Pays arabes : le modèle européen

Publié le 15 mars 2004 Lecture : 7 minutes.

Certains signes donnent à penser que les Arabes prennent conscience de la nécessité de serrer les rangs face aux graves dangers intérieurs et internationaux qui les menacent. Trois défis sont à relever immédiatement. L’Irak ensanglanté, qui compte ses morts après l’horrible massacre du 2 mars (attentas antichiites de Kerbala et de Bagdad), semble au bord de la guerre civile. Les Palestiniens, abandonnés de tous, regardent avec désespoir le Premier ministre israélien Ariel Sharon poursuivre la mise en oeuvre de son plan pour s’emparer de la moitié de la Cisjordanie grâce à son abominable mur. Pour le moment au moins – et sans doute jusqu’à la fin de l’année -, le processus de paix israélo-arabe est enterré. Parallèlement, dans ce qui semble être un tour de passe-passe électoral pour faire oublier la désastreuse guerre d’Irak, le président George W. Bush annonce des plans pour démocratiser » le « Grand Moyen-Orient », que cela plaise ou non à sa population et à ses dirigeants.
Comme souvent en période de crise, les pensées arabes se tournent vers la seule institution panarabe qui a survécu depuis plus d’un demi-siècle : la Ligue arabe, qui a vu le jour en 1944-1945. La réforme et le renforcement de la Ligue seront un des points clés du programme du Sommet arabe qui se réunira à Tunis les 29 et 30 mars.
Il est question de créer de nouvelles institutions telles qu’un Parlement et une Cour de justice arabes ; de rendre plus efficaces les prises de décision de la Ligue ; de s’assurer que ses résolutions sont bien appliquées, au lieu de rester dans un tiroir comme par le passé ; de faire rendre des comptes aux pays membres et à leurs dirigeants. L’Algérie a proposé que les fonctions de secrétaire général, traditionnellement confiées à un Égyptien, soient ouvertes à tous les Arabes. Avec de tels enjeux, le Sommet de Tunis sera suivi avec attention.

Fiction et réalité
Dans ce contexte, les Arabes feraient bien d’observer ce que font les Européens pour réunifier leur continent, améliorer leur défense, faire entendre leur voix dans le monde et écarter à jamais la menace d’une guerre entre eux. Contrairement au « Grand Moyen-Orient », qui reste une fiction américaine, la « Grande Union européenne » est en train de devenir une réalité géopolitique.
Mais les Européens, eux aussi, doivent faire face à de graves défis. Comme chacun sait, l’Union européenne va s’élargir de quinze à vingt-cinq membres le 1er mai. Cela va créer une foule de problèmes qu’il faudra quelques années pour résoudre. Avec son expansion vers l’est, l’Europe change littéralement de forme. Ses frontières se sont déplacées de plusieurs centaines de kilomètres vers l’est, ce que la Russie n’a guère apprécié.
Deux déclarations récentes illustrent ce que ces changements représentent pour deux pays clés, l’Allemagne et la Pologne. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a affirmé : « C’est un moment historique. Ce sera la première fois dans l’histoire moderne que l’Allemagne se trouvera au centre de l’Europe sans menaces directes sur nos frontières et sans que nous menacions quiconque. » Et un porte-parole polonais, Jerzy Holzer, membre de l’Académie des sciences, a souligné : « La Pologne n’est plus prise entre deux grands pays, l’Allemagne et la Russie, ce qui a toujours été une situation dangereuse. Elle fait désormais partie d’une union avec beaucoup d’autres pays, qui seront des partenaires. »
En 2003, on a essayé de rédiger une Constitution pour cette nouvelle Europe élargie, mais le projet n’a pas fait l’unanimité, et de nouveaux efforts – et de nouveaux compromis – seront nécessaires. Comment gérer cet énorme bloc de pays qui comptent une population de quelque 450 millions d’habitants ? Comment harmoniser et intégrer leurs économies, leurs monnaies, leurs marchés du travail, leurs systèmes fiscaux, leurs procédures juridiques, leurs politiques de santé et de sécurité sociale, leurs politiques d’immigration, leurs armées et leurs polices, et un millier d’autres choses ? Quels droits de vote – et à partir de là, quel pouvoir – aura chaque pays dans le cadre des institutions européennes ? Et, surtout, comment prendre des décisions communes efficaces, en particulier dans les domaines de la politique étrangère et de la défense ?

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Un directoire tripartite
Dans toute organisation humaine, il y a les leaders et il y a ceux qui suivent le mouvement. Sans leaders pour prendre la tête et donner l’allure, on n’avance guère. Conscients de cet état de fait, les trois plus grands pays de l’Union européenne, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni, ont effectivement pris les choses en main, au risque d’offenser certains pays plus petits (lire J.A.I. n° 2252). Par exemple, un pays comme le Portugal souhaiterait qu’il y ait dans la Constitution une référence explicite à l’égalité de tous les États membres, mais il n’a pu l’obtenir. Certains soupçonnent les « Trois Grands » de vouloir constituer un directoire qui agisse comme un moteur pour l’ensemble de l’Union. Bien entendu, ces derniers démentent avoir une telle ambition, mais admettent que des « groupes pionniers » de pays sont nécessaires pour faire bouger l’Europe.
Bien que les « Trois Grands » ne soient en aucun cas d’accord sur tout, les événements les ont rapprochés.
– D’abord, il leur faut régler les nombreux problèmes complexes posés par le processus d’élargissement, à tout le moins chercher comment arriver à un accord sur la réforme des institutions européennes et la future Constitution de l’Union.
– En second lieu, il leur faut apaiser les graves tensions qui ont surgi quand la France et l’Allemagne se sont opposées à la guerre en Irak alors que le Royaume-Uni s’alignait sur les États-Unis. Tous reconnaissent aujourd’hui que cette crise a été désastreuse pour le projet européen, et qu’elle a ruiné les espoirs d’une politique étrangère et de défense commune. Le Premier ministre britannique Tony Blair tient absolument à rétablir les ponts avec le président français Jacques Chirac et le chancelier allemand Gerhard Schröder. Ayant été trop loin dans son flirt avec les fauteurs de guerre de Washington, il veut maintenant réaffirmer son engagement européen.
– Troisièmement, tous les trois doivent se préparer à de possibles changements, cette année, à la fois aux États-Unis et en Russie. Si George W. Bush perd l’élection présidentielle en novembre prochain, une administration démocrate dirigée par John Kerry sera une inconnue, avec des hommes nouveaux et une politique nouvelle, tout particulièrement vis-à-vis de l’Europe et du Moyen-Orient. Si la prochaine administration américaine n’agit pas résolument pour imposer un règlement au Moyen-Orient, l’Union européenne peut se trouver dans l’obligation de le faire elle-même, ne serait-ce que pour empêcher que la violence se répande sur le continent européen. Les diplomates se penchent déjà sur le problème.
En Russie, le président Vladimir Poutine, encouragé par le boom de l’économie, se montre plus pressant dans le domaine de la politique étrangère, notamment vis-à-vis de ses voisins immédiats. La Russie accepte mal d’être coupée de l’Europe centrale et orientale. Comme le disait récemment le ministre russe des Affaires étrangères Igor Ivanov : « Nos conseillers politiques sont très inquiets de la manière dont les États-Unis ont encerclé la Russie. Nous avons une stratégie nationale et des intérêts dans l’ancienne Union soviétique. » Les Trois Grands veulent être sûrs que les tensions qui pourraient surgir avec la Russie ne tournent pas à l’hostilité.
– Quatrièmement, de réels progrès sont en train d’être accomplis dans le domaine de la défense européenne. Jusqu’ici, l’Eurocorps de 60 000 hommes n’était qu’un projet plutôt théorique. Un quartier général commun a été mis en place, mais les troupes restent dans leurs pays respectifs. Ce qui signifie que la force n’est pas vraiment opérationnelle. Le mois dernier, cependant, les Trois Grands ont décidé de créer un certain nombre de « groupes de combat », de 1 500 hommes chacun, en mesure d’être déployés dans les quinze jours n’importe où dans le monde, et de poursuivre leur mission pendant trente à quatre-vingt-dix jours. Les troupes sont formées pour agir en milieu urbain, en montagne, dans la jungle, dans le désert et dans des opérations amphibies. Le Royaume-Uni lui-même commence à se rallier à l’idée que l’Europe doit être capable d’agir indépendamment de l’Otan et du « grand frère » américain – en particulier dans ce qu’on appelle les pays « en échec » ou menacés de l’être.
Dans le monde arabe, il est question que l’Égypte, l’Arabie saoudite et la Syrie constituent un « noyau » auquel d’autres pays pourraient se raccrocher, et dont la tâche serait de prendre des décisions politiques communes et de faire passer des réformes. Dans l’état actuel d’impuissance et de dérive que connaît le monde arabe, c’est une perspective qui serait plus que bienvenue, mais, pour le moment, elle reste du domaine de la spéculation. Le modèle européen est là, mais les Arabes ne paraissent pas près de s’en inspirer.

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