Démocratie ne rime pas forcément avec croissance

État de droit et souveraineté nationale sont-ils des conditions nécessaires et suffisantes pour sortir du sous-développement ? Pour Martin Wolf, éditorialiste au « Financial Times », rien n’est moins sûr.

Publié le 15 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

Un chameau, dit-on, c’est un cheval dessiné par un bureaucrate. C’est injuste pour les chameaux, certes disgracieux et antipathiques… mais merveilleusement adaptés à un environnement hostile. On peut rarement en dire autant, hélas ! de la « production » des bureaucrates.
Le dernier rapport de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la globalisation, réalisé sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT), ne déroge pas à la règle. Le document est riche en voeux pieux et pauvre en analyses rigoureuses(*). Surtout, il souffre d’un conformisme bien-pensant de gauche qui élude les dilemmes auxquels le monde est aujourd’hui confronté.
Quatre points retiennent cependant l’attention : l’ère de la mondialisation a vu les pays pauvres réaliser d’importantes avancées économiques ; la politique commerciale des nations riches est indéfendable ; la libéralisation financière engagée par de nombreux pays en développement a souvent eu des conséquences funestes ; enfin, une aide internationale plus importante en direction des pays pauvres est nécessaire pour réduire l’extrême pauvreté.
Dans seize pays en développement, représentant 45 % de la population mondiale, le PIB par habitant a augmenté de plus de 3 % par an entre 1985 et 2001. Parmi eux, les deux géants asiatiques, la Chine et l’Inde. On ne peut que s’en réjouir. A contrario, dans vingt-trois pays, représentant 5 % de la population mondiale, le PIB par habitant a reculé. Dans quatorze autres pays, représentant un peu moins de 8 % de la population mondiale, le revenu par habitant a connu une croissance inférieure à 1 % par an. En tout, quelque 750 millions de personnes vivent dans des pays en faillite. La mondialisation a créé des opportunités : certains en ont bénéficié, d’autres pas.

Que les pays riches aient mis des entraves à la liberté du commerce dans des secteurs de première importance pour les pays pauvres est consternant. Là-dessus, le rapport ne mâche pas ses mots, et la participation du syndicaliste américain John Sweeney n’y est sans doute pas étrangère. « Le protectionnisme agricole, est-il dit par exemple, est un obstacle majeur à la réduction de la pauvreté. »
Sur la libéralisation financière, le rapport avance que l’instabilité des flux financiers a porté préjudice aux pays en développement. « Pour cette raison, [lesdits pays] devraient être autorisés à adopter une approche plus prudente et graduelle de la libéralisation des flux de capitaux. » Sur ce point, le document enfonce des portes ouvertes.
Enfin, le rapport s’alarme, à raison, du fait que l’aide au développement représente désormais un peu moins de 0,2 % du PIB des pays riches. Ce que dépensent les États-Unis en Irak est supérieur au total de l’aide consacrée par l’ensemble des pays riches aux pays en développement. C’est inexcusable.
Néanmoins, ce rapport comporte des travers qu’il convient de relever. Des travers dans lesquels il est tombé, en partie parce qu’il n’admet que du bout des lèvres le rôle du marché dans le développement et refuse de se démarquer des critiques les plus stupides communément émises sur la mondialisation. Mais aussi parce qu’il esquive les choix douloureux, en particulier dans trois domaines : la démocratie, la souveraineté et la législation du travail.
Le rapport en appelle à « un État démocratique et efficace ». Qui peut être contre ? La démocratisation n’a pourtant pas prouvé qu’elle était une condition suffisante et nécessaire du développement économique. Le pays qui a connu la croissance la plus importante depuis vingt ans est la Chine. Le décollage de l’Asie du Sud-Est – et la Chine en est l’exemple le plus éclatant – n’a pas commencé sous la démocratie, mais sous des régimes autoritaires.
Considérons à présent la souveraineté nationale. La capacité d’une population à s’engager dans une activité économique productive dépend, plus que de toute autre chose, de l’efficacité de l’État. Malheureusement, les pays qui ont la population la plus pauvre sont, presque par définition, mal gouvernés. Solution préconisée par le rapport : « la bonne gouvernance, bâtie sur un système politique démocratique, le respect des droits de l’homme, l’égalité des sexes, l’équité sociale et l’autorité de la loi ». Mais que doit-on faire au juste en l’absence de toutes ces vertus, caractéristiques d’une social-démocratie à la suédoise ?
Les vingt pays les plus pauvres du monde sont presque aussi pauvres qu’ils l’étaient il y a quarante ans. Cela ne peut changer que s’ils entreprennent de fonctionner différemment, ce qui nécessite une assistance extérieure. Et suppose aussi des changements intérieurs radicaux. Si la souveraineté d’États aussi déstructurés est préservée, leurs populations resteront pauvres. Si ces populations doivent être aidées, la souveraineté de leur État doit être remise en question. Il y a là un vrai dilemme que des platitudes sur la bonne gouvernance et le respect des droits de l’homme ne suffiront pas à résoudre.
Maintenant, penchons-nous sur la législation du travail. Le rapport dénonce, comme on peut s’y attendre de tout document émanant de l’OIT, l’omniprésence dans les pays en développement d’un marché du travail informel. Autant dire que la façon dont fonctionnent réellement les marchés du travail confrontés à une énorme quantité de demandeurs d’emploi non qualifiés échappe complètement aux auteurs du rapport.
Il existe un lien de cause à effet entre, d’une part, le coût du travail relativement élevé sur les marchés du travail officiels, et, d’autre part, l’existence du travail au noir en dehors de toute législation sociale. La croissance du secteur officiel est freinée par la régulation, ce qui engendre un large surplus de travailleurs qui se dirigeront vers le secteur informel. Le résultat est une économie duale, avec un petit secteur officiel, moderne et rémunérant relativement bien, et un immense secteur informel, non régulé – et de toute façon impossible à réguler.
Ces questions sont loin d’être sans importance. Il est irresponsable de prétendre qu’il est possible d’obtenir tout ce que nous désirons sans jamais avoir à faire de choix douloureux. La démocratie, la souveraineté et une législation sociale forte ne vont pas forcément de pair avec une croissance économique rapide et une prospérité partagée. Parfois, il faut choisir. Et c’est plutôt à cela qu’un tel rapport devrait nous aider.

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Si le monde doit ranger parmi ses priorités l’aide au développement dans les pays les plus pauvres, les plus fragiles et les plus mal gouvernés, de telles dérobades ne pourront plus avoir cours. Seuls des gouvernements honnêtes avec des politiques sérieuses et des institutions solides seront à même de faire ce travail. Mais nous devons aussi accepter de laisser jouer les forces du marché, dans les pays riches et pauvres, aussi désagréable que cela puisse paraître. Les tâches qui nous attendent sont immenses et certains choix seront douloureux. Inutile de prétendre le contraire.

* « Une mondialisation juste. Créer des opportunités pour tous » ; www.ilo.org

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