Rêve ou cauchemar ?

Concocté par les néoconservateurs américains, le projet de remodelage « vertueux » de toute l’aire arabo-musulmane n’est pas pour rassurer les dirigeants de la région.

Publié le 15 mars 2004 Lecture : 11 minutes.

« Il faut que nous nous coupions les cheveux nous-mêmes, avant que les Américains ne nous rasent la tête. » Attribuée au président yéménite Ali Abdallah Saleh et jamais démentie par l’intéressé, cette métaphore capillaire, à laquelle les images traumatisantes d’un Saddam Hussein hirsute et épouillé comme une bête de zoo par un « marine » ganté de blanc ne sont sans doute pas étrangères, a fait le tour et les délices des salons arabes. Depuis quelques semaines, l’aspect conceptuel, humaniste si l’on peut dire au sens wilsonien du terme, de la stratégie américaine, dont la prise de l’Irak et de l’Afghanistan a constitué le volet belliciste, a un nom : le Grand Moyen-Orient (GMO). Un projet de coupe unique concocté pour le meilleur des mondes arabo-musulmans possibles par un coiffeur qui aurait lu Aldous Huxley et auquel les nuques royales ou présidentielles sont priées de se soumettre, de Nouakchott à Islamabad. De ce grand dessein américain issu des think-tanks néoconservateurs qui irriguent l’administration Bush, on ne connaît encore que l’esquisse : une dizaine de pages remises à la fin de février aux sherpas chargés de préparer le prochain sommet des huit pays les plus riches de la planète et dont des extraits ont atteint, comme un ressac, palais et chancelleries. Suffisamment en tout cas pour que ce thème imposé devienne la priorité diplomatique de ce premier semestre et déclenche, par là même, une tempête de sable moyen-orientale qui ne semble pas près de s’apaiser. Qu’on en juge : le « Greater Middle East » sera en tête de l’ordre du jour du Sommet européen de Bruxelles, les 25 et 26 mars, de celui de la Ligue arabe à Tunis, trois jours plus tard, puis de celui du G8 (pour lequel il a été rédigé), à Sea Island, aux États-Unis, du 8 au 10 juin, enfin de celui de l’Otan à Istanbul, les 28 et 29 juin. Quatre sommets autour d’un concept qui doit beaucoup à l’extraordinaire créativité des communicateurs américains et déjà une demi-douzaine de contre-projets, documents complémentaires et autres discussions sémantiques – ne vaudrait-il pas mieux utiliser le terme « wider » (au sens large) que « greater » ? se demandent ainsi sérieusement les eurocrates Prodi, Solana et Patten dans une déclaration commune. Un simple draft non officiel, qui n’a toujours pas été rendu public, et déjà deux voyages précipités en Europe de l’Égyptien Moubarak et du Jordanien Abdallah II, en quête angoissée de soutiens, pour dire urbi et orbi tout le mal qu’ils pensent de ce qui, à les entendre, n’est rien d’autre qu’un brûlot irresponsable. En termes de marketing, c’est ce qu’on appelle un prélancement réussi. Devant son fauteuil vide, dans l’attente de son premier client, le coiffeur doit se frotter les mains…
Au fait, de quoi s’agit-il ? L’idée même d’un remodelage de l’aire arabo-musulmane est sous-jacente dans les réflexions des « néocons » américains dès le lendemain du 11 septembre 2001. Remodelage sécuritaire et guerrier d’un côté, mais aussi « vertueux » dans la mesure où il convient de s’attaquer aux racines économiques, sociales et politiques du terrorisme. Supprimer la menace par l’extension de la démocratie : tel est ainsi le thème de l’allocution prononcée par George W. Bush le 26 février 2003. Le président américain parle de « réformes nécessaires », de « plus grande participation politique », et en appelle à une « charte arabe » sur le sujet. Huit mois plus tard, une fois le domino irakien tombé, Bush se fait beaucoup plus précis : après avoir fustigé ceux qui « continuent de s’accrocher aux vieilles habitudes de direction despotique », il ajoute : « Les dictatures militaires et les gouvernements théocratiques ne mènent à rien d’autre qu’à l’impasse. » Priée de commenter ces propos, Condoleezza Rice, sa conseillère à la sécurité, prononce cette autocritique inquiétante pour les alliés traditionnels de l’Amérique : « Nous avons trop longtemps toléré l’oppression au nom de la stabilité. Trop de liens nous ont conduits à fermer les yeux sur les responsabilités des dirigeants. Soixante ans de soutien inconditionnel de la part des États-Unis ont nourri trop de frustrations, de sentiments refoulés, d’idéologies de la haine. » Le 20 janvier 2004, enfin, dans son discours sur l’état de l’Union, George W. Bush synthétise : « Tant que le Proche-Orient demeurera la proie de la tyrannie, du désespoir et de la colère, il produira des hommes et des mouvements qui menaceront la sécurité de l’Amérique. » En d’autres termes, l’intérêt national des États-Unis commande que ces derniers ne soient plus identifiés à des régimes que les « terroristes » cherchent en priorité à abattre. Ceux-là doivent donc changer, ou être changés.
C’est dans ce cadre donc que s’inscrit le cercle vertueux du GMO. Le projet américain, qui s’inspire de nombreuses sources européennes (le « processus de Barcelone », notamment), onusiennes (les rapports dévastateurs du Pnud sur la région), voire « powelliennes » (l’accent volontiers mis par le secrétaire d’État sur le rôle des sociétés civiles dans le monde musulman), mais prétend les dépasser en les intégrant, identifie trois déficits essentiels sur lesquels il est indispensable d’agir : les libertés, l’éducation et le statut de la femme. Suivent toute une série de recommandations, qui ressemblent parfois à des injonctions, auxquelles les dirigeants du GMO seraient bien inspirés de se conformer. Des élections libres, avec assistance technique et commissions de surveillance extérieures ; des ONG réellement indépendantes des pouvoirs, avec financements autorisés de la part de la communauté internationale ; une réelle politique de promotion féminine sous contrôle international, les femmes étant encouragées à se présenter aux élections ; une lutte sans merci, assistée et vérifiée, contre la corruption ; un transfert d’une partie non négligeable des dépenses militaires vers les budgets d’éducation et de formation, l’objectif étant, entre autres, de faire chuter le taux d’analphabétisme dans la région de moitié d’ici à 2010 ; la création d’une Banque de développement du GMO sur le modèle de la Berd européenne, dont les fonds seraient en majorité versés par les pays pétroliers ; un vaste plan de réforme des armées nationales, enfin, engagé sous la houlette de l’Otan, dans le but de les rendre moins dispendieuses et plus efficaces dans le domaine de la lutte antiterroriste.
En dépit de ses apparences parfois simplistes, ce document de travail est plus malin qu’il n’y paraît. Il est en effet politiquement présentable, tant aux yeux de l’opinion américaine que d’une partie de ce qu’il est convenu d’appeler la « rue arabe », très amère vis-à-vis de ses propres dirigeants. Il place par là même les Européens qui le critiquent – en premier lieu la France – dans la position inconfortable d’avoir à défendre un statu quo insupportable sous la rhétorique usée du respect des spécificités identitaires et du « chacun son rythme ». Il donne l’impression de poursuivre par des voies pacifiques l’oeuvre entamée dans la violence en Irak et en Afghanistan. Il offre à la politique étrangère des États-Unis (et aux courants concurrentiels de son administration) un schéma simplificateur et consensuel. Il permet enfin – et c’est essentiel – de recentrer toute la problématique régionale dans un vaste cadre géographique et humain dont le point de gravité est désormais l’Irak et les thèmes collatéraux (terrorisme, démocratie, islam, etc.). L’abcès de fixation que constitue le dossier israélo-palestinien et le soutien de facto apporté par Washington à la politique Sharon sont ainsi dilués, banalisés, marginalisés. À moins qu’ils ne passent tout simplement à la trappe, l’administration Bush ayant, semble-t-il, décidé de ne plus évoquer ce dossier d’ici à l’élection présidentielle de novembre prochain. Les Américains, qui n’aiment rien tant que les comparaisons avec leur propre histoire, mettent volontiers en parallèle ce processus de « modernisation » du GMO avec celui qui, à partir des accords d’Helsinki, en 1975, a débouché sur la « libération » et la démocratisation du bloc prosoviétique. Condoleezza Rice et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld se sont ainsi récemment livrés à ce genre de parallèle, sans se rendre tout à fait compte sans doute de ce que pouvait avoir de choquant l’assimilation implicite de l’islam au communisme. Sans s’apercevoir non plus que pour la majorité des musulmans, le rôle du méchant dévolu jadis à l’ex-URSS en Europe de l’Est est aujourd’hui tenu dans leur propre région par… le couple américano-israélien.
C’est cette approche de bloc à bloc et ses relents de croisade qui gênent le plus certains Européens dans le concept de GMO. Non sans arguments, Français et – dans une moindre mesure – Allemands estiment qu’il faut replacer le conflit israélo-palestinien au coeur de la problématique et que, pour le reste, l’Europe dépense depuis dix ans l’équivalent de 6 milliards d’euros annuels dans le cadre du processus de Barcelone, alors que le financement des projets contenus dans le GMO est pour l’instant extrêmement flou. Paris, Berlin et Bruxelles critiquent également la définition territoriale du « Greater Middle East », ensemble dont l’unique critère de cohérence paraît être la religion (et encore : Israël en fait partie) et le déficit criant de démocratie. Ils s’inquiètent aussi de se voir, une fois de plus, outrepassés et traités en partenaires mineurs par une Amérique peu soucieuse de les consulter. Et pour cause : sur ce dossier, comme sur bien d’autres, l’Europe est divisée. L’Espagne et l’Italie approuvent le GMO, tout comme, à titre personnel tient-il à préciser, le ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer. Quant au Royaume-Uni, il fait circuler, depuis peu, une contribution autonome, copie quasi conforme du draft américain, à une différence près : elle est encore plus critique à l’encontre des régimes arabo-musulmans dont elle dénonce le « double discours » et encore plus réaliste quant aux conséquences d’une telle « révolution ». Là où le texte concocté à Washington évoque la nécessité d’effectuer de discrètes pressions sur les pays du GMO afin qu’ils appliquent le programme voulu – en inscrivant systématiquement ce sujet, par exemple, à l’ordre du jour des rencontres bilatérales -, les Britanniques se veulent directs. Certes, précisent-ils, le projet GMO n’est pas sans risque pour quelques régimes « amis » de la région, et certains pourraient même y perdre pied. Mais le risque de l’immobilisme est encore plus grand.
Tout est dit, et c’est bien cela qui mobilise au premier chef le front arabe du refus au « Greater Middle East ». Comment concilier réforme politique intérieure et stabilité régionale ? Comment s’assurer que les processus démocratiques ne débouchent pas sur l’avènement de régimes antioccidentaux (islamistes, par exemple) ? Comment éviter de déstabiliser des régimes qui sont des alliés clés des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme ? C’est en mettant le doigt sur ces contradictions que l’Égyptien Hosni Moubarak a pris, à la fin de février, la tête de la fronde anti-GMO. Avant de se rendre à Rome, Paris et Londres, où il a mis en garde ses interlocuteurs contre « l’anarchie » et le « chaos » qu’engendrera, selon lui, l’application de ce programme, le raïs a enrôlé à ses côtés le Jordanien Abdallah II et, surtout, le prince héritier d’Arabie saoudite, Abdallah. Le texte du communiqué commun, rendu public à Riyad le 25 février à l’issue d’un voyage éclair de Moubarak, est ainsi on ne peut plus explicite : « Nous n’accepterons jamais qu’un type particulier de réforme soit imposé de l’extérieur aux pays arabes. » On peut certes comprendre l’effroi qui a saisi ces deux partenaires. Contrainte à une ouverture difficile au pire moment, la famille régnante d’Arabie saoudite sait, en outre, que, depuis le 11 septembre 2001, l’Amérique a décidé de ne plus (ou de moins) dépendre du pétrole extrait des profondeurs de son désert. Quant à l’Égypte, récipiendaire de 2 milliards de dollars d’aide américaine par an et corsetée par un pouvoir ossifié, elle craint, plus que tout autre, les conditionnalités de bonne gouvernance et de transparence électorale implicitement contenues dans le GMO : après vingt-trois ans passés à la tête de l’État, Hosni Moubarak s’apprête en effet à solliciter l’an prochain un cinquième mandat. Avec la Syrie de Bachar el-Assad, dernier pays de la scène arabo-musulmane à vivre arc-bouté dans un état d’urgence officiel et codifié, l’Égypte et l’Arabie saoudite sont, il est vrai, les premières visées par le projet GMO. Concerné lui aussi, l’Iran a néanmoins un atout substantiel pour résister aux injonctions venues de Washington : sa capacité de nuisance. Au-delà des apparences, Iraniens et Américains sont en effet engagés dans un jeu complexe où chacun « tient » l’autre. Les premiers, engagés dans une sorte de « voie chinoise » où le développement s’accommode du verrouillage politique, ont un besoin urgent d’investissements occidentaux. Et les seconds n’ignorent pas que ce grand voisin de l’Irak peut singulièrement leur compliquer la tâche à Bagdad en exacerbant la rivalité entre chiites et sunnites.
La quasi-totalité des autres membres désignés du GMO – à l’exception peut-être du Pakistan – ne disposent d’aucune monnaie d’échange à offrir au maître américain. Mieux (ou pis), c’est en ordre dispersé qu’ils se rendront, à la fin de mars, au Sommet de la Ligue arabe de Tunis, censé dégager une position commune sur le sujet. Des pays comme le Qatar ou la Mauritanie, par exemple, se disent d’ores et déjà acquis au projet GMO ; la Libye, engagée dans une course éperdue à la reconnaissance américaine, n’est pas loin de partager cette approbation, tout comme le Maroc, qui vient de conclure avec les États-Unis un traité de libre-échange (voir pp. 39-42). Même si son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Belkhadem, estime que le GMO « n’apporte rien de nouveau » et même si la « république » sahraouie est inexistante dans le schéma américain, on sait aussi que les réticences algériennes seront avant tout formelles. Certes, tous les participants regretteront de n’avoir été ni prévenus, ni informés, ni bien sûr consultés par Washington, et tous insisteront pour que le dossier israélo-palestinien soit replacé au coeur des débats. Mais les quatre émissaires américains dépêchés dans la région ces dernières semaines afin d’expliquer, a posteriori, les tenants et aboutissants de ce nouveau concept ont été clairs. Stephen Hardley et Elliott Abrams, du Conseil national de sécurité, Marc Grossman et William Burns, du département d’État, ont ainsi répété à leurs interlocuteurs que les réformes ne sauraient éternellement attendre la résolution du casse-tête palestinien pour être menées. Sans craindre, là encore, la contradiction – les violations des droits de l’homme perpétrées au nom de la lutte contre le terrorisme ne semblent pas, en revanche, les gêner -, les envoyés spéciaux de Washington ont donc implicitement mis en garde les capitales arabes : une révolte des amis et des soumis sera d’autant moins tolérée que l’armée américaine campe aujourd’hui et pour longtemps encore au coeur du GMO. On imagine donc que, pariant sur le caractère conjoncturel d’un projet soumis aux résultats de l’élection présidentielle américaine de novembre, les dirigeants concernés courberont l’échine en attendant que s’apaise la bourrasque. Certains se prendront même à espérer que George W. Bush soit battu et que John Kerry l’emporte. Bon calcul ? Ce n’est pas sûr. « La victoire finale contre le terrorisme, déclarait il y a peu le candidat démocrate à la Maison Blanche, dépend de notre victoire sur le terrain de la guerre des idées, beaucoup plus que sur le champ de bataille militaire. » Or les idées, nombre de chefs d’État du « Grand Moyen-Orient » en ont une sainte horreur. À juste titre : elles sont souvent plus dévastatrices que les kamikazes…

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