d’Istanbul, un programme immobilier de 4 milliards d’euros qui installera sur les rives du Bosphore une zone high-tech sur le modèle de celles de Bengalore en Inde et de Kuala Lumpur en Malaisie, avec – en prime – deux tours jumelles hélicoïdales de 300 mètres de haut.
Les autres investisseurs ne sont pas en reste. Ainsi, les Japonais se sont associés à la Banque européenne d’investissement (BEI) pour financer la ligne ferroviaire de 76 km et le tunnel de 1,4 km sous le détroit, qui relieront les parties européenne et asiatique d’Istanbul. La Turquie est aujourd’hui une tête de pont énergétique. Un gazoduc sous la mer Noire lui apporte le gaz russe dont elle a besoin et un oléoduc lui permet d’exporter le pétrole venu de Bakou (Azerbaïdjan), depuis son port méditerranéen de Ceyhan. La Turquie veut devenir « la quatrième voie d’approvisionnement en énergie de l’Union européenne », rappelle Erdogan. Toujours l’obsession européenne.
Le pays est aussi désormais une des principales bases de l’automobile mondiale. Tous les grands noms y ont implanté des usines. Dans la région de Marmara, Toyota, Renault, Mercedes, Ford, Fiat et Hyundai ont dépensé près de 2 milliards d’euros pour créer des chaînes de montage ; 500 000 salariés y ont produit, en 2005, 900 000 véhicules, qui ont été exportés à 60 %. Au total, les investissements étrangers en Turquie ont bondi de 1 milliard de dollars en 2002 à 9,7 milliards en 2005.
Tout n’est pourtant pas parfait au pays d’Atatürk qui demeure très pauvre, puisque son niveau de vie équivaut seulement à 27 % de la moyenne de l’UE. Les menaces sont réelles, comme l’explique Thierry Apoteker, fondateur du cabinet d’analyse TAC. « La Turquie demeure sur la même trajectoire économique depuis les années 1980, explique-t-il. Chaque fois, c’est le même processus : le déficit de sa balance des paiements l’oblige à mener une politique anti-inflationniste en montant ses taux, ce qui casse la croissance. Puis l’économie se redresse, provoquant un boom des importations, une surévaluation de sa monnaie et un nouveau déséquilibre des changes. Nous en sommes, aujourd’hui, à ce stade : la Turquie a mangé son pain blanc et se trouve confrontée à une surévaluation de la livre, à une nouvelle dégradation de sa balance des paiements (- 15 milliards de dollars en 2004 et – 23 milliards en 2005) et à un ralentissement de la croissance. »
Une nouvelle conflagration économique et financière est-elle possible ? « Non, répond Thierry Apoteker. Pour la première fois, nos signaux d’alarme ne s’allument pas, car les progrès incontestables réalisés par la Turquie en matière d’inflation, d’endettement et de système bancaire devraient permettre à son gouvernement de bien gérer une éventuelle dépréciation de sa monnaie de 15 %. » On pourrait ajouter : à condition que le nouveau gouverneur de la Banque centrale turque Durmus Yilmaz, 59 ans, poursuive la rigoureuse politique de son prédécesseur, Süreyya Sergengeçti. Dans sa première déclaration officielle, le 18 avril, Yilmaz a affirmé que la lutte contre l’inflation serait « l’objectif fondamental » de la Banque. Les acteurs économiques attendent impatiemment d’en avoir confirmation.

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