Les mystères d’Alger

« L’armée ne veut plus de Bouteflika… Des émeutes ont eu lieu en province… Le scrutin pourrait être reporté… » À trois semaines de la présidentielle, les rumeurs courent dans la capitale. Tentative de mise au clair.

Publié le 15 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

« Bouteflika a devant lui une voie royale : les ralliements se multiplient, les grands médias sont à ses côtés, ainsi que l’administration et la justice. Il a commencé sa campagne y a plus de six mois et a visité une quarantaine de wilayas sur quarante-huit. Le rouleau compresseur est en marche. Plus rien ne peut empêcher sa réélection. Il est même probable qu’il passe dès le premier tour. »
Cet homme d’affaires en vue à Alger n’est pas un inconditionnel du président sortant. Mais il considère qu’il est le seul des six candidats à la magistrature suprême à avoir les épaules assez larges pour diriger le pays et « changer le système de l’intérieur ». « Ne vous fiez pas aux attaques de la presse indépendante ou aux affabulations qu’on entend dans les salons algérois. Le peuple est avec lui. Pas pour ses beaux yeux, mais parce qu’il est le chef, le zaïm, et qu’on pense, à tort ou à raison, que lui seul peut mettre fin – progressivement et en douceur – au règne des décideurs militaires », explique-t-il.
L’armée, justement, vient de réaffirmer sa neutralité. Dans une interview accordée, le 9 mars, à la revue El-Djeïch, son chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, précise : « L’administration et la justice n’ont absolument pas vocation, ni individuellement ni collectivement, à être d’une quelconque manière partie prenante face au choix des électeurs. Mais la neutralité de l’armée n’aurait pas de sens si elle ne se généralisait pas à toutes les autres institutions de la République. » Message subliminal à l’adresse du président, accusé par certains de détourner les institutions de l’État pour les besoins de sa campagne ?
L’exégèse des propos du général peut être double. Les partisans de Bouteflika y voient la confirmation du retrait de l’armée de la sphère politique ; ses détracteurs, une menace à peine voilée d’intervention en cas « d’abus de position dominante » de sa part. Depuis quelque temps, les autres candidats à l’élection dénoncent sa mainmise sur la radio et la télévision nationales, bien plus influentes que la presse indépendante, dont les tirages restent relativement confidentiels et la distribution limitée – elle ne couvre pas l’ensemble du territoire. Ils accusent aussi Bouteflika de dépenser l’argent de l’État pour sa campagne. Une commission d’enquête parlementaire a même été mise en place. Il se murmure également que « les généraux ne veulent plus de Bouteflika », qu’ils ont pourtant installé en 1999. Il serait devenu trop puissant à leurs yeux et souhaiterait se débarrasser d’eux…
Distinguer le vrai du faux, repérer les manipulations – qu’elles proviennent de la coalition présidentielle ou de ses opposants – est une gageure. Car, à trois semaines d’un scrutin déterminant pour l’avenir de l’Algérie (8 avril), il est bien difficile de se faire une idée du rapport des forces en présence et de l’issue de l’élection. Chez les opposants, une certitude : cela ne se passera pas comme ça ! « La voie royale » de Bouteflika décrite par la plupart des observateurs serait semée d’embûches, et le peuple algérien suffisamment « mature » pour empêcher une réélection triomphale. « La campagne nous réservera des surprises », confie un responsable du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi.
Une rumeur enfle ces derniers jours à Alger. Celle d’une interruption du processus électoral. Face à la probabilité de la réélection du chef de l’État, les membres du « TSB » (Tout sauf Boutef) se plaisent à envisager une hypothèse qui ferait bien leur affaire : décaler la date de l’élection pour que « Boutef », dont le mandat s’achève le 27 avril, ne soit plus dans les habits du président, mais dans ceux d’un simple candidat. « Si des émeutes éclatent dans le pays, ce sera un motif d’interruption. L’armée interviendra », explique une confrère de la presse privée.
Des émeutes, justement, auraient eu lieu récemment en marge des visites de Bouteflika dans l’intérieur du pays, à en croire les quotidiens qui, tous les jours, tirent à boulets rouges sur le chef de l’État. Le hic, c’est que les émeutes sont souvent imaginaires… Celles de Ouargla, fin février, étaient bien réelles, mais elles avaient pour motif des revendications sociales qui ont été satisfaites par les autorités. D’autres, en revanche, comme celles que Le Matin a cru voir, le 4 mars, dans les environs de Biskra, où Boutef était en visite officielle, ont été inventées de toutes pièces. Un membre de sa rédaction nous a avoué qu’il s’agissait en fait « d’un appel à l’insurrection » pour empêcher Boutef de passer. Ce quotidien, rappelons-le, est menacé de disparition par les pouvoirs publics s’il ne s’acquitte pas d’une dette fiscale faramineuse. Il est dirigé par Mohamed Benchicou, l’auteur de la biographie « censurée » du chef de l’État (Bouteflika : une imposture algérienne, éditions Jean Picollec). La « manip » en Algérie est l’affaire de tous…
Laissons de côté les secrets d’alcôve, les fantasmes et les scénarios plus ou moins fantaisistes pour nous intéresser au scrutin lui-même. Car c’est bien d’une élection qu’il s’agit et non d’une partie de poker-menteur. La transparence de la consultation, longtemps mise en cause, ne fait presque aucun doute. Il y aura, probablement, des « bidouillages », mais pas de fraude massive. La présence d’observateurs internationaux et, surtout, celle de cinq autres candidats (voir encadré pp. 36-37), contrairement à 1999 où Bouteflika s’était retrouvé seul sur la ligne de départ, le garantit. Leurs partis veilleront au bon déroulement du scrutin, comme la loi les y autorise.
Quelles sont les chances des uns et des autres ? Qui sera au second tour, s’il y en a un ? Si Bouteflika paraît disposer d’une large avance (près de 35 % des intentions de vote, à en croire un sondage réalisé à la fin de 2003), deux challengers se dégagent : Ali Benflis et Abdallah Djaballah.
Le premier, par une décision de justice confirmée par le Conseil d’État au début de mars, ne peut se prévaloir de l’étiquette FLN (Front de libération nationale) et ne peut donc, a priori, utiliser à son profit la formidable machine électorale qu’est redevenu l’ex-parti unique dont les activités et les avoirs financiers ont été gelés. Miné par les dissensions entre les partisans de Benflis et ceux de Bouteflika, le FLN n’a pourtant pas implosé, comme on le prévoyait. Une grande partie de ses cadres (députés, membres du comité central ou du bureau politique) soutient toujours Benflis, le secrétaire général.
Le second challenger est l’unique candidat islamiste, le dossier d’Ahmed Taleb Ibrahimi, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Chadli Bendjedid et président du parti Wafa (non agréé), ayant été rejeté par le Conseil constitutionnel. Leader du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah), Djaballah a pris soin de ne pas se mêler aux escarmouches qui ont précédé la bataille électorale, mène sa campagne tranquillement, multiplie les visites sur le terrain et a policé son image et son discours. Seul problème, l’autre formation islamiste d’envergure, le Mouvement de la société pour la paix (MSP) de Bouguerra Soltani, successeur de feu Mahfoud Nahnah, a rejoint la coalition présidentielle et roule pour Boutef. L’éparpillement des voix islamistes pourrait jouer un mauvais tour à Djaballah.
Saïd Sadi, le patron du RCD, arriverait en quatrième position. Démocrate reconnu, il souffre d’un handicap sans doute insurmontable : la Kabylie boycottera vraisemblablement le scrutin, pour cause de crise en cours depuis 2001. Sans l’appui de son fief, le « doyen » des candidats (il était déjà en lice en 1995) aura bien du mal à accéder à un éventuel second tour. Première femme candidate en Algérie (et deuxième au Maghreb après la Mauritanienne Aïcha Mint Jeddane), Louisa Hanoune, chef de file du Parti des travailleurs (PT, d’obédience trotskiste) ne devrait pas dépasser 5 % des voix. En queue de peloton, le candidat surprise, Ali Faouzi Rebaïane, président du parti AHD 54. S’il a été « reçu » à l’examen des candidatures par le Conseil constitutionnel, ce fils de Fettouma Ouzeguane, la célèbre moudjahida (ancienne combattante de la guerre de libération) et grande figure de la Révolution, aura du mal à suivre la cadence.
En résumé, si le scrutin se déroule comme prévu, il y a d’un côté Bouteflika et, de l’autre, Benflis ou Djaballah. L’éventuel second tour se jouera entre le président sortant et l’un de ses deux challengers. À Alger, la perspective d’un affrontement entre Bouteflika et Djaballah est souvent comparée au duel Chirac-Le Pen lors de la présidentielle française de 2002. Par réflexe et rejet de l’islamisme, un front républicain pourrait alors voir le jour pour soutenir Bouteflika. La réélection de celui-ci ne ferait dès lors aucun doute. Mais on n’en est pas encore là. L’avantage au pays de la « manip et de l’intox », c’est que les paris sont ouverts jusqu’au dernier moment…

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