Il faut sauver le film africain

Du 17 janvier au 17 mars, Africamania fête les 50 ans du septième art subsaharien à la Cinémathèque française de Paris. Son directeur, Serge Toubiana, explique le sens de cette initiative. Et revient sur les difficultés actuelles de production et de diffu

Publié le 14 janvier 2008 Lecture : 8 minutes.

Le cinéma africain, du moins celui du sud du Sahara, si rare sur les écrans parisiens – Bamako d’Abderrahmane Sissako et Daratt de Mahamet Saleh Haroun ayant seuls fait brillamment figure d’exception ces deux dernières années -, sera omniprésent dans la capitale française pendant deux mois entre le 17 janvier et le 17 mars prochains.
L’illustre Cinémathèque française, la plus ancienne et la plus prestigieuse des institutions de ce type dans le monde, celle qui a « éduqué » tant de cinéphiles et même tant de cinéastes de tous pays au palais de Chaillot puis aujourd’hui dans le magnifique bâtiment édifié par Frank Gehry sur l’emplacement des anciennes halles de Bercy, a en effet décidé d’organiser une grande manifestation en l’honneur du cinéma africain, Africamania.
La quasi-totalité des films qui ont fait depuis un demi-siècle l’histoire du cinéma de l’Afrique noire, depuis le premier court-métrage tourné par des Africains à Paris (Afrique sur Seine en 1957) et les premiers courts- et longs-métrages réalisés en Afrique par un Africain (Borrom Sarret en 1963 et La Noire de en 1966, tous deux de Sembène Ousmane), seront ainsi projetés, souvent en présence des cinéastes. Ne manqueront à l’appel que quelques films de premier plan, comme Guimba, le chef-d’uvre du Malien Cheikh Oumar Cissoko couronné au Fespaco en 1995. Une dizaine parmi les 80 films de 25 pays au programme seront même des inédits proposés en avant-première. Une heureuse initiative d’autant que la plupart de ces films, tous récents et en général de bonne facture, n’ont pas trouvé de distributeur. Ils risquent donc bien de ne pouvoir rencontrer en France le public en salles qu’à cette occasion.
C’est en effet au moment même où le cinéma africain est devenu quasi invisible hors des festivals, faute de salles dans la plupart des pays du continent et faute de distributeur à l’extérieur, que la Cinémathèque organise Africamania. D’où l’intérêt que devraient rencontrer les tables rondes et autres occasions de débat qui seront nombreuses durant la manifestation.
Car, comme l’explique ici Serge Toubiana, 58 ans, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et directeur général de la Cinémathèque depuis 2003, l’objectif principal d’Africamania est d’aider à la relance d’un cinéma qui, même s’il a été brièvement à la mode autour des années 1990, a toujours du mal à prendre son essor.

Jeune Afrique : Pourquoi organiser une telle manifestation aujourd’hui ?
Serge Toubiana : Il y a un an, j’ai été invité par le très grand cinéaste malien Souleymane Cissé à Bamako, à l’occasion de rencontres qu’il organisait, où il était question notamment des conditions de production et de préservation des films. J’ai vu le dénuement absolu dans lequel est plongé le cinéma de l’Afrique noire. À quel point son existence est ténue et fragile et à quel point il est peu visible. Et en rentrant à Paris, parlant avec mes collaborateurs, j’ai pris conscience de ce que nous-mêmes, à la Cinémathèque, nous montrions très peu le cinéma africain. Il est vrai que ce dernier compte peu d’auteurs qui ont une grande filmographie se prêtant aux hommages ou aux rétrospectives, ce qui est notre spécialité.
On s’est alors dit qu’il fallait faire quelque chose de spécial, un hommage à l’ensemble du cinéma africain. Costa Gavras, le président de notre conseil d’administration, a tout de suite été enthousiaste. Et l’accueil a partout été très favorable, du côté des cinéastes mais aussi des institutions, des ministères. Et voilà comment c’est parti, avec l’idée à la fois de proposer une vaste programmation à partir de tout ce qui existe et d’organiser des débats. Pour essayer en particulier de comprendre, sans craindre de susciter peut-être la colère de tous les acteurs de l’univers du cinéma africain qu’on devra écouter, pourquoi celui-ci est à ce point en panne. Même si, il faudra en parler, il y a des signes d’espoir ici et là, surtout, je crois, en Afrique anglophone, des frémissements, des initiatives, notamment grâce au développement du cinéma numérique, qui peut permettre de faire des films moins chers.

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Des frémissements sans doute, mais trouvez-vous normal que, depuis une bonne dizaine d’années, même des films primés dans le plus grand festival africain de cinéma, le Fespaco, ne trouvent plus de distributeur ?
Vous pourriez ajouter à ce triste constat que cela fait dix ans qu’aucun film africain n’a été en compétition à Cannes. Je ne doute pas de l’intégrité de Gilles Jacob et de Thierry Frémaux, qui dirigent le festival et ses sélections officielles, mais ce n’est pas normal non plus.
J’en ai d’ailleurs parlé avec Frémaux, en lui disant que je ne comprenais pas pourquoi Bamako, le film de Sissako, n’avait pas été en compétition en 2006. Il avait toutes les qualités pour le mériter. En plus, cela aurait aidé le cinéma africain tout entier, en redonnant de la fierté, du courage, de l’énergie à cette cinématographie.

Sembène Ousmane lui aussi avait été ignoré par la compétition cannoise juste avant, quand il avait sorti Moolaadé l’année de ses 80 ans
Vous aurez remarqué qu’on a justement dédié l’ensemble du programme d’Africamania à Sembène Ousmane, mort il y a quelques mois. Car, là encore, nous avons ressenti une espèce de gêne, nous disant que nous n’avions peut-être pas fait tout ce qu’on aurait dû faire pour lui, pour lui accorder toute la reconnaissance que justifiait son travail.
Je suis très triste par ailleurs que Souleymane Cissé, qui est un très grand cinéaste, n’ait pas tourné depuis plus de dix ans, que Gaston Kaboré, qui se préoccupe désormais surtout de son école de cinéma à Ouagadougou, ne tourne plus. Plus que tout autre, le cinéma africain a besoin d’être encouragé, c’est parce qu’il est fragile qu’il faut lui donner de la force, comme on tente aujourd’hui de le faire avec nos moyens.
Mais il faut, bien sûr, éviter en même temps d’être paternaliste, de dire que des films sont bons s’ils ne le sont pas. Comment améliorer les choses ? Il n’y a pas de pôle cinématographique en Afrique noire, il n’y a pas d’industrie du cinéma à proprement parler, donc le montage des projets passe nécessairement par l’Europe, souvent par Paris, et c’est un gros handicap d’avoir à passer par ce filtre.
Il est certain qu’en fin de compte ce sont les cinéastes africains eux-mêmes qui doivent trouver la solution à leurs problèmes. Ils ont leur destin entre leurs mains. Est-ce qu’une nouvelle génération de cinéastes réussira à inventer d’autres filières pour réaliser des films, sans passer par l’Europe ?

À quoi attribuez-vous cette sorte d’invisibilité du cinéma africain aujourd’hui ? Est-ce simplement une injustice dont souffre une cinématographie qui n’est plus à la mode ? Y a-t-il un problème de qualité ? Faut-il incriminer, au-delà de la faiblesse de l’industrie, de la production, celle des marchés locaux en Afrique même où il n’y a que très peu de salles ?
Toutes les hypothèses que vous évoquez sont à des degrés divers des éléments importants du problème. Mais il y a aussi un phénomène général, planétaire, dans l’univers du cinéma. Celui-ci s’articule de plus en plus entre deux pôles. Disons, pour simplifier, d’un côté le cinéma américain, de plus en plus dominant, et de l’autre celui du reste du monde, avec un rôle central pour la France.
Tout ce qui est indépendant est soumis aujourd’hui à une pression énorme, subit les lois d’airain d’un marché en voie de concentration accélérée. On assiste de plus en plus à des sorties massives, rapides, coûteuses, où le public ne peut voir un film qu’en très peu de temps – en quinze jours, la plupart des films ont disparu de l’affiche. On a changé d’époque en dix ans, avec les multiplexes et cette évolution vers la concentration de toute l’économie du cinéma.
Comment voulez-vous qu’un film qui arrive de Bamako, de Ouagadougou ou de Conakry puisse trouver un distributeur, avoir le temps de s’installer, d’être découvert par les journalistes puis par le public ? Le rythme actuel du cinéma, hypertendu, est aux antipodes de celui qui serait le mieux adapté au cinéma africain. Ce cinéma-là, avec ses récits, ses contes qui font son charme, a besoin de temps. Cette évolution défavorable concerne tout le cinéma d’auteur, sans doute, mais l’Afrique en est la première victime.

Il y a pourtant d’autres régions du monde qui s’en sortent mieux, même en parlant de cinéma d’auteur, comme par exemple la Corée ou l’Argentine, sans parler de la Roumanie, dont les cinématographies ont connu le succès récemment
Certes, vous avez là des pays qui ont produit presque simultanément quelques films qui ont été remarqués dans des festivals, puis qui ont connu un certain succès, toutes proportions gardées. Comme si, à chaque fois, une nouvelle « école » apparaissait. Avant, il y a eu aussi Taiwan, il y avait eu l’Iran, il y aura sans doute demain d’autres pays d’Amérique latine que l’Argentine, on le sent venir. Ce n’est pas le cas en Afrique en ce moment, c’est vrai. Mais ces irruptions ont eu lieu peut-être dans des pays où il y avait eu autrefois une tradition cinématographique, où existent des infrastructures. Et où il y a eu à chaque fois une bande de jeunes cinéastes qui se sont dit qu’ils allaient tourner coûte que coûte et qui ont réussi à monter avec les moyens du bord leurs projets.
Est-ce que le fait de compter sur l’aide de Paris ou de l’Europe, parmi d’autres raisons, empêche que le même phénomène se produise en Afrique ? Je ne sais pas. J’espère justement que les débats qui auront lieu à la Cinémathèque aideront à éclaircir la situation, sur ce point comme sur bien d’autres. Car il faudrait qu’on puisse mieux cerner les raisons pour lesquelles le cinéma africain n’arrive pas à décoller, alors que les talents ne manquent pas, pas plus que les sujets, et les façons originales de les raconter.

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