Le grand dessein

Publié le 15 mars 2004 Lecture : 6 minutes.

En sortant de leurs cartons le concept de « Grand Moyen-Orient » pour le donner en pâture aux « classes discutantes » du monde arabo-musulman, mais aussi d’Europe et d’Afrique, les dirigeants américains ont soulevé une immense interrogation : après le renversement des régimes afghan et irakien, à quel nouveau bouleversement veulent-ils encore procéder et dans quel dessein ?
Tout se passe, en tout cas, comme s’ils avaient voulu semer le trouble dans l’esprit des personnes concernées, qu’elles soient de la région ou de son voisinage immédiat.

On sait que ce « Grand Moyen-Orient » (vingt-trois pays) couvre une zone qui s’étend de la Mauritanie au Pakistan, peuplée de 600 millions d’hommes et de femmes – 10 % de la population mondiale – en très grande majorité musulmans et âgés pour les deux tiers de moins de 30 ans.
On sait aussi que cette partie du monde recèle les trois quarts des réserves mondiales de pétrole et plus de la moitié de celles de gaz. On sait enfin que le terrorisme qui a frappé les États-Unis le 11 septembre 2001 trouve dans cette région son terreau et ses recrues.
Ayant fait ce constat, les dirigeants américains actuels veulent, disent-ils, assécher ce gisement de terroristes pour se protéger de ses méfaits et en protéger leurs alliés européens et israélien. Ils ajoutent qu’il suffit, pour atteindre cet objectif, d’instaurer la démocratie dans les 21 pays de la région qui en sont privés, de les aider à se développer économiquement et à créer des classes moyennes.
Ce qu’ils ne disent pas ? Que leur but réel de superpuissance est – avec ou sans démocratie – la pénétration économique de cette zone, la mainmise sur chacun de ses régimes, le contrôle direct ou indirect de ses immenses ressources pétrolières et gazières.

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C’est, à mon avis, le grand dessein de l’actuelle administration américaine. Il est encore à l’état brut, mais la Maison Blanche et le département d’État ont commencé à l’exposer aux alliés européens de l’Amérique pour les y associer. Washington compte en faire la présentation officielle au sommet du G8 qui se tiendra en juin prochain aux États-Unis.
Aux dirigeants des pays de ce « Grand Moyen-Orient », qu’ils ne tiennent pas en grande estime, ni George W. Bush, ni Colin Powell, ni Condoleezza Rice n’ont, à ce jour, rien dit de précis, ce qui a eu le don d’irriter le placide Hosni Moubarak, président de l’Égypte. Quand on lui demande « pourquoi pensez-vous que le président Bush avance son plan aujourd’hui ? », il répond :
« Posez-lui la question ! Certains disent que c’est à cause de l’élection américaine, d’autres disent que les Américains veulent mettre un terme au terrorisme.
Mais pour mettre un terme au terrorisme, il faut une initiative à laquelle nous participions tous et non pas une initiative qui favorise la déstabilisation… et le terrorisme. […] Les Américains nous disent qu’ils n’ont pas encore dessiné les contours de cette initiative, qu’ils n’en ont même pas encore arrêté les principes. Nous prenons soin, en formulant nos remarques, de ne pas compliquer les choses, de manière à ce qu’ils prennent en compte l’avis des pays concernés. »
Visiblement, Moubarak ne veut pas « acheter un chat dans un sac », comme on dit en arabe, de crainte d’être griffé.
Ses homologues arabes sont tout aussi inquiets, mais ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes : si le Moyen-Orient n’était pas devenu, sous leur direction et de leur fait, « l’homme malade » de cette partie du monde, les Américains n’auraient eu ni la tentation ni la possibilité de venir s’en occuper.

Mais les peuples et leurs « classes discutantes », qu’en pensent-ils ? Ce qui affaiblit et risque de déstabiliser leurs dirigeants devrait en principe plaire à des populations désenchantées et à des intellectuels humiliés.
La démocratie ? Ils y aspirent de tout leur être ; la promesse de développement économique, d’emploi et de justice sociale, ils voudraient y croire. Mais leur instinct, guidé par ce que font les États-Unis en Afghanistan et en Irak – et ce qu’ils ne font pas en Palestine -, leur dit que lorsque l’Amérique s’occupera du Grand Moyen-Orient, elle sera l’éléphant et leur pays le magasin de porcelaine.
Les mieux informés et les plus cultivés se souviennent, en outre, de la manière dont les États-Unis se sont comportés lorsqu’ils se sont occupés, dans les années 1970 et 1980, de l’Amérique latine, pour y traquer les « communistes », c’est-à-dire les forces de gauche. Sans s’exprimer comme George W. Bush, ils ont, dès cette époque, appliqué le « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous » et ont impitoyablement éliminé les nombreux « Latinos » qui se sont opposés à leur emprise. Tout en affirmant – déjà – vouloir propager la démocratie, l’Amérique a frayé avec les dictateurs, leurs généraux et leurs polices ; elle a superbement ignoré les intellectuels.
Pour aider au développement économique, elle a imposé ses entreprises, exigé et obtenu pour elles toutes les faveurs.

Le projet conçu à Washington par un groupe d’intégristes religieux qui n’aiment ni les Arabes, ni les musulmans, ni l’islam est-il dirigé contre le terrorisme islamiste ou contre l’islam lui-même ? Quoi qu’en dise George W. Bush pour la galerie, afin de sauver les apparences et par habileté politique, il vise à affaiblir l’islam et à diviser les pays musulmans, considérés globalement comme un danger potentiel pour la « civilisation judéo-chrétienne ».
Ceux qui en douteraient feraient bien d’ouvrir les yeux et de prendre en considération les faits. J’en citerai trois.
1. Le ministre américain de la Justice John Ashcroft, en charge de la répression du terrorisme aux États-Unis et dans le monde, membre important de l’actuelle administration, n’exprimait pas (seulement) son point de vue personnel lorsqu’il a déclaré à une radio, en novembre 2001(*), sans le regretter ni se faire réprimander : « L’islam est une religion dont le dieu demande à chacun de ses adeptes d’envoyer ses fils mourir (et tuer) pour lui, tandis que le christianisme est une foi dont le dieu envoie son fils mourir pour nous… »
2. Un des volets les plus importants du projet « Grand Moyen-Orient » est de raviver les tensions entre musulmans chiites et sunnites. Cette politique digne de la « Perfide Albion » du XIXe siècle, nous la voyons déjà à l’oeuvre : partout où il y a des chiites, en Irak et en Iran, mais aussi en Arabie, au Pakistan, en Afghanistan et dans les Émirats, on s’emploie à les opposer – avec les Kurdes – aux autres composantes de l’islam.
3. Mis à part la Turquie et Israël, tous deux surarmés, les vingt et un autres pays du Grand Moyen-Orient seront désarmés l’un après l’autre, comme l’ont déjà été l’Irak et la Libye.
Les prochains seront l’Iran et la Syrie. Et, n’en doutez pas, on fera en sorte que le Pakistan ne soit plus une puissance nucléaire d’ici à quelques années…
Ainsi, aucun pays musulman ne pourra ni constituer une menace ni se défendre.

Pourquoi la superpuissance se retiendrait-elle de mettre le fer dans un corps malade qui repose sur la plus grande partie des richesses mondiales en pétrole et dont les chefs, tétanisés, sont sans ressort ni stratégie ? Et pourquoi l’Europe, voisine de ce Grand Moyen-Orient, refuserait-elle d’accompagner les États-Unis dans cette entreprise ? Tant que les dirigeants de la région ne seront pas capables de proposer des solutions aux problèmes qui se posent à eux – et qu’ils posent au monde -, les Américains interviendront chez eux pour imposer leur solution. Et les Européens ne pourront que leur emboîter le pas. (Voir pp. 20-25 l’analyse de François Soudan.)

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* Cité par USA Today du 13 février 2002.

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