Un bien obscur passé
Yasmina Khadra retrouve le commissaire Brahim Llob pour une nouvelle enquête policière. Dans les hautes sphères du pouvoir algérien.
Le commissaire Brahim Llob n’est pas près de se la couler douce sur le front de mer algérois, contrairement à ce que suggérait le précédent polar de Yasmina Khadra, L’Automne des chimères. On lui propose en effet un stage en Roumanie… Histoire d’éloigner ce père de famille trop honnête des « hautes sphères » du pouvoir algérien. Car ce qui s’y trame en cette année 1988 ne manquerait pas d’éveiller sa curiosité. D’ailleurs, les ennuis commencent avant son départ pour Bucarest.
D’abord le coup de fil d’un ami psychiatre qui le met en garde : la grâce présidentielle profite à un dangereux criminel, surnommé par la presse « le Dermato » pour les sévices qu’il a fait subir à ses victimes, et connu des services de police sous les initiales SNP… Entre deux planques pour surveiller SNP, Brahim doit gérer les élucubrations de l’inspecteur Lino, son jeune protégé, trop beau pour rester vissé sur sa chaise de fonctionnaire. Fou amoureux de l’envoûtante Nedjma, Lino s’attire les foudres de ses supérieurs et de la haute bourgeoisie algéroise. Et pour cause : Nedjma est la maîtresse attitrée d’un « personnage influent du Grand-Alger […], un inépuisable stock de pots-de-vin et de passe-droits », Haj Thobane. L’idylle entre Nedjma et Lino tourne court. L’histoire pourrait en rester là si le vieux et puissant amant de Nedjma n’était pas la cible d’une tentative d’assassinat. L’enquête, rapide, voire bâclée, révèle que l’arme utilisée est celle de l’inspecteur Lino.
Par amitié, le commissaire Llob va tenter de faire éclater la vérité. Il connaît trop cette Algérie désespérée et menteuse, pauvre et corrompue, pour gober les premières preuves glanées ici et là. Alors qu’il clame à l’envi l’innocence de Lino, une autre tentative d’assassinat à l’encontre de Haj Thobane est déjouée. Cette fois, son auteur est maîtrisé, puis tué : il n’est autre que SNP en possession du Berreta de Lino, lequel est pourtant en prison depuis quelques jours. Plus de trente années passées au service de l’Algérie – que ce soit en tant que moudjahidin ou de policier – ont mis la puce à l’oreille de Brahim Llob. Il ne faut pas prendre les évidences pour argent comptant. Voilà donc notre commissaire à la repartie cinglante à la recherche de l’identité de SNP et du passé de Haj Thobane. En compagnie d’une belle historienne, il s’en va fouiner au fin fond d’une Algérie meurtrie par son passé.
Une Algérie où tout est permis, à condition d’être riche et puissant, laisse entendre Yasmina Khadra à travers ce roman policier où l’intrigue n’est que prétexte pour décortiquer une société malade. Un pays où « aujourd’hui […], c’est partout le même sentiment de nullité qui vous traque » ; un pays où si « la justice […] porte un bandeau, c’est parce qu’elle n’a pas le courage de se regarder dans les yeux ».
Peu à peu, Brahim et l’historienne parviennent à lever le voile sur un épisode sombre de la guerre d’indépendance. C’était juste après la guerre. Le moudjahidin Haj Thobane, alias le Gaucher, décime les familles des riches propriétaires terriens de Sidi Ba. Parmi elles, les Talbi, pourtant criblés de dettes. Un de leurs enfants réussit à échapper de justesse au carnage collectif. Qui est-il ? Qu’est-il devenu ? Y a-t-il un lien avec SNP ? C’était la guerre, s’excusent les habitants de Sidi Ba. Et si même cette vérité-là en cachait une autre ? Et si toute cette histoire n’était que le premier élément d’un engrenage infernal ? Yasmina Khadra, ancien officier supérieur de l’armée, se souvient dans ce quatrième volet des pérégrinations du commissaire Llob que « ce n’est pas le pays que [les fonctionnaires servent] mais les hommes » au pouvoir. Il rappelle surtout que le pouvoir esquinte les meilleures intentions. La Part du mort se déroule en 1988, juste avant « le déclenchement de l’une des plus effroyables guerres civiles que le Bassin méditerranéen ait connues ».
La Part du mort, de Yasmina Khadra, Julliard, 414 pp., 21 euros.
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