Dans l’intimité d’Ousmane Sow
Le maître sénégalais expose ses « séries africaines » en France, de mars à juillet. Rencontre dans sa maison de Yoff.
C’est quelque part à Yoff, dans la banlieue de Dakar, que se niche la maison d’Ousmane Sow. Sur la façade, le mot « sphinx » a été gravé, évoquant un sanctuaire. La haute demeure, à demi dissimulée par les arbres du jardin, ne laisse pas deviner au premier abord sa formidable structure architecturale. Une fois dans la forteresse, il est conseillé de ne pas lâcher le gardien d’une semelle, pour ne pas se perdre entre couloirs et escaliers.
Dans le salon, sorte de patio immense, le maître des lieux attend, debout. Une force tranquille se dégage du géant de 1,90 m qui vous serre la main avant de vous inviter à prendre place. Il fait un peu frais dans le salon où souffle la brise de mer. On n’entend pas un bruit, si ce n’est le pépiement des oiseaux attirés par les tamaris, dont les premiers furent plantés par un Bordelais, en 1925.
Le sculpteur habite Yoff depuis dix ans. Il a choisi ce quartier pour sa tranquillité, pour les terrains boisés et la plage toute proche. Sa demeure, il l’a conçue seul, privilégiant le volume des pièces. La décoration, presque monacale, se résume à quelques meubles en bois. Tel est le souhait du maître qui désirait mener une vie retirée, loin des « enquiquineurs ». Son empreinte est partout. Aussi bien sur les murs, tantôt ocre, verts, ou rouge terre de Sienne, que sur les larges dalles, camaïeu de teintes sourdes. L’artiste les a enduits d’une composition dérivée de la fameuse mixture utilisée pour réaliser ses sculptures.
Ousmane Sow, bien que cordial, ne se départ pas d’une certaine réserve. Le geste est mesuré, la voix calme. Il propose un thé de son cru. « J’adore le Marco Polo de Mariage Frères, mais je trouve le goût un peu délicat. Alors je le corse en le mélangeant à du thé fumé », précise-t-il. L’artiste évoque ses rapports avec la sculpture, lui qui ne s’est dédié à son art qu’aux abords de la cinquantaine. La sculpture a pourtant toujours fait partie de sa vie. Gamin, alors que ses camarades cherchaient les oeufs des tortues de mer, il allait près de la plage ramasser les morceaux de calcaire qui se détachaient des falaises et modelait des figurines. Aujourd’hui, son passé de kinésithérapeute derrière lui, il avoue avoir été très heureux de s’occuper de personnes qui arrivaient cassées en deux et repartaient sur leurs deux jambes.
Il faut un temps d’approche pour apprivoiser Ousmane Sow, qui, les premiers instants, reste aussi impénétrable que le sphinx de Gizeh. La conversation dérive sur la littérature. Il s’anime en parlant de Victor Hugo. « J’ai beaucoup d’affection pour cet homme qui a fait tant de choses et qui n’a jamais dévié de ses convictions. C’est un ami », souligne-t-il. On s’étonne un peu. « En amitié, je n’ai pas besoin d’une présence physique », précise-t-il, avant de disparaître quelques minutes. Il revient avec des livres. Une biographie de Hugo par Alain Decaux, ainsi qu’un exemplaire des oeuvres poétiques de l’auteur des Misérables. Il l’ouvre et lit à haute voix, avec délectation, quelques vers du poème « Nox ». « J’adore aussi Bug-Jarval que Hugo a écrit à 16 ans. Dans cet ouvrage, pour une fois, c’est l’esclave qui a les sentiments nobles », conclut-il, souriant, avant de proposer une visite des lieux. Sa chambre ne sera pas visible, par respect pour celle qui partage sa vie, absente ce jour-là. Il montre néanmoins celle réservée à ses petits-enfants. « Je les adore, dit-il la voix chargée d’émotion. Je suis un vrai grand-père gâteau alors que j’ai été plutôt rigoureux avec mes deux enfants. »
Dans l’atelier, de petites sculptures inachevées représentant des Noubas gisent sur le sol. Une récréation pour l’artiste, qui d’habitude réalise des oeuvres grandeur nature. Plus loin, face à l’océan, la salle de méditation. On se déchausse pour y entrer. De la terrasse, on surplombe le toit du premier étage, construit en forme de sphinx. « J’ai choisi ce symbole car le stoïcisme et le mystère de la civilisation égyptienne correspondent à ma nature, explique Ousmane. Je trouve cette civilisation si extraordinaire que j’ai envie de m’en inspirer pour une prochaine série. » Il faut redescendre l’escalier pour accéder à l’atelier. Au passage, on sent les effluves du repas que prépare Khady, la cuisinière.
Dehors, une sculpture impressionnante : un garçon aux traits juvéniles maîtrise un buffle. Sa musculature évoque Hercule domptant à mains nues le taureau du roi Minos. « Le Buffle et le jeune Masaï », dit Ousmane en désignant le groupe sculpté. Les Masaïs ne sont-ils pas justement réputés pour leur finesse ? « Si, mais un adolescent trop fin maîtrisant un buffle, cela n’aurait pas été crédible ! » rétorque l’artiste.
Plus loin, une sculpture de Gavroche réalisée pour le bicentenaire de la Révolution française. « Cela fait quinze ans qu’elle est exposée dehors. Je peux ainsi voir comment réagit ma matière à l’air libre. Elle se durcit au fil du temps et c’est ce que j’attendais d’elle. » La fameuse matière, obtenue à l’aide de diverses composantes ayant macéré des années durant dans une mystérieuse mixture. Ousmane en garde jalousement le secret. Mais confie qu’il fait macérer, depuis 1987, des « choses » dans de gros tonneaux de deux cents litres. Son « jus » a le même comportement que le vin. Il se bonifie avec le temps. Sow en surveille la couleur, la consistance. Il sait qu’il arrive à maturité lorsqu’il produit une certaine onctuosité et prend une belle couleur rubis. Il accepte d’en montrer un échantillon : il doit préparer une couleur pour repeindre un pan de la maison, et va utiliser un peu de sa base. Gora, son assistant, apporte un bidon qui, associé à divers produits, devra donner l’enduit coloré.
Gora mélange dans un grand seau de l’eau et un pigment rouge qui prend vite une teinte mauve. Puis Ousmane ajoute un peu de sa mixture, un liquide grumeleux semblable à un épais jus de cassis. Gora remue consciencieusement, tandis que le sculpteur plonge un doigt dans le mélange, puis le frotte sur la paume de sa main avant de l’exposer au soleil pour en vérifier les tons. Au terme de plusieurs mélanges, la teinte idéale sera enfin obtenue. Ousmane l’alchimiste se lève et va changer de vêtements. Il est l’heure de déjeuner. Au menu, un poulet à la saint-louisienne, mijoté avec des oignons et des citrons confits, accompagné de vermicelles aux raisins.
Après une tasse de thé, on prend la direction de Toubab Dialao, un village de pêcheurs à 70 km de Dakar. Ousmane s’y rend souvent, pour se reposer à la Pierre de Lisse, un campement des environs. La route est longue. L’artiste peste contre les chauffards et les embouteillages. Mais très détendu, charmant, il se laisse aller aux confidences en racontant sa jeunesse dans le quartier populaire de Rebeuss. Bientôt, on quitte la route goudronnée. Le regard d’Ousmane se perd sur les terres arides hérissées de baobabs, les vergers pleins de manguiers et les boeufs efflanqués au regard languide.
À la Pierre de Lisse, le sculpteur discute avec Baba, le propriétaire des lieux. Des touristes nantais se baignent dans une eau à 22 °C. L’artiste les regarde sans envie ; il ne pique une tête que lorsque l’eau est à 25 °C.
Il est temps de reprendre la route. Nous resterons coincés un bon moment à l’entrée de Dakar dans un embouteillage. Il est près de 21 heures lorsque la voiture s’immobilise devant la maison. La haute silhouette du maître disparaît derrière la porte. Le sphinx, dans la civilisation égyptienne, défendait le tombeau du pharaon Khéphren. Le sphinx de Yoff, lui, veille sur Ousmane Sow, interdisant aux importuns de venir troubler la tranquillité du souverain sculpteur.
Expositions
« Séries africaines » : du 12 mars au 23 mai, château de Malbrouck à Manderen (Lorraine) ; « Séries africaines » et « Little Big Horn » : du 28 mai au 18 juillet, Maison Folie de Mons-en-Baroeul, dans le cadre de Lille 2004.
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